# Une vie de magasinier au CROUS
J’ai été embauché en septembre 2023 en tant que magasinier dans un restaurant universitaire du Crous, pour un CDD de 2 mois renouvelable (j’ai tenu 6 mois au final). Je connaissais déjà la réputation du Crous, je savais que je mettais les pieds dans un bordel sans nom, et je ne comptais pas y rester toute ma vie – c’était juste un job alimentaire temporaire – mais cela s’avéra pire que ce que je pensais…
D’abord, pendant le premier entretien au téléphone, le grand chef m’avait prévenu que je devrais m’occuper des poubelles ; il m’a vendu ça comme une tâche qui ne prenait pas beaucoup de temps, en plus des tâches de magasinier. Pour poser le contexte, c’était un énorme restaurant universitaire qui recevait des milliers d’étudiants chaque jour, donc au « magasin » nous recevions, tous les matins, de grosses quantités de nourriture à ranger et redistribuer dans les différents services (comme les cuisines).
C’était un travail physique, il fallait se lever tôt (je commençais souvent à 6h30), et le pire était de bosser dans les frigos et congélateurs (de mémoire, ils allaient de +4°C à -25°C). Le Crous étant un service public qui dépend des financements de l’État, il n’est pas épargné par l’austérité et, pour le dire exagérément, les conditions de travail sont dignes du Moyen-Âge – à l’image du peu de matériel dont nous disposions. Ayant bossé des années dans le privé, avant de « côtoyer » de près la fonction publique via la fac et le Crous, j’ai eu l’impression de faire un bond technologique dans le passé (à quelques exceptions près évidemment) !
Pour en revenir au premier mensonge du grand chef, il m’a très vite imposé une polyvalence qui n’était pas spécifiée à l’avance, mais ils n’étaient pas si bêtes, car dans mon contrat de travail, c’était bien écrit : je pouvais être mobilisé dans d’autres services et à d’autres postes. Ainsi, je n’étais pas magasinier à temps plein, comme l’étaient mes collègues titulaires, mais j’étais amené à faire aussi la plonge pendant le service du midi (mes horaires variaient pour que je puisse finir plus tard). L’ambiance au magasin était tellement infernale que je n’en étais pas si malheureux, finalement, mais j’y reviendrai.
Au Crous, comme partout ailleurs, on sentait vraiment le côté « chair à canon » des contractuels, car nous étions là pour combler très partiellement le sous-effectif. C’est une des choses que j’ai trouvées des plus humiliantes en tant que travailleur : quand le directeur débarquait à l’improviste pour me dire d’arrêter tout ce que j’étais en train de faire pour aller « donner la main » à un autre service. Nous étions déplacés, au gré des besoins, comme de vulgaires pions. Je me suis même retrouvé à seconder l’agent de maintenance (qui devait tout gérer seul, le pauvre) pour aller repérer d’éventuelles fuites sur le toit…
En parlant de fuite, pendant mes premières semaines de plonge, il arrivait régulièrement que nous soyons inondés à cause d’une fuite dans le plafond (pile au-dessus, il y avait une autre plonge). Nous avions beau le signaler tous les jours au directeur, en étant de plus en plus insistants, il a pris son temps pour faire réparer la fuite. Et tout était comme ça : le moindre problème pouvait s’éterniser, et il fallait « faire avec » selon l’idéologie dominante. Les petits chefs tentaient de nous imposer la même productivité, quand bien même les conditions matérielles nous rendaient ça impossible. Une de mes anecdotes les plus absurdes à ce propos fut la pénurie de couverts : la petite cheffe en charge de la cuisine du service « snack » du Crous pestait contre les étudiants qui volaient – soi-disant – les couverts (fourchettes, couteaux, cuillères). Cette pénurie a effectivement posé problème à un moment quand les étudiants qui venaient d’être servis se retrouvaient sans couverts pour manger leur plat, car le peu que nous avions était en train d’être utilisé ou lavé à la plonge. Dans mon esprit de prolo rationnel, j’ai donc suggéré poliment à cette cheffe qu’il suffisait tout bêtement d’en commander plus, et puis voilà. Apparemment, ce n’était pas « aussi simple » ! Elle imposa donc sa politique de gestion de la pénurie de couverts en fliquant les étudiants pour ne pas qu’ils « volent » (j’ai très vite compris que pour les chefs et les salariés aliénés, les étudiants étaient toujours responsables de tous les problèmes). En parallèle, elle nous mettait la pression à la plonge pour que l’on sorte le plus vite possible des couverts propres ! Cela a évidemment créé des tensions avec des collègues aliénés (je les appelle plutôt les « matrixés ») qui, bien qu’ils soient au courant que la pénurie n’était pas de notre fait, nous faisaient quand même des remarques pour qu’on accélère la cadence… Le travail sous le capitalisme donne vraiment des scènes hallucinantes.
