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EDITORIAL : Gilets Jaunes, un arrêt d'urgence
53 actes. 53 semaines de colères, de solidarité, d’espoir mais également de déception et de rancœur. Nous avons changé. Nous sommes désormais dans l’ère des crises et des révoltes. Même si nous ne l’avons pas vu venir, les « gilets jaunes » avaient été annoncés, promus même par les médias, et par beaucoup de politiciens. Le 17 novembre n’a surpris personne, c’est la suite qui elle fut complètement imprévisible. Du 17 novembre au 10 décembre 2018, le pays fut plongé dans un état de flottement proche du basculement.
Par J. Cous Publié in #1 Gilets jaunes : apports, limites, risques le 15 novembre 2019 9 min de lecture
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Nous étions plus de 300 000, il y un an, il y avait dans l’air un parfum de changement. Depuis : 11 morts, plus de 4000 mutilés, des milliers d’interpellations. 53 actes. 53 semaines de colères, de solidarité, d’espoir mais également de déception et de rancœur. Nous avons changé. Nous sommes désormais dans l’ère des crises et des révoltes. Même si nous ne l’avons pas vu venir, les « gilets jaunes » avaient été annoncés, promus même par les médias, et par beaucoup de politiciens. Le 17 novembre n’a surpris personne, c’est la suite qui elle fut complètement imprévisible. Du 17 novembre au 10 décembre 2018, le pays fut plongé dans un état de flottement proche du basculement. Cette bascule nous le savons, le regrettons, n’a pas eu lieu. Un an après il nous faut voir ce qui s’est passé. 

Avant et au cœur des événements, experts, spécialistes et leaders se sont succédés pour donner leurs avis, leurs points de vue et leurs visions. Jacquerie, insurrection populaire, révolte, voire même révolution pour les plus bienveillants. Poujadisme, populisme et même fascisme pour les plus effrayés… Soutiens indéfectibles du pouvoir en place. L’hétérogénéité des gilets jaunes à chaque fois été interrogée : de gauche, de droite, d’extrême-gauche, d’extrême-droite ? Classe moyennes ou classes populaires ? Urbains ou ruraux ? A chaque fois aucune des réponses définitives ne semblent satisfaisantes. Il semble qu’au final un an après, chaque tendance, chaque parti, chaque analyste y trouve ce qu’il désire y voir, avec plus ou moins de pertinence, d’adéquation, de bonne foi et d’honnêteté intellectuelle. 

Cette dissolution subjective est la raison pour laquelle dans ce premier numéro de la revue Positions, nous avons choisi comme thème les Gilets Jaunes. Cette séquence politique mérite à notre sens d’être analysée à froid. Lucidement. Célébrée, mais également critiquée, dans le sens où sa nécessité et ses limites doivent être posées, de la manière la plus rigoureuse et scientifique possible. Evidemment l’histoire continue et bientôt ce numéro deviendra lui aussi limité. Néanmoins ne nous dérobons pas devant ce défi intellectuel. 

Mettre en évidence et rendre significatifs les gilets jaunes

La revue Positions se veut matérialiste et dialectique dans ses analyses. Les rapports de production et les agencements entre classes sociales sont une clé de compréhension obligatoire et décisive, les gilets jaunes n’y font pas obstacle, au contraire. Ce matérialisme n’est cependant pas suffisant. Sa seule utilisation serait susceptible de nous faire tomber dans un réductionnisme économique, un déterminisme. La dialectique nous oblige à inclure dans la méthode de compréhensions que les actions humaines provoquées par les rapports de production transforment également ces rapports de production [1]. C’est le cas des idéologies, c’est le cas des révoltes politiques. Si chaque fait social prend du sens et de la signification grâce à cette épistémologie, les gilets jaunes, en tant que fait politique majeur, s’y prêtent de manière plus aigüe. Il faut comprendre les gilets jaunes, c’est-à-dire être capable de s’approcher au plus juste de ce qu’ils tendent à vouloir dire, vouloir être, mais également, expliquer les gilets jaunes, c’est à dire dégager les contextes historiques, économiques et idéologiques qui ont permis et rendu nécessaire leur surgissement.

Mettre en évidence et rendre significatifs les gilets jaunes grâce à ces outils intellectuels, délaissés voire dévoyés mais indispensables dans cette période de crise intense de la société, est un objectif qui ne peut se faire totalement sans pluralité. Il nous faut étendre à d’autres points de vue, traduisant d’autres visions du monde, mais toujours en fraternité avec cette volonté de progrès social, au sens radical du terme, au sens de dépassement des contradictions du capitalisme actuel. Nous essaierons donc de donner la parole à des auteurs extérieurs à la revue mais qui néanmoins partagent cette volonté critique et progressiste que Positions essaiera de servir le mieux possible. 

