Il y a un an, assaillis par des mesures règlementaires et fiscales qui portaient atteinte à leur pouvoir d’achat, les milieux populaires ont surgi spontanément dans l’espace public, avec des modalités de luttes et une endurance sans précédent dans l’histoire récente.
Dans la mesure où les revendications et les valeurs implicites des « Gilets jaunes » ont heurté de solides intérêts et toute une conception néolibérale de la vie en société, on peut dire qu’on est en présence d’un mouvement autant social que politique, et plus précisément d’un « troisième tour social » qui signifie à la majorité actuelle qu’elle dispose de peu de légitimité auprès de la majorité de la population.
Bien que marquant le retour des classes populaires comme force politique motrice, la mobilisation des « Gilets jaunes » ne préjuge en rien de ses effets à moyen long terme. Ceux-ci n’iront dans le sens de la démocratie et de la justice sociale qu’au terme d’un travail politique.
Le grand péri-urbain, foyer de la mobilisation
Après une première phase consacrée plutôt au blocage des voies routières et des péages, de nombreux « Gilets jaunes » ont manifesté chaque samedi dans les centres de Toulouse, Nancy, Nantes ou Bordeaux, parfois à plus de 30 kilomètres de leur lieu de résidence, tels que Gauriac, Commercy, Vallet, Yvetot ou Bazas.
Fer de lance de la mobilisation contre la hausse des taxes sur les carburants, le « Gilet jaune » du grand péri-urbain a investi l’endroit où bien souvent il travaille pour réclamer justice, quitte à y laisser un œil ou une main [2].
Pour représenter le pouvoir d’attraction des zones urbaines les plus denses on peut utiliser l’outil interactif de l’Observatoire des territoires et tracer la carte des « bassins de vie » (il y en 734) dans lesquels la distance domicile-travail ainsi que la part de l’automobile pour la parcourir excèdent la moyenne nationale [3].
Les auréoles péri-urbaines apparaissent nettement, comme par exemple autour de Rouen, Rennes, Toulouse ou Bordeaux, quatre « fiefs » de la mobilisation.
Ce sont 11 millions de personnes qui gravitent ainsi autour d’un centre urbain d’au moins 100 000 habitants non seulement parce qu’elles cherchent à éviter les loyers prohibitifs mais aussi parce que le gazole, jusqu’ici peu onéreux, leur permettait de « prendre la clé des champs » [4].
Installés dans cette « ville diffuse » où les transports urbains sont plutôt rares, les ménages aux revenus modestes ne pouvaient que se révolter face à une hausse brutale et non anticipée du coût du carburant (+22% pour le gazole entre octobre 2017 et octobre 2018). Pour un ménage aux ressources modestes, l’amputation du revenu du travail et l’augmentation du coût de la vie qui en résulte, y compris pour accéder aux services quotidiens, est une contrainte forte et injuste.
Dans ce contexte, il n’est pas difficile de comprendre la radicalité des manifestations impulsées depuis la périphérie de Toulouse, Rouen, Nantes, Rennes ou Bordeaux et qui ont rencontré les préoccupations de nombreux salariés précaires ou étudiants qui y résident.
Un acteur principal : les classes populaires
La « base sociologique » du mouvement couvre une large partie des classes populaires et moyennes inférieures. En effet, les revendications des « Gilets jaunes » sont avant tout de nature économique et sociale : pouvoir d’achat, prime d’activité, justice fiscale, avenir des enfants, salaires, petites retraites…
Pour préciser le profil des personnes mobilisées, intéressons-nous tout d’abord aux revenus des personnes qui se sont déclarées comme « Gilets jaunes » aux enquêteurs d’ELABE-Institut Montaigne [5].
Leur niveau de vie médian, d’un peu moins de 18000 euros par an, les situe juste au-dessus du 4ième décile de l’ensemble de la population, ce qui signifie que dans l’ensemble, un « Gilet jaune » appartient aux 40% les plus modestes.
Pour aller un peu plus loin, des chercheurs de Science Po Grenoble se sont intéressés aux personnes mobilisées en ligne et ont diffusé un questionnaire auprès de 300 groupes Facebook [6].
En effet, à la mi-décembre 2018, un million de personnes s’étaient inscrites à un groupe Facebook pour échanger et coordonner leurs actions au sein d’un groupe local de « Gilets jaunes ».
Les résultats confirment ce que beaucoup d’observateurs avaient noté : forte mobilisation des femmes, des classes populaires (ouvriers, employés, artisans, commerçants = 51%) [7] auxquelles s’agrègent les classes moyennes inférieures (« professions intermédiaires »), ainsi que des chômeurs.
