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# Une vie d'ouvrier du bâtiment et de mécanicien
J'ai 33 ans, je vois le jour dans le 79 dans un bled trop gros pour être considéré à la campagne et trop petit pour être une ville. Mon père est cheminot et syndicaliste de la CGT et au conseil des prud’hommes tandis que ma mère est au foyer et fait quelques boulots d'intérim pour palier quand c'est la galère ou quand les grèves sont trop longues et qu'il n’y a plus d'argent. Voici mon récit.
Par Collectif Publié in #CHRONIQUES DE L'EXPLOITATION le 19 mai 2025 33 min de lecture
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# Une vie d’ouvrier du bâtiment et de mécanicien

            J’ai 33 ans, je vois le jour dans le 79 dans un bled trop gros pour être considéré à la campagne et trop petit pour être une ville. Mon père est cheminot et syndicaliste de la CGT et au conseil des prud’hommes tandis que ma mère est au foyer et fait quelques boulots d’intérim (lessive industrielle, usine agroalimentaire, etc.) pour palier quand c’est la galère ou quand les grèves sont trop longues et qu’il n’y a plus d’argent (ex : 1995).

            En 2002, mon père a une mutation plus près de l’océan et on y déménage tous. La Bretagne c’est trop compliqué d’être muté là-bas, les places sont rares et avec les trucs syndicaux du père, ça n’aide pas. Du coup ça sera la Vendée.

            Le collège, c’est une catastrophe entre les redoublements et les résultats éclatés, je fais une 3e d’orientation vers la voie professionnelle. C’est tranquille : cinq garçons et vingt-cinq filles, par contre je choisi ma voie au pif entre carrossier auto, menuisier et plombier. Pourquoi ? Ce sont les tests qui ont fait ressortir ces métiers.

            Je pars faire un BEP en lycée professionnel (ça sera la dernière année des BEP) parce que d’après ma prof principale qui valide le projet : « Le CAP c’est pour ceux qui sont vraiment mauvais, va en BEP t’es juste feignant toi, tu as des capacités ». J’arrive tout de même à avoir le brevet des collèges au point près. La CPE n’approuve pas et me dit lorsque je récupère le diplôme : « Si tu l’as eu c’est bien qu’il est donné à tout le monde maintenant ».

            Le BEP TIST (Technique des Installations Sanitaires et Thermiques) plomberie/chauffage se passe super bien. Le lycée public, c’est carrément différent et celui dans lequel je suis est mixé avec un lycée général. Seul un stage en entreprise se termine plutôt mal. Trois jours avant la fin, le maître de stage essaye de me frapper avec une clef à molette de 40 cm pour une connerie. Je me tire à pied et fais 15 km pour rentrer chez moi. Le patron me file 150 € pour que je la ferme et valide le stage. Je l’ai quand même balancé au lycée et j’ai acheté un super matelas avec l’argent.

            Le BEP c’est bien, mais même si tu as des bonne notes « les entreprises veulent quelqu’un qui sait y faire avec ses mains ». C’est parti pour un BAC PRO TISEC (Technicien en Installation des Systèmes Énergétiques et Climatiques) chauffagiste ascendant pompe à chaleur en alternance dans un centre d’apprentissage. Le centre de formation est une énorme arnaque : aucune théorie sur les systèmes climatiques, pourtant, c’est ce que voulaient les entreprises en plaçant leurs apprentis ici. En moyenne, pour les apprentis, c’était leur 3e ou 4e formation (1 CAP en plomberie, 1 CAP en 1 an de chauffagiste et pour certains 1 CAP en 1 ans d’électricien ou mention complémentaire dépanneur). Moi c’était cool, j’avais choisi une entreprise qui ne faisait que de la clim et de la géothermie, mais pour le coup, j’ai tout appris en entreprise et rien au centre de formation.

            Lors des débuts en entreprise, j’ai raté le premier jour. Je n’avais pas capté que c’était le 1er du mois que ça commençait, j’ai eu l’air con. Sinon, c’était plutôt plaisant au début, pas facile mais j’étais avec des gars super sympas. On avait un système d’agenda pour noter nos chantiers et nos heures. On partait tôt, à 7h du matin, parfois à plus de 150 kilomètres, on rentrait vers 18 h ou 20 h. Un moment, il a fallu que je pose des congés, et là ça a coincé. La légende de l’apprenti qui n’a pas de vacances la première année a frappé. Je ne savais pas si c’était vrai, mais j’avais beaucoup d’heures supplémentaire non payées, alors j’ai dit à la secrétaire et femme du patron que je voulais poser des vacances. « Pour en poser, faudrait déjà en avoir » m’a-t-elle répondu.