Dans ce projet ambitieux mais humble, conscient des limites idéologiques que ces travaux impliquent, nous analyserons, plusieurs points à notre sens décisif que les gilets jaunes ont mis en exergue pendant cette séquence historique : démocratie, souveraineté, légitimité, etc. Le tout en essayant toujours de replacer les gilets jaunes dans des structures plus larges qui l’englobent : économiques, sociologiques, historiques, philosophiques, etc. Il en sera de même pour chaque thème traité dans les prochains numéros de Positions. 

Les gilets jaunes garderont une forme d’insaisissabilité

Néanmoins les gilets jaunes garderont pour nous une forme d’insaisissabilité que nous voulons préserver. L’équipe de Positions fut plongée au cœur de la révolte. Sans cette révolte la revue et sa tâche, de force d’appui intellectuelle du front des luttes n’auraient pu émerger. Tour à tour cette insaisissabilité nous a stimulé, agacé, énervé, déçu, ou fasciné. Ce gilet fluo omniprésent avait quelque chose d’incroyable, et de fantastique. Les invisibles sont devenus visibles. Cette allégorique maintes fois évoquée semble saisir les gilets jaunes. Pourtant, elle nous parait trop simple, trop narcissique, psychologisante. Les gens qui ont revêtu les gilets jaunes n’ont pas de désir de gloire et de « visibilité », en témoignent la violence et le rejet des GJ « médiatiques ». Avant d’entrer dans la lecture du numéro, nous proposerons, pour cet éditorial, une autre allégorie. Là où tout a commencé : la route.

L’accident d’abord. Nous étions lancés à pleine vitesse sur l’autoroute néolibérale depuis cette contre-révolution de la fin des années 60. L’accélération dans les années 80 fut brutale. Attaque des acquis sociaux, privatisations et marchandisation des aspects de la vie quotidienne de plus en plus large. Mise en concurrence intensive du travail, entraînant chômage, baisse des salaire, diminution des protections sociales. Brutalité également sur le plan idéologique : racisme, discrimination, idéologie identitaire et montée progressive de la réaction. Écrasant les espaces socialisés et la nature, la machine capitalistique arrivait encore à accélérer et à continuer sa route avec mépris et cynisme.

Pourtant petit à petit, la machine donne des signes de faiblesse, elle ralentit, commence à subir les effets de la route, et rendre la vie dans l’habitacle inconfortable. La crise financière, panne d’essence généralisée, vient l’obliger à un premier arrêt. Le carburant du néolibéralisme fut pendant trois décennies le crédit et plus largement les produits financiers comme en 2008, avec les surprimes, fait défaut et la machine est à sec. On en trouvera en grande quantité sur le dos des peuples. Les grandes déclarations de nouveau mode de pilotage après la crise se sont faites plus grandiloquentes les unes que les autres, convaincues qu’il suffirait de conduire de manière plus responsable. Vaste illusion. La crise de 2008 cache un mal plus profond, une contradiction plus grande : la voiture néolibérale est désormais en état d’usure aggravée. Depuis 2008, la machine s’enraye un peu partout dans le monde, et les conducteurs se multiplient, de plus en plus énervés, de plus en plus agressifs. 

2017 marque en France l’arrivée de notre dernier pilote : Macron. Ses sponsors en sont certains, lui saura refaire accélérer la machine. Les profits vont repartir. Pendant 18 mois, il a fait ce qu’il souhaitait, regardant seulement devant lui. Méprisant ceux qui restaient derrière lui. Ecrasant ceux qui se mettraient en travers de son chemin. Les fanatiques applaudissant.

17 novembre 2018. L’accident. La sortie de route. Macron et sa politique nous ont conduit dans le mur, ils ont failli y rester. Cet arrêt brutal s’est fait à coup de gilets jaunes, vêtement saugrenu obligatoire, non pour être visible seulement, mais parce que dans une situation d’accident, la visibilité peut vous sauver la vie. 

L’arrêt d’urgence. Voilà la signification du gilet jaune. Un moyen de signifier que l’accident ou la panne n’a pu être évitée. Un moyen de signifier que l’on se trouve en danger. Le néolibéralisme amène petit à petit les démocraties occidentales dans le fossé économique ou moral. Les gilets jaunes l’ont signifié avec le meilleur des symboles possibles à leur disposition, le gilet que l’on revêt quand on est arrêté involontairement, et que notre vie est en jeu. Le gilet jaune signifie : « vouloir vivre », avec toute l’autonomie et la liberté que cela implique. 

Un an après, rien n’a été réparé, nous sommes encore sur la bande d’arrêt d’urgence. Il va falloir désormais changer de véhicule et tracer une autre route.

Nous avons changé, le monde pas encore…

[1].  Marx. 1845 : « La doctrine matérialiste qui veut que les hommes soient des produits des circonstances et de l’éducation, que, par conséquent, des hommes transformés soient des produits d’autres circonstances et d’une éducation modifiée [1], oublie que ce sont précisément les hommes qui transforment les circonstances et que l’éducateur a lui-même besoin d’être éduqué »

Photo d’illustration – LyonMag


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