Fanon
Le film « Fanon », réalisé par Jean-Claude Farny et sorti le 2 avril 2025, revient sur la dernière décennie de vie du psychiatre et militant Frantz Fanon. Une décennie qui s’étire de son arrivée à l’hôpital psychiatrique de Blida, en 1953, jusqu’à son exil tunisien. Pour la première fois, le cinéma rend hommage sous la forme d’un biopic à celui qui fut l’un des penseurs anticoloniaux les plus célèbres de son temps – notons tout de même qu’en 2024 le documentaire d’Abdenour Zahzah est lui aussi revenu sur les années de Fanon à Blida. L’écho médiatique de ce film connut dès son lancement une double entrave. D’abord, celle de sa très faible distribution : seulement 70 salles – avant qu’un public conquis ne force la porte d’autres cinémas. Ensuite, celle de la critique spécialisée qui reprocha à son réalisateur un « film trop sage » et « un casting raté » (l’Humanité), « de grandes zones de flou » et « un tendance didactique » qui retranche à la sensibilité (Le Monde), « un récit mollasson » et « une reconstitution historique qui fait toc » (Télérama). C’est dans une petite salle de quartier surchauffée, entouré d’un public très largement blanc, que nous avons pu assister à sa projection. Retour critique.
Frantz Fanon est né martiniquais, a grandi assujetti à la France, a vécu en Algérie, a fini sa courte vie en Tunisie, avant d’être enterré en Algérie. En Algérien. Fanon est une synthèse de ce que l’internationalisme peut produire de plus beau, en ce qu’il exprime, par-delà les nations, l’humanité entièrement réunie.
Dans le film éponyme, le dispositif bourgeois du cinéma, empêche de ne faire plus qu’esquisser pourtant des thèmes centraux qui auraient mérité un traitement plus approfondi. L’individu y est exalté, présenté dans ses caractéristiques héroïques – sacrifice de soi au nom de l’autre. De fait, le film passe à côté de ce que l’action d’un individu, d’un sujet individuel, peut porter de la conscience d’un groupe humain, d’un sujet collectif. Nous ne voyons à travers Fanon, que le combat d’individus (lui-même, Ramdane, le sergent Rolland), dans une société ou pourtant, un sujet collectif est en train d’émerger : le peuple algérien.
Ce que le film réussit, en revanche, c’est à montrer à travers la pensée de Fanon comment le colonialisme est une violence double : du colon sur le colonisé ; et du colon sur lui-même. L’aliénation du colon dont parle Fanon, n’est pas sans rappeler celle évoquée par Marx à propos du bourgeois : il devient étranger à lui-même par la poursuite constante de ses buts : valoriser son capital. La fétichisation de la marchandise, qui efface le travailleur, son effort, son génie, derrière une valeur marchande abstraite contenue en un objet, résonne dans la fétichisation de la domination coloniale, qui efface le colonisé derrière la prospérité du colon, sa supériorité raciale et son ascendant symbolique. Condamner le film sur ce qu’il manque n’a, à notre sens, que peu d’intérêt et nous laissons cela à la critique cinématographique. En tant que marxistes, ce qui nous intéresse, c’est ce que le film permet – le marxisme se situant toujours du côté du possible.
Ce film, bien qu’il n’en fasse pas véritablement la démonstration, est l’occasion de rappeler combien la pensée de Fanon emprunte au marxisme en ce qu’il n’inverse jamais les causes et les effets. Fanon, en tant que psychiatre, part toujours de la situation historique, de ses spécificités propres, pour établir ensuite des catégories d’analyse. Pour comprendre les structures mentales du colonisé, Fanon part de la colonisation. Ainsi peut-il distinguer des différences entre la situation coloniale martiniquaise dans laquelle il est né, et celle de l’Algérie dans (et pour) laquelle il souhaite mourir. C’est dans cette dialectique entre l’expérience et l’abstraction, que se déploie la pensée de Fanon. Et si une lecture superficielle de Fanon peut laisser croire que ce dernier se détache de Marx dans la critique qu’il lui adresse, c’est tout l’inverse : Fanon utilise les outils du marxisme pour pointer les angles morts de Marx. Le style littéraire de Fanon peut conduire à des interprétations idéalistes de sa pensée ; laissant croire que celui-ci a pensé la violence, la peur, la culture, indépendamment de leurs conditions de production. Pourtant, celui-ci, dès les premières pages des Damnés de la Terre explique : « La décolonisation, on le sait, est un processus historique : c’est-à-dire qu’elle ne peut être compris, qu’elle ne trouve son intelligibilité, ne devient translucide à elle-même que dans l’exact mesure où l’on discerne le mouvement historicisant qui lui donne forme et contenu. ». Pour Fanon, dans les colonies, le fait le plus structurant est la race. « C’est le colon qui a fait et qui continue à faire le colonisé ». Pour autant, il articule la race avec la classe, en rappelant la priorité de la première sur la seconde. A ce titre, Fanon cherche à abolir le dualisme colonial qui vise à compartimenter le monde entre celui des colons et celui des colonisés. La décolonisation doit être le processus d’unification à même d’abolir les rapports sociaux de race.