            Le père et ses collègues syndicalistes étaient au point sur tout ça, les agendas des collègues ça a bien servi aussi. Le CFA, lui, a été inutile. Sa réponse c’était : « les entreprises travaillent en partenariat avec nous, on ne peut être d’aucune aide ». Au final après quelques accusés de réception et un rendez-vous tendu avec le patron, mon père et moi (j’étais encore mineur à ce moment-là), le patron m’a payé une bonne partie des heures et j’ai gardé un stock pour poser des jours.

            Le début de la deuxième année, j’ai obtenu mon permis de conduire. C’est arrivé jusqu’aux oreilles du chef. Du coup, j’ai un véhicule le matin et je vais sur des chantiers de maisons neuves poser des géothermies, seul. C’est assez stressant au début mais ça va, et puis c’est cool de faire un truc tout seul. Les autres du CFA, avec leur 2 ou 3 CAP, sont déjà autonomes depuis 2-3 ans. Ça le fait tellement que les quatre derniers mois, j’ai un apprenti en CAP avec moi pour faire des chantiers à 60-80 km de rayon autour de la boîte. Seul souci, c’est le fils du commercial qui fournit des chantiers à ma boîte. Et s’il est avec moi, c’est que plus personne ne le veut avec lui. J’ai 18 ans et lui 16, donc on arrive à s’entendre et à se répartir le boulot sans non plus se buter à la tâche. Fin de l’apprentissage, le patron est content et me propose un CDD de 6 mois. Je suis étonné après l’affaire des heures supplémentaires, mais je dois dire qu’il me parlait avec plus de respect depuis que ça s’était passé, comme quoi…

            Une fois le CDD terminé, je pars rejoindre ma copine qui deviendra ma compagne et la mère de mes deux filles, à l’autre bout de la Vendée pour la fin de ses études en zone rurale. Elle a croisé un artisan qui cherchait un plombier/chauffagiste. Le type est sympa mais c’est un truand de pacotille. On avait convenu par téléphone d’un taux horaire un poil plus élevé que là où j’étais avant, mais quand je suis arrivé là-bas, en lisant le contrat, je remarque qu’il a baissé le taux horaire. Il me dit que c’est ça ou rien, je me lève pour partir et il dit « bon d’accord » et sort un contrat avec le taux horaire qu’on avait convenu. Je signe pour un CDD de 3 mois et on va boire un coup avec les futurs collègues. Là-bas, les collègues étaient vraiment top, mais tous disaient se méfier du patron. Le CDD de 3 mois finit et il me faut 3 mois de plus avant la fin d’étude de ma compagne donc je continue chez lui. Le contrat tarde à venir et un collègue me dit : « fait gaffe il va essayer de te mettre en CDI contre ton gré ». Le bled étant un trou, peu de gens voulait faire leur vie ici et le patron peinait a garder les gars. Obtenir un contrat a été très compliqué. Un jour, je suis resté à l’atelier 3 heures un matin, en refusant d’aller sur le chantier pour qu’il finisse par me l’imprimer et qu’on le signe.

            En parallèle, je commence à faire de l’asthme et j’ai des démangeaisons parfois pendant plusieurs jours. Je constate que c’est au contact de la laine de verre. L’alternance de ma compagne se finit et mon deuxième contrat aussi. On décide de partir avec mon fourgon en Espagne pour couper un peu. On n’utilise pas notre chômage pour le voyage de peur d’être radiés (avec le recul, c’était bien con). Au retour, je vais voir un allergologue qui me dit que je suis devenu allergique à des moisissures qui se développent dans la laine de verre. Cette fois-ci, j’utilise mon chômage pour faire une formation de mécanicien poids lourds, suite aux galères mécaniques avec mon fourgon.

            La formation dure 11 mois et se déroule dans dans les Côtes d’Armor. Les moyens de l’Association pour la Formation Professionnelle des Adultes (AFPA) sont ridicules par rapport au CFA. Le formateur, par contre, est le meilleur que j’ai pu rencontrer – un ancien (c’était sa dernière année). Avec si peu de moyens, c’est fou qu’il ait pu nous proposer une formation aussi bien. Dans la formation d’adultes, on croise des personnes avec des profils très différents, ce qui était top, et entre nous il y avait une entraide de dingue.

