La tentation fasciste
Nationalisme, anticommunisme et racisme : la banalisation des idéaux nazis dans la France d’Emmanuel Macron et de Marine le Pen
1/ Introduction : de la nécessité de caractériser et de politiser le nazisme
On entend parfois dire à gauche que les nazis seraient de retour. Cela ne serait-il tout de même pas étrange qu’un mouvement politique condamné de tous, notamment dans l’école publique, puisse de nouveau nous séduire ? La condamnation morale que nous constatons suffit-elle ? Essentielle, cette condamnation ne suffit pas pour autant. Il est nécessaire d’accompagner cette dernière d’une compréhension politique de l’événement. Il faut donner une signification à l’hitlérisme avant de le condamner sinon la condamnation est vide, elle ne vise personne. Montrer sa signification c’est montrer ce qui est constant dans ce dernier, le problème historique qu’il prétend résoudre et sa façon de le résoudre. Nous essayerons de montrer dans cet article que le nazisme, en tant qu’il est un racisme et un anticommunisme, correspond à l’idéologie dominante de la France actuelle. Ce dernier se situait dans une époque où le mouvement ouvrier était ascendant et a répondu au communisme par un nationalisme antisémite – et donc raciste. Toutefois, cette conception politique du nazisme ne paraît pas imprégnée le sens commun de notre début de siècle.
Quelle signification donne-t-on au nazisme aujourd’hui ? Pour nous qu’est-ce qu’un nazi ? On insiste parfois sur sa germanité, d’autres fois sur son extrémisme. Aussi bien certains intellectuels que les programmes scolaires insistent sur le concept de totalitarisme(1).On se plait aussi à raconter qu’Hitler était un peintre frustré. Que de théories qui accomplissent l’exploit de dépolitiser le nazisme et nous rendent incapables de le comprendre. Peut-être aurions-nous préféré des racistes modérés plutôt qu’extrêmes ? Des racistes français plutôt qu’allemands qui se contenteraient de déporter uniquement les juifs étrangers (2) ? Cela n’a rien de sérieux.
Une autre caractéristique, acceptée communément à juste titre, semble plus pertinente et à la fois plus politique : le nazisme se caractérise par l’antisémitisme. Il faut ajouter à cela que l’antisémitisme est une forme de racisme et nous pouvons être satisfaits. L’horreur nazie, c’est avant tout le meurtre de millions de personnes en fonction d’une supposée race. Mais définir le nazisme par le racisme manque encore de précision. Tous les racismes ne sont pas les mêmes. Le racisme des nazis est-il le même que le racisme esclavagiste ? Le racisme ne prend-il pas différentes formes, n’a-t-il pas différents moteurs économiques ou politiques ? D’où vient ce racisme et comment nous en protéger ? Pour comprendre le racisme nazi il faut voir dans quelle histoire politique et économique il s’inscrit.
2/ Le nazisme et l’anticommunisme
Le nazisme, par son nom, paraît porter une ambiguïté qui nous empêcherait de le ranger dans le clivage droite-gauche : « national-socialisme » (3). Les libéraux s’empressent de tirer profit de cette nomination pour accuser de complicité toute la gauche, oubliant qu’on ne peut définir un groupement politique uniquement par le nom qu’il a décidé de se donner. L’histoire du nazisme nous dit plutôt le contraire. C’est Hitler nommé en 1933 par le conservateur Hindenburg qui n’est ni un communiste ni un socialiste. C’est Hitler qui envoie les députés et militants communistes en prison (4). C’est la droite et le centre de l’assemblée allemande qui donne les pleins pouvoirs à Hitler en 1933, les communistes étant déjà en prison et les socialistes s’y opposant. C’est aussi le nationalisme guerrier et raciste qui s’oppose évidemment à l’internationalisme marxiste. Acculé le libéral évoquera l’interventionnisme d’Etat d’Hitler comme s’il n’existait pas un interventionnisme favorable aux capitalistes (5).
On constate donc un antisémitisme qui structure toute la pensée du nazisme mais aussi une véritable haine du communisme. Comment ces deux caractéristiques se lient-elles ? Peut-on séparer l’une de l’autre ? Nous répondrons que non et que c’est dans l’interpénétration de ces deux caractéristiques qu’on comprend la spécificité du racisme nazi et la spécificité de son anticommunisme.
L’ouvrage que je prends pour base afin d’étudier la doctrine nazie c’est Mein Kampf d’Hitler. Il faut d’abord remarquer que nous sommes face à un ouvrage éminemment politique. Le terme « marxisme » y apparaît plus d’une soixantaine de fois. Le terme « social-démocrate » plus d’une trentaine. On parle des bolcheviques, des rouges, des syndicats et des ouvriers. Nous ne sommes donc pas face à un livre uniquement antisémite, il y a aussi une place pour une théorie économique et politique, parfois sociale, dans laquelle l’antisémitisme va jouer un rôle primordial.