La pensée de Fanon n’a donc rien, contrairement aux usages détournés qui en sont faits, de spéculative. Jusque dans son explication du psychisme du colonisé, Fanon part des conditions matérielles dans lesquels il évolue : « Les positions défensives nées de cette confrontation violente du colonisé et du système colonial s’organisent en une structure qui révèle alors la personnalité du colonisé ». C’est à partir d’elles que l’on peut comprendre les troubles mentaux, les rêves, la tension psychique et musculaire des indigènes. Le désir du colonisé, ne se justifie pas par une structure psychique transhistorique, mais par le monde colonial et son agencement. C’est lui qui par sa compartimentation, pas ses interdits, produit des rêves d’action, de franchissement et de transgression chez le colonisé. Le champ du rêve moissonne les empêchements continuels de la réalité. Le monde colonial sème la culpabilité que récolte le colonisé au quotidien, pour ce qu’il est, parce qu’il fait. Ici, Fanon développe comment la situation coloniale produit une psyché spécifique, propre au colonisé et réifiée par le colon comme une nature. La violence de l’indigène n’a rien à voir avec celle du colon, qui, comme le bourgeois, entretient la fausse conscience nécessaire à la poursuite de sa position, et à l’invisibilisation des rapports sociaux qu’elle produit ; non, la violence de l’indigène est un aspect de sa nature qu’on ne peut pas effacer, mais que contenir, par le fouet autant que par la peur. C’est la haine qui préserve le colonisé, c’est son sursaut et son brasier de conscience qui le protège du discours colonial, qui lui fait supporter la domination mais rejeter la domestication. Comme Robert Anthelme l’écrivait dans L’espèce humaine à propos de son expérience dans les camps de concentration : « C’est parce que nous sommes des hommes comme eux que les SS seront en définitive impuissants devant nous. ». Au plus fort du racisme, il y a dans l’indigène de Blida ou de Gaza, comme dans le juif d’Auschwitz, le cri étouffé d’une humanité qui se refuse à mourir.
Ainsi, Fanon n’est-il pas pessimiste et s’inscrit dans la pensée marxiste de la transformation : en changeant ces conditions, on pourra changer ses effets et libérer véritablement le colonisé de la présence du colon, physiquement et psychiquement.
Dans le film, nous voyons comment à Blida, Fanon essaye dès son arrivée de transformer le service dont il a la direction. Les patients sont, pour une part, attachés, enfermés dans une pièce sombre, sales et craignent le personnel hospitalier. Fanon identifie comment la violence coloniale se prolonge jusque dans les couloirs de l’hôpital. Elle recouvre tout. Or, la condition de la libération psychique du colonisé, passe par sa propre libération : « ‘‘la chose’’ colonisée devient homme dans le processus même par lequel elle se libère. ». Sous un régime d’occupation, le maximum de libération possible est la réduction de la violence subie : redonner aux patients une vie collective et une autonomie, prémices indispensables d’une dignité interdite. Mais, à tout moment, la violence coloniale peut frapper. Ainsi, à plusieurs reprises voyons-nous l’armée française débarquer à l’hôpital pour traquer ou rafler des patients suspectés d’être des combattants du FLN. Pour le colon, tout colonisé est un coupable en puissance qu’il faut réduire physiquement ou psychiquement.
Le film pose cette question : comment rendre à l’aliéné de l’hôpital psychiatrique, que ce soit le colonisé, ou le colon (en la personne d’un sergent ayant pratiqué la torture), sa liberté ? C’est-à-dire : la prise de conscience de ce que son être doit aux conditions matérielles dans lesquelles il se déploie, et la mise en action pour les transformer. Torturer, ou être torturé, produit une violence symétrique. Sur celui sur lequel elle est pratiquée, elle engendre traumatisme, sidération, peur. Mais sur celui qui l’applique, elle traumatise tout autant, pousse à la dissociation, à la neutralisation de ses émotions, à la poursuite forcenée – parce que vitale – de la négation de toute humanité chez celui que l’on torture, pour ne jamais, douter qu’il y a, peut-être, du soi, en l’autre. Pour autant, Fanon n’établit aucune équivalence entre le colon et le colonisé. C’est le colon qui fixe au colonisé comme condition incontournable de sa libération, le recours à la violence. Et on ne saurait considérer comme identique la violence dominante et la violence dominée. La violence, comme acte de résistance et de libération, est une contingence à laquelle le colonisé se résout parce qu’il y est contraint et socialisé. Il la sait inévitable pour « faire sauter le monde colonial ». Ainsi, d’Alger à Gaza, la violence n’est jamais décidée par le colonisé mais par le colon. Le terme même doit être recontextualisé : « violence », de la part du colon, « résistance » de la part des indigènes. Le coup de force est la dernière et la seule arme à disposition du colonisé pour abolir ce monde compartimenté qu’est le monde colonial. En situation coloniale, la violence est atmosphérique parce que l’empêchement est partout. L’abolir nécessite de passer par elle car elle est devenue à la fois une condition et un chemin vers la liberté. Un chemin sans retour vers le monde colonial pour le colonisé qui s’est résolu. Et une praxis révolutionnaire pour les mouvements indépendantistes. Celui qui a fait, s’est fait. Sans retour en arrière. Ce qui fait dire à Fanon que « L’homme colonisé se libère dans et par la violence ».