            Lors des stages, je trouve l’entreprise de mécanique pour laquelle je vais travailler les 10 années qui suivront – une succursale d’un privé concessionnaire de poids lourds scandinaves. Je finis la formation et passe mon permis poids lourds à la suite avec mes économies (parce que ni pôle emploi, ni le futur employeur n’était chaud pour me le financer). Première déconvenue : si la plomberie, ça n’était pas la panacée niveau salaire, là on est sur du SMIC. L’ambiance de travail est bonne, le plus ancien de l’atelier est vraiment sympa et transmet ses compétences. Il fait aussi les brochettes pour le barbecue et gère la caisse pour la ferraille que l’on récupère et que l’on revend pour alimenter les moments entre collègues, etc. Au bout de 2 ans, il part en retraite avec deux hanches artificielles et des problèmes de santé. Lors de son pot de départ, le PDG s’enorgueillit de dire que l’ancien s’est fait soigner aux frais de l’entreprise. Avec le temps, l’ambiance se dégrade. J’essaye pourtant de garder l’organisation de la ferraille et de quelques apéros. Un collègue est recruté à l’atelier et essaye de motiver les gens pour refaire des barbecues le midi. Dans l’équipe, on n’est pas nombreux : 4 mécanos, 1 chef d’atelier, 1 magasinier, 1 secrétaire et 1 commercial.

            La demande à l’atelier commence à être conséquente et l’organisation plus que jamais aux fraises. Un collègue est en arrêt pour son dos et doit être opéré (il sera arrêté 8 mois je crois et ne fera plus de mécanique poids lourds). Un autre collègue essaye de passer chef en dézinguant celui en poste. Je suis jeune et j’y participe, pensant que la désorganisation de l’atelier est dû au chef en poste. Résultat : le chef part en dépression. Le PDG fait un discours dans l’atelier pour dire que le chef d’atelier quitte l’entreprise par désir de changer de domaine, de son plein gré, et que l’entreprise va l’aider pour ça. Ça aurait fonctionné si on n’avait pas tous su qu’on l’avait poussé à bout – à tel point qu’il a dû partir se cacher derrière un camion pour pleurer lors du discours (sans doute de toute cette hypocrisie et de colère). Conséquence de son départ, pour tenir l’astreinte 7/7 – 24/24, on passe de 3 à 2, moi et mon collègue qui voulait devenir chef. Il pose des congés et a des formations à suivre. Je fais un mois et demi sans interruption d’astreinte (très mal rémunéré). Lors d’une réunion, le PDG et l’héritier qui possède l’entreprise et les bâtiments, nous présentent leur énième entreprise pour de la location cette fois-ci et annoncent l’ouverture du capital de l’entreprise aux « employés » (en vérité, aux cadres de longue date, aucun personnel d’atelier n’y a le droit). Leur discours se finit littéralement par : « tout le monde est content à la XXXX, il fait bon travailler ici ». On ne fait pas plus con, mais ils l’ont fait. Je me permets de faire remarquer que non, moi je ne suis pas content par rapport à l’astreinte, et la charge de boulot. On me répond que ce n’est pas le sujet de la réunion, je leur rétorque que du coup sans réponse j’arrête l’astreinte. Le lendemain, ils imposent au collègue ayant des problèmes de dos (qui est revenu depuis 7 mois) et au nouveau collègue sans grande expérience de reprendre les astreintes. On repasse donc à 4.

            En parallèle, on m’envoie très souvent en formation et j’acquiers énormément de compétences : autocar, bus, moteur industriel, freinage des remorques et des savoirs techniques liés à la marque de nos poids lourds. Mon collègue qui voulait être chef, se fait sécher par un gars du site principal qui est dans les petit papiers du boss. Il le prend mal et l’ambiance en pâtit encore plus. Le nouveau chef nous proposer d’accéder à un concourt interne à la marque : le TOPTEAM. Une équipe de quatre par garage doit affronter les autres garages de France, puis après d’Europe et du Monde. On est sélectionné et bien qu’à l’opposé d’une équipe soudée, on finit 2e en France à un point des premiers. La récompense ? Une bouffe avec des cadres et le PDG (que des types qui sont là pour être des pique assiette), pour parler de banalité et se convaincre que tout va bien. Au final, j’ai gagné une tablette PC avec laquelle j’écris ce texte. C’est con, à 1 point près on avait un voyage avec notre compagne et enfant(s) en Afrique du sud pour une semaine, nourris, blanchis, logés… On ne s’attendait a rien mais on est tout de même déçus. Surtout que pendant que l’on passait le concours, à 150 km du garage, des gars de l’agence principal nous remplaçaient. Mais dès le lendemain de notre presque victoire, on a dû rembaucher à 8h. Le boss nous annonce qu’il garde 1500 euros pour qu’on puisse faire un truc pour fêter ça, mais personne ne se motive pour une sortie entre collègues, alors l’argent ne sera jamais utilisé.