Il est remarquable que le mot « juif », qui pourtant apparaît plus de 250 fois dans l’ouvrage, ne soit évoqué pour la première fois qu’à la page 105 (6). Avant cela, c’est en fait le concept de « Social-démocratie » qui est au cœur de l’ouvrage et qui finit par devenir l’objet de la haine et du mépris d’Hitler. La Social-Démocratie est détestée pour sa doctrine qui imprègne le monde ouvrier que fréquente Hitler :
« J’entendais rejeter tout [par les ouvriers] : la Nation, invention des classes « capitalistes » – que de fois n’allais-je pas entendre ce mot ! – la Patrie, instrument de la bourgeoisie pour l’exploitation de la classe ouvrière ; l’autorité des lois, moyen d’opprimer le prolétariat ; l’école, institution destinée à produire un matériel humain d’esclaves, et aussi de gardiens ; la religion, moyen d’affaiblir le peuple pour mieux l’exploiter ensuite ; la morale, principe de sotte patience à l’usage des moutons, etc. Il n’y avait rien de pur qui ne fût traîné dans la boue. » (7)
Hitler méprise l’ensemble de la doctrine Social-Démocrate et cela s’accompagne aussi d’un rejet du flan économique (8).
Le début de Mein Kampf n’aborde pas la question juive mais uniquement la question Social-Démocrate pour s’opposer à cette dernière avec véhémence. La première référence à la question juive se situe dans un passage anticommuniste. On peut donc lier cet antisémitisme à cette haine de la Social-Démocratie, surtout qu’ensuite le militant social-Démocrate est souvent nommé « le juif ». Cet antisémitisme est aussi politique en tant qu’il est aussi une manière d’attaquer la Social-Démocratie à laquelle s’oppose Hitler. Le « juif » est en fait souvent celui qui est derrière le danger très concret du communisme ou de la lutte des classes qui affaiblit la nation :
« Je me trouvais en présence d’une doctrine [la Social-Démocratie] inspirée par l’égoïsme et la haine, calculée pour remporter mathématiquement la victoire, mais dont le triomphe devait porter à l’humanité un coup mortel.
J’avais entre temps découvert les rapports existants entre cette doctrine destructrice et le caractère spécifique d’un peuple qui m’était resté jusqu’alors pour ainsi dire inconnu.
Seule, la connaissance de ce que sont les Juifs donne la clef des buts dissimulés, donc réellement poursuivis par la Social-Démocratie.
Connaître ce peuple, c’est ôter le bandeau d’idées fausses qui nous aveugle sur les buts et les intentions de ce parti ; à travers ses déclamations nébuleuses et embrouillées sur la question sociale, on voit poindre la figure grotesque et grimaçante du marxisme. » (9)
Dans Mein Kampf, Hitler exprime une crainte vis-à-vis du communisme, de la lutte des classes et de l’internationalisme. Hitler reconnait régulièrement au communisme la capacité à attirer les travailleurs et à devenir une force du nombre. Ici, la Social-Démocratie est vue comme « destructrice ». Ce début de siècle connait une victoire communiste avec l’avènement de l’URSS et l’Allemagne est vue comme ayant le potentiel pour le devenir. On insiste souvent sur la montée rapide d’Hitler mais les communistes aussi étaient en forte hausse lors de son accession au pouvoir.
« Ainsi, le parti communiste allemand (KPD) a augmenté son nombre de voix de 1,3 million lors de la première élection qui a suivi le krach boursier, et le nombre de ses membres a plus que doublé pour atteindre un quart de million entre 1928 et 1932. Les communistes exercent une présence visible dans la rue, organisent des manifestations et s’engagent dans des confrontations physiques avec les nazis. (…) quelques mois seulement avant la prise du pouvoir par Hitler, le KPD et le SPD réunis obtiennent plus de voix que les nazis. » (10)
Hitler a aussi peur des communistes d’un point de vue physique et fait référence aux services d’ordre, aux syndicalistes le réprimant, ou au fait qu’il avait besoin de gros bras pour le protéger des « rouges » durant ses meetings (11). Cette peur n’est pas le propre d’Hitler ou du nazisme mais est d’abord une peur bourgeoise :
« Terrifié par la perspective de nouveaux gains pour le mouvement ouvrier, le soutien du capital à Hitler a augmenté rapidement. Trotsky a illustré cette dynamique de manière colorée : « La grande bourgeoisie aime le fascisme aussi peu qu’un homme qui a mal aux molaires aime se faire arracher les dents ». Autrement dit, le nazisme pouvait leur sembler répugnant, mais il leur apparaissait comme nécessaire. » (12)
Ces textes sont précieux car ils permettent de sortir d’une analyse de l’antisémitisme par la folie d’un individu pour en avoir une lecture politique. Toutefois, est-il forcément nécessaire d’être antisémite pour lutter contre le mouvement communiste ? Pourquoi Hitler passe par cet antisémitisme ?
