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Muganga - Celui qui soigne, Un peuple marginalisé au profit d’un biopic occidentaliste
La distribution en France d’un film au sujet aussi tabou est une précieuse avancée. Muganga - Celui qui soigne avait tout pour devenir un bon film au sujet rare et précieux. Cependant, c'est une déception, voire un échec ; une œuvre balbutiante de bonnes intentions mais dont les limites esthétiques affaiblissent la dimension politique et morale souhaitées.
Par Keziah Publié in #ART'ILLERIE le 14 novembre 2025 15 min de lecture
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Muganga – Celui qui soigne,
Un peuple marginalisé au profit d’un biopic occidentaliste

La distribution en France d’un film au sujet aussi tabou est une précieuse avancée. Peu importe sa qualité, l’œuvre de Marie-Hélène Roux bouscule la sphère médiatico-culturelle d’une certaine force de parole, d’une énième fréquence d’alarme. Reste à savoir si cette sortie forme l’aube d’un discours de plus en plus libéré ou si elle n’aura été qu’une étoile filante, réjouissante mais éphémère, sillonnant l’indifférence générale. C’est donc avec beaucoup d’attention et de respect que nous recevons cette implication collective mobilisée par le film.

Ceci étant dit, Muganga, Celui qui soigne est une déception, voire un échec ; une œuvre balbutiante de bonnes intentions mais dont les limites esthétiques affaiblissent la dimension politique et morale souhaitées. Esthétique et politique, deux concepts à jamais liés. Et cette puissante jonction aurait dû s’incarner dans ce sujet si peu porté à l’écran. Formaté par les codes du biopic académique et lesté de standards visuels malvenus, le discours du film se prive de la chair et de la puissance formelle qu’il mérite. Pire encore ; une fois la détermination substantielle de la forme sur le discours admise, on en conclut que le discours réel du film est réducteur et parfois irritant.

Résumons d’abord le sujet

L’histoire démarre en 2011 et retrace la rencontre et la collaboration entre Denis Mukwege, médecin pasteur congolais, engagé dans le soin de plusieurs milliers de femmes victimes de violences sexuelles depuis 30 ans, et Guy Cadière, chirurgien belge blanc athée, accompagné de sa fille et d’autres collègues. Ensemble, ils donneront un second souffle à l’hôpital de Panzi, fondé par Mukwege en 1999.

Les prochaines lignes contextualisent brièvement des faits trop peu évoqués par le film. C’est un rappel central et nécessaire pour en cerner les enjeux.

Depuis plus de trente ans, le territoire de la République démocratique du Congo est le théâtre de violents conflits armés aux alliances et oppositions souvent troubles. Entre milices tutsies réfugiées au Congo à la suite du génocide rwandais, groupes armés soutenus par le gouvernement congolais, et organisations terroristes encadrant l’exploitation minière convoitée par le marché technologique mondial, le cœur de l’Afrique centrale s’enfonce dans un chaos sanglant qui n’échappe pas aux appétits de l’Occident et de ses entreprises. Dans une indifférence quasi générale, les civils sont les premières victimes — et parmi eux, les femmes, mariées ou vierges, sont érigées en instruments d’une terreur méthodique qui déchire le tissu social du pays. Le nombre de femmes concernées s’estime entre 250 000 et 1 million. Nous insistons ici sur la continuité des structures coloniales qu’illustrent les maux de ce territoire.

Voilà le contexte socio-politique du film. A travers tous ces évènements, on perçoit une potentialité esthétique et politique infinie. Malheureusement, c’est ici que pèche la production franco-belge. 

La caméra de Roux ne cesse de s’imposer et révèle une contradiction fondamentale : tout en souhaitant donner la possibilité d‘exister à une parole et une situation, la réalisatrice ne cesse d’intervenir dans le réel, le refaçonnant à l’aune d’un idéal rhétorique préétabli. L’interventionnisme de la caméra ne trahirait-il pas l’interventionnisme mal placé de l’auteure ? Nous essaierons ici de revenir sur tous les égarements et les choix prisés par le film afin d’en éclaircir les limites esthétiques puis d’expliquer dans quelle mesure ces limites contrarient l’ampleur du message.

Le Congo dans l’ombre d’une icône 

Nombre de défauts du film découlent de son système esthétique : la caméra est aimantée par la figure de Muganga. Il monopolise l’espace et le temps d’écran sur un seul régime filmique : la contre plongée en plan poitrine. Iconisé, presque idolâtré par le découpage, le médecin congolais n’est jamais plus qu’une figure symbolique, qu’une photographie d’honneur désincarnée. On peine à déceler de ce corps une profondeur avec ses complexités, ses ambiguïtés, la transparence d’un vécu et d’un réseau affectif. Il est une force agissante mais insensible à l’extériorité. Par le montage ou par son jeu, jamais le dehors ne semble le bousculer. Ce n’est donc ni un personnage ni un être humain, mais une abstraction morale et esthétique vers laquelle la caméra est aspirée. En bon pasteur pentecôtiste qu’il est, Mukwege est filmé comme un ange venu du ciel, tel le Christ mais sans le mystère et sa mystique transcendantale. Les conséquences sont lourdes : le monde autour du médecin est trop marginalisé. Femmes victimes, femmes médecins, médecins belges, enfants, civils, tous ne sont qu’un décor. Sa famille est une fonction dramaturgique ; la caution sentimentale du héros. Comme souvent dans les biopics sur des personnalités publiques admirées, le film n’explore pas au-delà de cette fascination mythologique.