La France des « Gilets jaunes » apparait active, plus jeune que la moyenne, même si les « séniors » de 50 à 64 ans sont très présents.
Contrairement à ce que l’on pourrait penser, les titulaires d’un diplôme du supérieur sont deux fois plus nombreux que dans le reste de la population. Ceci correspond à la forte implication des moins de 35 ans, mais aussi à la précarisation professionnelle qui n’épargne pas les diplômés.
Lorsqu’on les interroge sur leur positionnement politique, 60% des enquêtés se déclarent extérieurs au clivage gauche-droite (contre 50% dans la population totale).
Toutefois, celles et ceux qui affichent une préférence partisane sont nettement plus à gauche qu’à droite. Cette diversité politique explique peut-être pourquoi les « Gilets jaunes » ont mis à l’écart les groupes xénophobes, ne serait-ce que pour maintenir l’unité du mouvement.
Oublier « La France périphérique » de Christophe Guilluy ?
Beaucoup ont vu dans les « Gilets jaunes » la confirmation des thèses que le géographe Christophe Guilluy exposait en 2014 dans « La France périphérique» [8].
L’auteur a le mérite de rappeler des vérités qui démentent un certain futurisme néolibéral, en particulier la persistance d’une France populaire mais aussi l’hybridation de la ville et de la campagne, que l’on retrouve dans les résultats de l’enquête citée plus haut lorsque 42% des enquêtés déclarent vivre à la campagne
De fait, et il faut en tenir compte, l’expression « France périphérique » est devenue le drapeau d’une identité culturelle et politique diamétralement opposée à la « France des élites » et plus généralement, à la mondialisation.
Mais s’il est vrai que l’adjectif « périphérique » est suffisamment polysémique pour rassembler une « grande fédération des douleurs » (expression de Jules Vallès au moment de la Commune de Paris), le discours essentialiste qui l’accompagne pose problème.
En effet l’insistance quasi obsessionnelle de l’auteur sur la situation des « petits blancs » devenus « périphérique » dans leur pays tend à naturaliser les clivages sociaux et à les recouvrir d’un voile culturaliste qui segmente le peuple qu’on prétend rassembler.
Par exemple, suggérer que la promotion d’une petite bourgeoisie d’origine immigrée se fait aux dépends des « natifs », est-ce faire avancer la cause des classes subalternes ?
Si l’on suivait Christophe Guilluy sur cette pente, ne risquerait-on pas de recréer un clivage Gauche-Droite perverti, c’est-à-dire une opposition entre deux alliances de classes fondée sur la préférence nationale ?
Ce scénario n’est pas totalement improbable.
En effet, si l’on compare les réponses qu’un échantillon de personnes qui se disent « Gilets jaunes » apportent aux questions suivantes : « Faut-il prendre aux riches pour donner aux pauvres ? » et « Pensez-vous qu’il y a trop d’immigrés en France » ? au reste de l’opinion publique, on voit qu’il existe un espace politique pour bâtir une « droite populaire » de type bonapartiste, qui serait l’antithèse de La République en Marche et permettrait au Rassemblement national d’occuper un espace central dans une éventuelle « union des Droites » [9].
L’avenir n’est pas écrit. Selon le type de question que l’on met à l’agenda politique, la dynamique des « Gilets Jaunes » peut aller dans le sens d’une avancée sociale et démocratique ou dans celui d’une régression politique.
Ceci n’a rien de surprenant. A la fin du XIXième siècle, la crise boulangiste présentait les mêmes potentialités opposées.
Plus factuellement, la thèse de Christophe Guilluy souffre d’au moins trois erreurs.
Tout d’abord, il est contestable d’appréhender les métropoles comme un bloc. Comme le montre le graphique ci-dessous, plus les populations se concentrent à l’intérieur d’un centre, plus les villes qui constituent sa couronne ont tendance à être dominées, c’est-à-dire à se « prolétariser » à mesure que les centre absorbent leurs cadres supérieurs[10].
Ce phénomène, qui ne touche donc pas uniquement la « France périphérique », joue peut-être un rôle dans la colère qui s’est manifestée dans les rues de Rennes, Bordeaux, Nantes et Toulouse.
Par ailleurs, l’ampleur de la mobilisation contredit le pessimisme de l’auteur qui jugeait peu probable une révolte de la « France périphérique ». Guilly avait envisagé que les « invisible » se replieraient sur eux-mêmes, s’organiseraient en « contre-culture » à l’écart des métropoles, de la « bien pensance » et des « immigrés », attendant une « recomposition politique » qui leur soit favorable.