            Le chef est carriériste, il n’aime pas l’atelier et n’est pas d’ici. Du coup, il se fait muter dans une autre agence plus près de chez lui. Son successeur est un gars que tout le monde à l’atelier savait n’être pas qualifié. Mais le gars en question a été recruté à l’issue de 4 rendez-vous dans un cabinet de recrutement – il les a endormis. Personne au siège voulait nous croire lorsqu’on leur a raconté les conneries qu’il faisait avec les clients. Il a fallu que le commercial et un démonstrateur/formateur passent à l’agence et captent que c’était le bordel pour qu’il soit remercié 3 jours avant la fin de sa période d’essai.

            Du coup, retour à la case départ : on n’a pas de chef d’atelier. Mais le gars qui gère notre site a une idée. Le collègue au dos cassé fait des heures supplémentaires à gogo et remplace les chefs lors de leurs congés, gratuitement, pour rien de plus. Alors, il décide de le faire passer chef d’atelier et au forfait. Seulement, le collègue est sympa pour dépanner mais n’est pas du tout organisé. D’autant plus que son prédécesseur a laissé tous un tas de problèmes non réglés. La charge de travail et l’ambiance ne s’améliorent pas, d’autant plus car celui qui voulait être chef ne l’est toujours pas et l’a mauvaise.

            D’autres gars sont embauchés, mais entre le chef qui fait plus les astreintes et certains nouveaux qui ne peuvent pas les faire on est au maximum 4. L’outillage à l’atelier est meilleur mais l’organisation et l’ambiance médiocre ne permettent pas une véritable amélioration.

            En 2020, quand le COVID devient subitement un danger, tous les garages du coin ferment au minimum deux jours voire une semaine. Mais pas le nôtre. Ma compagne est enceinte de notre première fille et est en arrêt. Tous les chauffeurs viennent à notre atelier et les règles de sécurité ne sont pas appliquées, à part par moi. Un soir, ma compagne me dit que si on attrape le COVID, c’est que je l’aurais ramené du travail. Le lendemain, je fais le tour de mes collègues et leur dit qu’avec ma compagne enceinte et la situation, je pense demander un droit de retrait vu que rien n’est respecté. J’en parle à mon chef, il me dit : « D’accord mais tu dois appeler le DRH ». Ça ne se passe pas très bien au téléphone. Le DRH me menace d’appliquer toutes les sanctions possibles après l’état d’urgence sanitaire. Il me traite de lâche, m’accuse d’abandonner mes collègues au front… (C’était avant le discours de Macron). Bref, je raccroche, dit à mon chef que ce n’est pas ok avec le DRH mais que je me tire quand même. En rétorsion, ils me prennent toutes mes heures supplémentaires, mes congés et m’obligent à revenir avant l’accouchement de ma compagne. Durant mon absence, rien n’avait changé. Les collègues avaient fait un maximum d’heures supplémentaires (notre garage est celui qui a le plus performé pendant le COVID). J’ai l’impression de m’être cramé quand les autres ont fait leur beurre.

            Après la naissance de ma fille, le PDG vient me voir après une réunion de site et me dit qu’il y a eu un malentendu pendant le COVID. Je lui dis qu’il n’y en a pas eu et que j’ai vu que j’étais extrêmement mal entouré au travail. L’ambiance est mauvaise, tout le monde est dans son coin à essayer de faire des heures, sans pause, on mange en 45 minutes, etc. Le collègue qui essaye, avec moi, d’organiser des trucs, demande une augmentation (le même salaire que moi, normal on fait exactement le même taf). On lui a proposer une augmentation de son taux horaire de 1,5 euros mais il devait s’engager à rembourser le prix de ses permis poids lourds payés par la boîte en cas de départ. Il a décidé de partir vers un autre métier, payé plus cher, sans astreinte et avec de nombreux avantages et il n’a pas remboursé ses permis. Avec son départ, il fallait un autre permis poids lourd, donc la direction m’a demandé. J’ai accepté car ça m’assurait une augmentation de salaire. Deux jours avant d’aller en formation, on me demande de signer un papelard pour rembourser le permis si je quitte l’entreprise (j’avais entendu qu’au siège, ils le demandaient d’office et j’avais eu le temps de m’y préparer). Je refuse, la RH m’appelle immédiatement. Les éléments utilisés ne me convainquent pas. Le type qui gère le site se porte caution pour moi (il n’avait pas le choix, plus personne sur le site ne pouvait bouger les semi-remorques).