Finalement, l’erreur majeure du film ne viendrait-elle pas de l’intention en elle-même ? Au-delà du système esthétique éculé et convenu que cela produit, le biopic sur un prix Nobel est-il, en vue de la perspective militante et politique, une bonne idée ? Comme souvent analysé, la nature même de ces récompenses est mythologique, libérale et individualiste. Ils attribuent à la réussite d’un seul individu un accomplissement dont le résultat est toujours le fruit d’un travail collectif et historique. Ainsi, iconiser un individu comme la figure d’une avancée sociale, technique ou scientifique est un geste diplomatique très discutable. Fondamentalement politique, le prix Nobel et les louanges qui l’accompagnent sont contradictoires avec la nécessité de donner vie à une force sociale, à une existence collective clairement identifiée. Loin de nous l’idée d’ôter à Denis Mukwege et ses agissements le mérite qui lui revient ; son histoire est importante et passionnante. Néanmoins, un film ambitieux et prétendument bouleversant devrait aller au-delà et questionner son sujet. Pourquoi choisir Mukwege comme prix Nobel et pas les nombreux membres de son équipe ? Pourquoi récompenser un médecin ? Qu’implique sa position d’homme médecin aux regards de toutes et tous ? Quels sont les intérêts de la communauté internationale dans l’attribution de ce prix ? Tant de questions que le film aurait pu ne serait-ce qu’explorer.

L’isolation filmique au péril d’une observation politique

Ainsi les différentes failles de l’œuvre émergent ; l’observation sociologique et la saisie d’une situation politique et de ses conditions matérielles concrètes ne peuvent se faire. Encore une fois, la mise en scène s’en tient responsable.

Sur l’entièreté du film, la réalisatrice privilégie les plans serrés et rapprochés, le diaphragme très ouvert, isolant les objets et les visages d’un flou très prononcé, grignotant presque les contours de ces derniers. Ce mode filmique est une abstraction esthétique ; il décroche des objets d’un environnement et des relations causales qui les conditionnent. Matérialiser cinématographiquement des structures sociales et politiques devient impossible. Attachée à une frontalité vis-à-vis du sujet, la caméra se téléporte partout pour tout filmer de très près, et ne se pose jamais pour cadrer avec plus de temps et de largesse, oubliant la nature para-individuelle et structurelle d’un sujet fondamentalement social et politique. Cette fragmentation de l’espace fonctionnerait si elle allait de pair avec une réflexion rhétorique, plastique et dialectique du montage, à la manière d’un Serguei Eisenstein. Ce n’est malheureusement pas le cas. Est donc filmé le petit réseau de personnages, mais très peu le Congo, très peu sa région, sa matérialité, sa vie, ses peuples et leur quotidien, leurs mœurs.

Quelques fois, la réalisatrice dédie des scènes aux communions et activités sociales des femmes recueillies dans l’hospice, avec de la danse et du chant, des épiphanies mélancoliques au sein desquelles Guy s’adonne à cœur joie. Une excellente idée. Mais ces scènes ne vont jamais plus loin que l’idée initiale. Elles sont trop courtes, brèves, tel un vlog de voyage, au détriment d’une consistance digne de ces femmes.

Au final, Roux saisit ces moments sur un mode presque publicitaire, comme une vidéo de l’ONU ou d’une ONG humanitaire. La dimension publicitaire englobe d’ailleurs la facture visuelle du film. De par son étalonnage, sa lumière et ses choix d’optiques très modernes, Muganga – Celui qui soigne dispose des signes technologiques et des repères techniques de pointe, connotés “ branchés” et “actuels”, se conformant aux standards filmiques des productions industrielles de plateformes, Netflix et Amazon en tête de file. Même le travail sur les tons de peau s’y aligne. Pourquoi ce choix ? L’équipe pensait sûrement pouvoir donner un certain cachet au sujet, visiblement pas assez passionnant en lui-même pour les spectateurs. C’est une erreur militante commune de privilégier l’esthétique passe-partout à une expressivité radicale et spécifique, par peur d’en embrumer le message.

Ainsi l’ironie s’y découvre : le film intervient dans une des plus grandes tragédies politiques de l’Afrique subsaharienne sous l’œillère de codes très occidentaux et industriels.

Même en gros plan, la violence et ses traumatismes restent des abstractions privées de leur chair politique. Telle cette femme au corps mutilé, que le film ne présente pas du point de vue de de la société congolaise, mais dans une tentative de sensibilisation maladroite. Alors face à ce manque de créativité, Roux mise sur ses dialogues et ses acteurs.