Pour contextualiser la situation, je dois préciser que mon recrutement, ainsi que celui d’autres collègues contractuels, était officiellement justifié par une surcharge de travail liée à la fermeture, pendant plusieurs mois, d’un autre restaurant du Crous pour cause de travaux. Mais, comme vous vous en doutez, les quelques recrutements de CDD n’ont pas du tout suffi à absorber toute cette surcharge de travail. Tous les midis, notre resto U était littéralement plein à craquer. Même pour les étudiants, ce n’était pas agréable de devoir faire longtemps la queue pour s’entasser tant bien que mal pendant leur pause déjeuner.
En tant que salarié, une des particularités du Crous était d’avoir pour collègues des étudiants. En effet, le Crous les embauche avec des contrats étudiants, ils ne travaillent donc que quelques heures dans la semaine, mais certains étaient là presque tous les midis (ils étaient évidemment assignés aux tâches les plus ingrates comme la plonge et le ménage). La direction profitait de leur précarité et de leur jeune âge pour en faire la main-d’œuvre la plus flexible. Ils étaient censés avoir un planning défini à l’avance, mais le grand chef s’en fichait et les appelait trop souvent la veille pour le lendemain, voire même le matin pour le midi ! Un étudiant égyptien très fraternel m’avait confié que ce chef l’avait même incité à sécher les cours un jour pour pouvoir venir bosser à la plonge… Tout était fait pour imposer une inégalité stricte selon le statut : le directeur et les chefs tout en haut, ensuite les titulaires « anciens », puis les « jeunes » titulaires un peu plus bas, les contractuels beaucoup plus bas, et les étudiants vraiment tout en bas. Par exemple, ces derniers n’avaient pas droit à une pause quand ils bossaient juste le midi à la plonge, vu qu’ils faisaient moins de x heures d’affilée. Je ne trouvais pas ça juste, j’incitais donc les étudiants qui bossaient avec moi à la plonge à prendre une pause, ne serait-ce que 5 minutes, discrètement. Certains n’osaient pas, de peur de se faire attraper et virer, mais je leur disais que ce devait être un droit et qu’ils n’avaient pas à se tuer à la tâche sous prétexte qu’ils font moins d’heures dans la semaine que nous. Je peux en témoigner, rien que travailler deux heures sans pause à la plonge, c’est déjà épuisant !
Faire un travail usant physiquement, cela impacte le corps, mais aussi les nerfs et le mental. Que ce soit à la plonge ou au magasin, les gestes étaient répétitifs, et le bruit et l’humidité dans le premier poste, le froid dans le deuxième, n’arrangeaient rien. Les années précédentes, j’étais parvenu à refaire du sport de manière assidue chaque semaine, ce qui était quasi impossible avant, quand j’étais livreur avec des horaires décalés et une fatigue physique importante. Le sport était devenu vraiment nécessaire dans ma vie, mais en travaillant au Crous, je devais trop souvent y renoncer à cause des blessures ou simplement de la fatigue prolétarienne, celle qui t’oblige à rentrer chez toi après le taf pour juste manger et dormir… Cette situation me rendait évidemment fou, j’avais l’amère impression que ce boulot m’empêchait de vivre, et chaque fois que je me faisais mal, par exemple à la main en faisant la plonge, je devais me retenir de hurler après les chefs.
Pour en revenir à l’ambiance dans le magasin, elle était infernale : le petit chef en charge du magasin était un bon vieux facho (ancien gendarme). Je l’entendais souvent tenir des discours réactionnaires, mais le pire était son rapport au travail, car lui-même s’était cassé le dos à force de travailler au magasin, ce qui ne l’empêchait pas d’affirmer qu’il « le referait si c’était à refaire », et que nous aussi nous devrions nous casser le dos pour la gloire du Crous et de la patrie ! Il pouvait compter sur le magasinier le plus ancien à ce poste (les autres ne restaient jamais plus de deux ans), un salarié aliéné à un niveau impressionnant. Il se prenait pour un petit chef, ma relation avec lui était donc très compliquée. Il était fier de ne jamais être absent, il n’avait pas de mots assez durs pour les collègues qui « se mettaient » en arrêt. Notre chef d’équipe et lui formaient la paire qui plombait l’ambiance au magasin. Mais c’était bien le chef qui avait largement mérité la palme de l’immondice, et j’ai deux exemples qui le prouvent :
Premièrement, il s’amusait – pendant toutes ses pauses café – à surveiller les micro-ondes du Crous, pour – tenez-vous bien – : empêcher les étudiants amenant un repas de chez eux de les utiliser. Comme la règle disait que les micro-ondes étaient réservés aux étudiants qui achetaient leur repas au Crous, mais que tout le monde s’en foutait, à raison, ce sale type s’était improvisé « flic des micro-ondes » ! Je l’ai vu plusieurs fois intervenir pour engueuler des pauvres étudiants qui, visiblement, ramenaient un repas de chez eux pour le réchauffer au réfectoire (je n’ai toujours pas compris quel mal il y avait là-dedans). Apparemment, j’ai été le premier à m’en rendre compte, et mes collègues ont tous halluciné quand je leur ai raconté. Cela me rassura, quelque part, sur la conscience de mes collègues, car le niveau moyen de conscience de classe était malheureusement très faible. Pour l’anecdote, le délégué CGT était un royaliste débile (j’ai essayé de discuter politique avec lui, comme je fais toujours, mais j’ai vite lâché l’affaire).