            Dans toutes les agences du groupe, de nombreux mécanos donnent leur démission. A leur place, la direction commence à mettre des apprentis partout. On me donne deux jours de formation pour les encadrer. Je comprends vite que la direction n’en a rien à foutre d’eux et cherche uniquement de la main-d’œuvre pas chère. J’ai encadré un apprenti très gentil mais complètement illettré qui ne comprenait rien. J’ai essayé de trouver de l’aide au niveau des formateurs, que dalle, ma boite m’a répondu : « on n’est pas là pour faire du social ». Côté parents il n’avait personne. On ne l’a finalement pas gardé et ça ne s’est pas très bien fini pour lui. Par la suite, j’ai demandé à ce qu’on ne reprenne pas d’apprenti. J’étais le seul à m’en occuper (réunion au lycée, carnet de suivi examen, etc..), mais ils en ont quand même engagé un jeune. 45 kilos qu’il pesait. La médecine du travail nous a alerté sur le fait qu’il ne devait pas porter plus de 15 kilos. En mécanique poids lourds, être limité à 15 kilos de charge, c’est faisable, mais il faut bien réfléchir à l’organisation du travail, ce que personne ne faisait dans mon atelier. Exemple : les chefs lui filent 3 essieux de frein, disques et plaquettes à faire sur un porteur. Un disque c’est 30 kilos, un étrier 45. Le camion n’est pas garé sous le pont élévateur, on ne lui montre pas les outils de levage que de toute façon il ne pourrait pas utiliser parce qu’il n’est pas sous le pont et personne ne lui dit de faire attention à son dos. Au contraire, on vient le voir pour lui demander quand il compte finir afin de le forcer à accélérer. Voyant ça, j’ai été obligé de trouver des solutions pour lui car ce n’est pas correct de laisser un gosse se faire du mal sans même l’aider.

            A part l’intérimaire, un mécanicien en auto-entreprise (ils l’ont embauché car on n’était plus que deux mécaniciens pour deux chefs à la fin) et moi, aucun chef ni mécano du garage, ne cherchait à organiser le travail autrement. Ça m’a rappelé le bâtiment lorsqu’on me disait de faire attention à mon dos, mais que je finissais, seul, à bouger les chaudières, les WC, les ballons d’eau chaude, etc. Aujourd’hui, j’ai des douleurs constamment.

            Le manque de personnel et la désorganisation de ceux qui restent, devient un gros sujet à notre agence au moment où je demande à démissionner en 2022. Le collègue qui voulait être chef, finit par l’être mais d’équipe et non d’atelier. Ça lui va moyen, vu qu’il déteste à peu près tout le monde. Il tente de faire ce qu’il croit être bien pour un chef, jouer le dominant et pousser à la faute pour prendre le dessus. Ça ne marche pas. Tout l’atelier est en tension. Je me lève le matin avec l’envie de le buter et le soir, en rentrant, c’est toujours là. Et je ne suis pas le seul. Je ne veux pas le mettre mal comme on avait fait avec le premier chef qu’on avait poussé dehors, ce n’était pas correct. C’est pour ça que j’ai parlé de démissionner. Ils n’acceptent pas mais promettent de faire un « plan d’action de l’organisation du site ». La RH récemment embauchée s’en occupe. On a le même âge et je me dis que ça peut être pas mal, pour une fois, que quelqu’un prenne les avis de toutes les personnes de l’atelier pour en faire quelque chose. Résultat : je reste. Les réunions bimensuelles sont maintenant ponctuées de points RH sur des questions comme le handicap, les problèmes de santé (qui, d’après un camembert de 113 %, nous explique que l’on se blesse tout seul et en dehors du travail…), des points sécurité complétement ridicules où personne ne comprend ce qu’il s’est passé et comment on pourrait éviter que ça ne se reproduise. De plus en plus régulièrement, on doit signer des papiers pour indiquer que l’information a été transmise. Exemple : à mon retour de vacances, on me demande de signer un document qui confirme que j’ai été formé sur le pont roulant que j’utilise depuis 9 ans. Le document est un simple PDF de 2 pages qui rappelle les règles de levage. Je refuse de le signer car nos élingues ne sont plus au normes (abimées) et pas d’aujourd’hui car on l’a signalé depuis plus d’un an. On me reproche de mettre le site dans l’embarras en cas de contrôle.