Dire pour fuir

Les dialogues au cinéma ont leur force. La parole en elle-même a sa propre matérialité : la richesse de ses sons, et la vitalité des corps par lesquels elle se déploie dans l’espace. Regarder des gens parler, c’est observer l’être humain dans tout ce qu’il peut avoir de plus universel et de singulier. Mais dans bien des cas, lorsque la mise en scène manque, la parole est une solution facile, une évacuation des problématiques. Muganga tombe dans cet écueil.

L’histoire racontée, avec ses personnages et son contexte, implique des antagonismes radicaux et complexes. Telles des contradictions internes aux personnages, comme Mukwege et sa vocation médicale face au danger de mort imminente qu’elle provoque ; ou des contradictions interindividuelles, comme entre un médecin congolais pasteur et un médecin belge blanc athée, originaire du pays colonisateur, venant sur le terrain. Il y avait là le ciment d’une ambiguïté à explorer. Le film se contente d’en survoler les postulats par le dialogue d’opinions. Mais au cinéma, le dialogue ne devrait pas être la résolution démonstrative d’un conflit philosophique ; ce dernier doit surgir et s’incarner dans des situations matérielles concrètes. Par cette disposition, le septième art trouve sa plus grande source de tension. Des cinéastes très variés comme Paul Thomas Anderson ou Patricia Mazuy en font une spécialité.  Mais ici, tout est dit, évoqué par la parole, débattu d’un court échange vite interrompu par le scénario, comme si la réalisatrice ne voulait ou ne savait laisser cette conflictualité exister. Les dialogues étant fonctionnels et assez peu réalistes, ils livrent donc une bien piètre partition à interpréter pour les acteurs. Qui plus est, la direction de ces derniers laisse à désirer. Entre une expressivité très figurale et des acteurs bien trop éloignés de leur personnage, la composition n’est pas évidente. Mais il est indispensable de prendre en compte l’écriture pour en juger. Le pauvre texte de Guy en rend la tentative d’incarnation embarrassante. Peut-être que le casting aurait dû davantage chercher des acteurs amateurs connectés au contexte et à l’environnement concerné, pouvant négocier une interprétation plus sensible et vraisemblable.

Des bribes de lumière

Le film compte malgré tout quelques scènes notables, le parcours de Blanche en exemple. Sa mise en forme est convenue et soumise aux codes esthétiques précédemment évoqués, mais oser prendre le temps de montrer une telle trajectoire est admirable. Le malaise de la scène d’introduction est une excellente idée ! L’extrême violence sexuelle ravageant les foyers congolais, transposé dans un cocon familial blanc européen, deviendrait peut-être plus insupportable pour le spectateur. Mais le sensationnalisme et l’envie d’aller vite ne permettent à l’effet de se déployer. La situation initiale avant l’arrivée des militaires n’est pas assez posée ; l’empathie est presque absente. De plus, cette volonté de faire spectacle avec cette violence génère une indécence dispensable. L’éclairage télévisuel pourrait aussi être à son discrédit, mais on peut aussi y voir une iconographie pertinente à mobiliser, la publicité représentant la norme et l’idylle sociétale de la famille. La scène de repas chez Mukwege où sa famille chante le morceau “Phrase” de Papa Wemba aura fait sourire l’amateur de cet artiste que je suis. D’autant plus lorsqu’on sait l’importance du Roi de la Rumba dans ce pays.

Amère conclusion

Entre idolâtrie symbolique abusive du médecin et publicité d’un service humanitaire, Muganga – Celui qui soigne passe à côté de son potentiel. Il avait la possibilité de construire 1 h 45 d’expériences sensibles, scopiques et morales uniques. Unique puisque le sujet l’est, et en cela, il mériterait une attention artistique bien prudente. Par l’ensemble des défauts développés précédemment, il y a de grandes chances que le film ne fasse que l’effet d’un post Instagram éphémère, ne marquant pas l’esprit de son spectateur de la folie se déroulant en République démocratique du Congo. L’art a comme pouvoir l’ouverture sensible et l’élargissement spirituel d’un récepteur vis-à-vis d’un objet et d’un sujet. L’expérience esthétique est un enrichissement anthropologique et psychologique bien plus profond qu’un simple flash info d’actualité. Le cinéma peut observer, fixer avec attention ce que l’on ne regarde jamais. Mais pour cela, le film devrait accepter de se retirer pour simplement regarder, mais jamais il ne s’y tient. Néanmoins, il est un objet passionnant pour penser les relations entre éthique créative et ambition militante. Et nous regrettons que l’équipe du film n’ait pas davantage questionné les formes cinématographiques convoquées.

Malgré nos reproches et nos regrets, nous adressons toute notre admiration pour l’équipe créative du film et leur courage. Remercions-les d’essayer de porter à l’écran l’un des plus grands scandales géopolitiques, impérialistes et humanitaires de notre temps.


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