Curieusement, quand on lit la prose crépusculaire de Christophe Guilluy on a l’impression que cet auteur ne parle pas de la France mais de l’Italie du début du XXIème siècle, avec ce fossé culturel entre ville-campagne que Gramsci décrivait dans La Question méridionale. Or, comme le démontre la mobilisation bordelaise, de nombreux « Gilets jaunes » venus protester au cœur de la métropole ont déployé une forme de « conscience fière » de leur contribution à cette richesse. En effet, beaucoup des habitants de la « France périphérique » sont des salariés qui bâtissent les métropoles, les centres culturels dont ils bénéficient peu, réparent les logements et assurent des missions de logistique. Contribuer de ses mains à la métropolisation sans en recevoir sa juste contrepartie ne pousse pas à la passivité et à la songerie identitaire, mais à la mobilisation.
Enfin, l’approfondissement des revendications sous la forme d’une dénonciation des dérives de la démocratie représentative, voire même d’une réhabilitation de la démocratie directe, montre que les « Gilets jaunes » ne sont pas tombés dans le piège où s’étaient perdus leurs homologues italiens lors d’une révolte similaire, en 2013, qui s’interrompit assez rapidement après que des mots d’ordre de « marche sur Rome » et des revendications xénophobes aient pris le dessus, démobilisé les participants et, quelques temps plus tard, fait le jeu de l’extrême droite néolibérale.
A leur façon, les « Gilets jaunes » ont célébré le rayonnement des métropoles.
Mais ils l’ont fait dialectiquement, c’est-à-dire en signifiant aux uns que leur opulence reposait sur la dépendance automobile des autres et en rappelant à tous que lorsque le bien-être du fort dépend de celui du faible, le « périphérique » n’est pas forcément celui qu’on croit.
Un après le lancement du mouvement, la « France périphérique » ne se pense plus comme marginale et a modifié le regard que les métropoles posent sur elle.
En ne répliquant pas aux mécanismes excluants du néolibéralisme par d’autres mécanismes excluants, les « Gilets jaunes » sont restés fidèles à l’impulsion première de leur mouvement, essentiellement sociale et démocratique.
[1] (IFOP focus, n°191, février 2019 Gilets jaunes, sociologie d’un mouvement hors norme).
[2] Dans la Note n° 195 de l’IFOP Focus du 04-03-2019, on précise que la plupart des manifestants grièvement blessés à Bordeaux venaient par exemple des Landes girondines ou de l’île d’Oléron.
[3] « L’espace de cartographie interactive » de l’Observatoire des territoires (https://www.observatoire-des-territoires.gouv.fr) permet de réaliser cette carte en filtrant les bassins de vie suivant deux critères : part des déplacements domicile-travail en voiture >80% ; distance médiane des trajets domicile-travail >10 kilomètres. Les seuils ont été choisis de manière à isoler 20% des aires géographiques où chacune de ces contraintes est la plus forte.
[4] Dans la sélection des 734 bassins de vie, 75% des actifs de plus de 15 ans travaillent dans une autre commune que leur lieu de résidence, contre 65% en moyenne nationale.
[5] ELABE, Institut Montaigne. Baromètre des territoires 2019. La France en morceaux.
[6] Pacte. Laboratoire de sciences sociales.
https://www.pacte-grenoble.fr/programmes/grande-enquete-sur-le-mouvement-des-gilets-jaunes
[7] L’enquête classe 11% des personnes sous la rubrique « Autres », ce qui est très important. Cette imprécision signifie peut-être une difficulté des acteurs à se situer dans la nomenclature traditionnelle et conduit probablement à sous-estimer la part des ouvriers.
[8] Chistophe Guilluy. La France périphérique. Comment on a sacrifié les classes populaires. Champs. 2014. Pour une critique serrée de la méthodologie de cet auteur, voir Aliette Roux. Christophe Guilluy géographe ? 5 rappels de méthodologie scientifique. Eso Cnrs. Nantes. Mars 2016.
[9] Graphique de l’auteur à partir des résultats d’ELABE, Institut Montaigne. Baromètre des territoires 2019. La France en morceaux. Plus généralement, sur la question de l’avenir politique des « Gilets jaunes », voir :
– Stefan Kipfer, The Yellow Vests in France : a few snapshots. International Journal of Urban Regional research (https://www.ijurr.org/the-urban-now/the-yellow-vests-in-france-a-few-snapshots/)
-Juan Chingo, Stefano Palombarini. Gramsci, Gilets jaunes et perspectives pour une alternative au capitalisme néolibéral. Révolution permanente. 04-03-2019.
[10] Calculs de l’auteur, d’après les données de l’Observatoire des territoires. Cf [3].