Après avoir remarqué à une réunion bimensuelle que sur plus de 25 personnes sélectionnées pour y participer, ne se trouvent que deux mécaniciens et un carrossier, je me propose. On m’envoie sur le pôle « communication » pour observer comment la collègue travaille. Une personne d’un cabinet extérieur est censée guider les réunions mais, à part ramener les croissants et les fruits secs, elle nous laisse galérer dans des exercices flous où l’on doit utiliser un vocabulaire étrange, type conférence gesticulée mais pour de vrai et sans l’humour. La secrétaire de l’atelier se retrouve au pôle « environnement ». On réfléchit à faire comme un de nos clients qui utilise des housses de siège en similicuir pour protéger les sièges conducteurs lors de la prise en charge du véhicule. Ça permettrait d’éviter d’acheter des rouleaux de housses plastiques qui ne sont pas solides et ne servent parfois que cinq minutes et ça réduirait les déchets. On avait les plans et j’avais trouvé un moyen d’avoir du textile pas cher en récupérant les déchets de Vuitton (entreprise du secteur). On aurait pu greenwasher. Mais la direction refuse à cause du lavage des housses qui, selon elle, poserait un problème de prestataire. Ils n’ont pas pensé (et pas demandé) qu’on pourrait le faire nous-mêmes avec le matos qu’on avait déjà pour nettoyer les cabines…

            Bref, l’ambiance et l’organisation sont toujours aussi mauvaises et mon chef finit en burn-out et démissionne. Plus ça va, moins on est de mécanos de longue date. Du coup, pour les diagnostics, les tâches complexes, faut être partout. J’en ai vraiment marre de ce taf, je le fais savoir mais on continue de m’envoyer en formation comme si tout allait bien. Au centre de formation de la marque, je croise des gars de toute la France, même des Outre-Mer. C’est toujours super de pouvoir côtoyer d’autres gars qui connaissent le boulot et puis le soir venu, qui sont capables de discuter d’autre chose. D’ailleurs là-bas sur la fin, ça parlait conditions de travail et rémunération. En 9 ans de boîte, ça n’avait jamais été des sujets. Pas avant 7 ou 8 bières. Là, dès la première, on en parlait. Je comprends que si ma boite a beau verser des grosses primes de bénéfices, elle nous sous-paye à tous les niveaux par rapport aux garages du constructeur, sans parler des avantages en nature. Le truc, c’est que pour aller dans ces garages, il faudrait déménager et ce n’est pas en projet. Et puis, l’organisation a l’air aussi nulle là-bas que dans mon agence.

            A l’été 2024, j’ai ma deuxième fille. Les astreintes prennent beaucoup trop de place. Quand je suis d’astreinte, je bloque aussi ma compagne. Elle ne peut pas sortir sans ma fille, sans quoi en cas d’appel, il n’y aurait personne pour la garder. On n’arrive plus à fournir un service de qualité à l’atelier, c’était un des derniers trucs qui me plaisait encore et ça finit par devenir impossible. On est en sous-effectif, la RH recrute n’importe qui et pense qu’une fois qu’ils auront un bleu de travail, ils deviendront mécaniciens… C’est désolant et ça crée des situations malsaines. Le gars qui se présente pour un SMIC et pour réparer des camions, c’est juste pour bouffer. Quand il fait une connerie, il n’a pas forcement les compétences pour rattraper le truc. Alors on me demande de m’en charger en plus de ce que je fais déjà. Des fois, je me surprends à vraiment mal parler a des collègues que j’apprécie. Les gars compétents, la direction ne leur ne propose pas un salaire digne alors ils ne restent pas. Je me mets à boire le soir en débauchant, je parle tout le temps et à tout le monde de l’organisation du taf, ça en devient pathologique. Je n’ai plus de patience avec ma fille, et c’est lourd comme situation.