3/ Antisémitisme et révolution comme complot juif
L’antisémitisme de ce début de siècle ne se réduit ni à Hitler, ni à une haine du communisme. On le retrouve par exemple, jouant un rôle comparable à celui qu’il joue dans Mein Kampf sous la plume de Nietzsche dans l’Antéchrist. Il ne s’agit pas de faire un procès à Nietzsche, encore moins de le réduire à ce moment de sa pensée mais cela montre qu’Hitler, encore une fois, puise dans le milieu ambiant ses idées, ici un antisémitisme complotiste qu’on trouve chez d’autres auteurs le précédant :
« Psychologiquement parlant, le peuple juif est celui qui possède la force vitale la plus tenace. Transporté dans des conditions impossibles, il prend parti, librement, par une profonde intelligence de conservation, pour tous les instincts de décadence, non qu’il soit dominé par eux, mais il y a deviné une puissance qui pouvait le faire aboutir contre le « monde ». Les juifs sont l’opposé de tous les décadents : ils ont pu les représenter jusqu’à l’illusion, ils ont su se mettre à la tête de tous les mouvements de décadence, avec un nec plus ultra du génie de comédien (— avec le christianisme de saint Paul —), pour en faire quelque chose qui fût plus fort que tous les partis affirmant la vie. Pour la catégorie d’hommes qui, dans le judaïsme et dans le christianisme, aspirent à la puissance, pour la catégorie sacerdotale, la décadence n’est qu’un moyen : ces hommes ont un intérêt vital à rendre l’humanité malade et à renverser, dans un sens dangereux et calomniateur, la notion de « bien » et de « mal », de « vrai » et de « faux ». (13)
(…)
Saint Paul, la haine de Tchândâla contre Rome, contre le « monde » devenu chair, devenu génie, saint Paul le juif, le juif errant par excellence ! Ce qu’il devina, c’était la façon d’allumer un incendie universel avec l‘aide du petit mouvement sectaire des chrétiens, à l’écart du judaïsme, comment, à l’aide du symbole « Dieu sur la Croix », on pourrait réunir en une puissance énorme tout ce qui était bas et secrètement insurgé, tout l’héritage des menées anarchistes de l’Empire. (14) »
Dans cet ouvrage on retrouve l’idée selon laquelle les luttes pour l’égalité sont le produit d’une manipulation par le judaïsme du christianisme. Il y a ici aussi une conception par Nietzsche du juif comme étant à la base de tout mouvement historique d’émancipation mais surtout comme n’y croyant pas lui-même, comme étant un manipulateur, un comédien, un menteur. Il n’y a pas ici un racisme qui réduit l’autre à la corporéité pour justifier l’exploitation. Au contraire, le juif est vu comme un malin capable de manipulation, capable de rendre le peuple révolutionnaire. On voit que l’antisémitisme de Nietzsche est ici inscrit dans une pensée réactionnaire (15).
On retrouve cette forme d’antisémitisme chez Hitler. Le juif serait un menteur, manipulateur qui encouragerait l’ouvrier à la révolution dans le but caché de détruire l’Allemagne :
« Il se rapproche de l’ouvrier, feint hypocritement d’avoir de la compassion pour son sort ou même d’être indigné de la misère et de la pauvreté qui sont son lot ; le Juif gagne ainsi la confiance de l’ouvrier. Il s’efforce d’étudier toutes les épreuves, réelles ou imaginaires, que comporte la vie de l’ouvrier et d’éveiller chez celui-ci le désir violent de modifier ses conditions d’existence. Le besoin de justice sociale qui sommeille toujours dans le cœur d’un Aryen, le Juif l’excite habilement jusqu’à ce qu’il se change en haine contre ceux qui jouissent d’un sort plus heureux et il donne un aspect philosophique précis au combat livré contre les maux sociaux. Il jette les bases de la doctrine marxiste. (…) Car, sous le masque d’idées purement sociales, se cachent des intentions vraiment diaboliques ; on les expose même publiquement avec la clarté la plus impudente. (…) En refusant à la personnalité et, par suite, à la nation et à la race qu’elle représente, tout droit à l’existence, elle détruit la base élémentaire de ce qui constitue l’ensemble de la civilisation humaine, laquelle dépend précisément de ces facteurs. Voilà l’essence même de la philosophie marxiste, autant qu’on peut donner le nom de « philosophie » à ce produit monstrueux d’un cerveau criminel. (16) »
On remarque à l’aide de ces deux textes qu’il y a bien des racismes différents, cela ne les distingue ni d’un point de vue quantitatif ni d’un point de vue moral bien entendu. Ils se distinguent dans leurs rôles historiques et donc dans la forme que vont prendre les stéréotypes. L’antisémitisme hitlérien répond au problème du communisme par la conception d’un juif menteur et manipulateur. Au contraire, le racisme d’exploitation dénue d’intelligence sa cible et la valorise sur le plan corporel. L’antisémitisme se distingue ainsi d’un racisme qui voyait dans les indiens des êtres dénués d’intelligence. Ici, c’est l’intelligence du juif qui causerait le mal. D’ailleurs Hitler, par opposition, théorise des allemands forts physiquement (17), on peut analyser de cette manière l’importance accordée au sport dans ce régime qu’on oppose à l’intellectualisme juif et marxiste. L’antisémitisme est donc dans le milieu ambiant d’Hitler, c’est aussi pour cela qu’il peut jouer le rôle qui lui est demandé dans la lutte anti communiste.