Le film esquisse de manière fugace comment la lutte contre l’occupant français fait émerger un sujet collectif en voie d’unification : le peuple algérien. Cette unification a pour fondement le nationalisme. Un nationalisme qui, dans ce contexte historique bien précis, représente la seule possibilité d’émancipation face à situation coloniale oppressive. Selon la société dans laquelle il se déploie, le nationalisme représente le maximum de conscience possible et de mise en action pour un groupe social déterminé – ici les colonisés – en quête de liberté. Dans cette configuration historique, le nationalisme est un progressisme. C’est le ciment unificateur le plus efficace pour abolir la situation coloniale et permettre l’émergence d’une conscience révolutionnaire collective. A ce titre, plusieurs scènes évoquent la mobilisation par le FLN de la paysannerie. Celle-ci est matériellement portée à la révolution : n’ayant rien, et côtoyant les colons qui ont tout, elle a tout à gagner à la décolonisation. Son engagement ne peut donc être que total et prise dans l’élan révolutionnaire, elle est prête à tout perdre. Quand de l’autre côté, la puissance coloniale est prise dans ses contradictions. Dans les Damnés de la terre, Fanon développe avec brio une approche marxiste de l’évolution de la violence militaire entre le XIXe et le XXe. En 1954, l’armée ne peut plus agir de la même manière qu’au temps de la conquête brutale et de la « pacification ». Après que les milieux financiers et industriels ont tant investi pour construire, tout détruire est impossible. La lutte et les moyens de la lutte évoluent, contraints par la réalité économique.
Si la nation représente un ciment unificateur, Fanon n’oublie pas qu’elle n’est pas suffisante en soi. Toutes les couches de la société colonisée ne suivront pas la révolution en marche, et certaines fractions ont intérêt au maintien de la colonisation car elles en tirent un intérêt matériel et symbolique évident. Ceux que le monde colonial a parfois appelé « les évolués », pour désigner parmi les colonisés ceux qui disposent de capacités supérieures et qui peuvent prétendre à un destin matériel et symbolique meilleur que leurs congénères. Le combat des forces indépendantistes doit donc être total au sein du peuple afin de rallier à elles chacune de ses composantes. Mais des divisions apparaissent. Notamment au sein de l’avant-garde révolutionnaire la plus consciente, à savoir l’appareil politique du FLN. Le film montre comment Ramdane, l’un des leaders indépendantistes les plus charismatiques et qui porte au sein du parti une ligne démocratique, s’interroge, au cœur d’une lutte qu’il sait inévitablement victorieuse, sur la société qui devra émerger de celle-ci. Une société démocratique ou une société où règnera les affrontements pour le pouvoir laissé vacant. Son assassinat constitue en soi une réponse. La révolution avançant, le colonisé comprend que du manichéisme colonial initial (blanc vs noir) qu’il percevait comme la cause de son exploitation, se substitue une autre forme d’exploitation, du noir sur le noir. La révolution n’abolit pas automatiquement l’exploitation capitaliste, et peut substituer à une classe assise sur son privilège racial, une classe bénéficiant des bouleversements anticoloniaux.
Ainsi, ce film, malgré ses limites, permet beaucoup de choses. D’abord, faire découvrir, ou redécouvrir au public un immense auteur de la pensée anticoloniale. Ensuite, de montrer la colonisation sous un angle original : celui du soin psychiatrique et de ce que la situation coloniale produit comme violence proprement psychique. Enfin, il permet d’interroger ce que le nationalisme interdit (l’accès à l’humanité) quand il est impérialiste et ce qu’il permet (la libération) quand il est anticolonial. C’est cela, que le matérialisme dialectique revendique : une science du possible à partir de l’analyse des conditions matérielles et historiques, sans cesse mouvantes, nécessitant, pour saisir la situation concrète d’en faire l’analyse concrète. Ce que Fanon avait compris et appliquait aussi bien dans sa pratique psychiatrique que théorique.
« En régime colonial […] Vivre c’est ne pas mourir. Exister c’est maintenir la vie. »
Free Palestine.