            On tombe sur l’annonce d’embauche LinkedIn de notre agence. Il est stipulé qu’ils cherchent des mécaniciens confirmés et pour un tarif horaire allait du SMIC à 17,50 euros. Avec le collègue, on touche 16,30 à l’heure alors qu’on est maintenant les plus expérimentés de l’atelier. On demande d‘être aligné à 17,50. On a la réponse sur la paye de janvier : 16,80. Les crevards. Au printemps, on se chauffe avec un collègue plus âgé qui est là depuis maintenant 5 ans, pour attraper le PDG lors de sa traditionnelle visite annuelle façon patriarche lors de la remise des primes sur les bénéfices. Lorsqu’il nous serre la main, on décide de l’agripper et de lui demander pourquoi il nous prend autant pour des cons. Il n’apprécie pas et annule la réunion prévue pour convoquer nos chefs et organiser une réunion exceptionnelle. Au final, il n’en ressort pas grand-chose. Moi je suis plutôt content d’avoir pu lui pourrir la gueule. Tout le monde écoutait à la porte, c’était vraiment marrant et ça faisait très héroïque. Mais quand la RH et le boss de l’agence sont revenus pour expliquer les changements d’organisation, là j’ai pris cher. Ils ont annoncé vouloir nous passer au forfait annuel et ne comptabiliser les heures supplémentaires qu’une fois ce compte dépassé. A ça, ils ont ajouté que le garage serait fermé le samedi matin alors que je travaillais pour avoir mon mercredi en récup’ avec ma fille. Je faisais des semaines de 36 heures et là, ils me proposaient une semaine de 32 heures sur 4 jours avec un jour de récup tournant, et une semaine de 5 jours à 42 heures. Je dis à mon chef que je ne veux pas de cette nouvelle organisation et que je demande une rupture conventionnelle. Le gars me répond que le préavis est d’un mois pour démissionner (10 ans que je bosse avec lui). Je deviens fou et j’ai envie de tout exploser. L’intérimaire me conseille d’aller voir le médecin pour m’empêcher d’en aligner un et de tout perdre.

            La médecin par chez nous, elle a un iceberg d’affiché dans sa salle d’attente. Avec ce qu’on voit et ce qu’on ne voit pas, les « charges » :  le gasoil, l’URSSAF, etc. Quand t’es gilet jaune, d’accord, mais pour un médecin c’est un peu ridicule. Elle me propose de me faire un arrêt d’un mois si je démissionne. Je lui réponds que le lendemain c’est un des derniers samedis que je dois faire et que c’est avec mon chef que je dois le passer. Un accident près de la fosse de vidange est possible… J’ajoute que si les flics me demandent, je dirais que j’étais venu la voir avant mais qu’elle considérait que c’était « OK » pour moi de bosser avec lui. Au final, elle me signe deux semaines d’arrêt. J’en avais besoin : je dormais plus et j’étais sur les nerfs. J’ai tenu dans cet état jusqu’à la naissance de ma deuxième fille. Mais c’était plus durable. Avant d’aller voir la doc, j’avais vidé toutes mes affaires au boulot et j’avais juste laissé ma tasse à café.

            Fin août, les vacances prennent fin. Une semaine avant, j’envoie en accusé de réception au siège une demande de rupture conventionnelle. La veille de la reprise, je préviens le chef que j’aurai du retard car c’est la rentrée de ma grande. Le lendemain, il me répond qu’il y a une voiture à l’accueil et d’aller directement au siège (je m’assure par téléphone que c’est bien pour faire une rupture et pas autre chose). Là-bas, c’est très formel, on parle paperasse. Je suis fatigué mais content que ça se termine. En plus, je fais mon préavis chez moi payé par la boîte.

            Plus tard, je croise un collègue d’un garage avoisinant et j’apprends quelle a été la version de mon départ soudain de la société donnée par mon chef. Après mon congé paternité, j’aurais décidé de changer de métier et demandé ma rupture conventionnelle que l’entreprise aurait tout de suite acceptée…

            Pour la secrétaire, et ceux qui ont voulu savoir, j’ai attendu le délai du préavis avant de leur dire le fond de l’histoire. J’ai appris par la suite que pour les personnes de mon atelier qui ont posé la question de mon départ au chef et à la RH, la réponse a été : « on a géré la situation, ce n’est pas votre problème ».


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