Deuxièmement, notre chef d’équipe a préféré se priver lui-même de quelques minutes de pause pour ne pas que mon collègue et moi en bénéficions. En gros, il y avait un accord tacite qui avait été toujours respecté, et qui était établi bien avant que j’arrive, pour que les magasiniers aient une plus longue pause après le repas, puisqu’on prenait moins de pause que les autres services le matin. Le fait est que nous prenions, et le chef le premier, un petit peu plus de pause que prévu, car de toute façon la charge de travail d’après déjeuner était souvent très faible (le plus gros de la charge était le matin). Mais il a suffi d’une remarque d’une autre cheffe, qui s’est « interrogée » sur la longueur de ma pause, pour créer une petite polémique qui s’est soldée par moins de pause. Notre chef d’équipe et notre collègue matrixé se sont volontairement privés d’une partie de leur pause pour montrer l’exemple ! J’ai trouvé ça hallucinant ! Comme on ne m’avait rien signifié de manière officielle, je continuais à prendre le même temps de pause, discrètement… Je montrais l’exemple à mes collègues pour gratter un maximum de pause – j’ai toujours été fort pour cela.
La cerise sur le gâteau fut quand nous nous sommes aperçus, grâce à un collègue qui avait mis le nez dans l’organisation du grand chef, que la direction nous avait volé une partie de nos salaires, en ne comptant pas correctement les heures effectuées. En effet, nous travaillions 39 h payées 35, en obtenant des RTT en compensation. Mais le calcul du chef nous faisait perdre du temps de récupération. Heureusement, nous avons réussi à leur mettre suffisamment la pression, sans l’aide des syndicats (je pourrais en parler longtemps de leur trahison…), pour qu’ils nous remboursent ce qu’ils nous devaient ! Lorsque nous nous sommes aperçus de cette arnaque, c’était deux ou trois jours avant la fin de mon contrat, et comme j’avais mon déménagement à gérer, j’ai « séché » mon dernier jour de travail. Pour l’anecdote, la communication était tellement catastrophique, même entre les chefs, que le directeur pensait me faire signer un contrat d’un mois supplémentaire alors que j’avais dit à l’autre chef que je ne restais pas après fin mars. Il avait imprimé mon contrat pour rien…
Politiquement parlant il y avait en moi un petit désir de rester, dans l’unique objectif de fédérer mes collègues pour une éventuelle lutte, mais comme j’avais réellement besoin de couper et de m’évader du pays. J’avais déjà énormément donné de mon énergie et de ma motivation dans les précédents grands mouvements de lutte (Gilets jaunes, pass sanitaire , retraites…). La direction a fini par régulariser les heures qui manquaient aux autres collègues (j’ai eu la chance de les toucher en salaire mais ceux encore sous contrat les ont récupérés en RTT, un d’entre eux a eu tout le mois de mai en congés !). Qui sait quelle autre arnaque nous avons manqué !
Au final, je ne crois pas que mes collègues étaient prêts pour une lutte, même pas un petit appel syndical symbolique. L’ambiance est la même partout : chacun est désabusé dans son coin. Malheureusement, comme ce fut mon cas à l’université, les contractuels rebelles sont éjectés le plus rapidement possible. Il y a un tri social qui se fait, et qui fait que les titulaires sont déjà fondus dans le moule exigé par les directeurs. Dans la fonction publique, il y a ce côté : la titularisation avec le statut de fonctionnaire est un Graal donc il faut être un bon esclave pour la mériter. Cela crée ainsi des relations complexes avec des collègues qui sont parfois du côté du patron, ou le plus souvent restent en retrait car les histoires des contractuels ne semblent pas les concerner.
Par la suite, je suis parti en voyage, plus longtemps que prévu car j’en ai profité pour faire une expérience de travail à l’étranger (dans une auberge de jeunesse) dans un endroit qui me plaisait. En rentrant cet hiver, je n’ai pas trouvé de travail malgré des centaines de CV envoyés dans tous les secteurs, donc je me suis dirigé vers une formation pour enseigner le Français en tant que langue étrangère (pour les étrangers qui apprennent le français). Je pense désormais m’exiler à l’étranger, ce que je n’aurais jamais envisagé il y a quelques années. Cela reste un choix par dépit car je n’attends sincèrement qu’une seule chose : la révolte sociale qui mettra fin à ce système absurde.