Sans être expert sur la question du racisme, il est intéressant de voir que l’islamophobie ne paraît pas se réduire à la justification d’une exploitation. Elle contient aussi un contenu complotiste voyant les musulmans comme étant à la tête d’un mouvement qui manipulerait la gauche contre la France. Là, nous sommes dans le rôle de l’antisémitisme hitlérien. Ainsi, ça influence aussi le type de stéréotype qu’on attribue à l’arabe ou aux musulmans : l’islamophobie ne conceptualise pas un musulman extrêmement musclé autant que peut le faire la négrophobie. Le musulman sera plutôt vu comme manipulateur, rusé et voulant mener une attaque d’abord idéologique. Par exemple, les clichés racistes diront qu’il ne se bat pas virilement contrairement au rugbyman qui lui viendrait tout seul et sans couteau.
4/ L’impasse de la bourgeoisie
Ainsi, loin d’être original, Hitler partage avec ses contemporains un antisémitisme qui lui préexiste, idem pour sa peur du communisme. Mais pourquoi articuler les deux de cette manière et ne pas lutter contre le marxisme avec les armes habituelles de la bourgeoisie ? C’est qu’Hitler reconnait une force au marxisme et à la Social-Démocratie : ils sont virulents, répondent à des préoccupations ouvrières et sont investis dans la propagande. Ils ont les ouvriers avec eux et sans eux rien n’est possible :
« À cette classe [les intellectuels « superficiellement nationalistes »], s’oppose celle de la grande masse de la population des travailleurs manuels. Celle-ci est groupée en mouvements de tendance plus ou moins marxistes-extrémistes, et elle est décidée à briser par la force toutes les résistances d’ordre intellectuel. Elle ne veut pas être nationale ; elle refuse sciemment de favoriser les intérêts nationaux : au contraire, elle favorise toutes les poussées dominatrices étrangères. Numériquement, elle représente la plus grande partie du peuple, mais surtout elle contient les éléments de la nation sans lesquels un relèvement national ne peut être ni envisagé, ni réalisé. (18) »
Le problème d’Hitler est bien ce prolétariat communiste et internationaliste mais pour le récupérer il ne peut pas s’appuyer sur la bourgeoisie. La bourgeoisie est, selon Hitler, impuissante. Le reproche d’Hitler envers la bourgeoisie est toujours relatif. Il lui reproche sa faiblesse face au communisme ou son manque de tact avec les travailleurs, rien de plus.
« Il est insensé et plus que stupide de s’imaginer qu’un fanatique internationaliste, ayant abandonné le parti de la lutte des classes, voudrait instantanément entrer dans un parti bourgeois, c’est-à-dire dans une nouvelle organisation de classe. (…)
Les partis « bourgeois », comme ils se dénomment eux-mêmes, ne seront plus jamais en état de ligoter les masses « prolétariennes », car ici se trouvent en présence deux mondes séparés l’un de l’autre, en partie naturellement, en partie artificiellement, et dont l’attitude mutuelle ne peut être que celle de la lutte. Mais le vainqueur sera ici le plus jeune, et ç’aurait été le marxisme. Il y avait là une importante lacune. (19) »
La bourgeoisie ici est reprochable non pas pour ce qu’elle est en soi, mais pour son incapacité à gagner. Hitler pointe la lacune qu’il compte résoudre. Le national-socialisme c’est la doctrine qui sort in extremis la bourgeoisie d’une bataille qu’elle était condamnée à perdre. Si elle ne veut pas être écrasée par le prolétariat elle va devoir collaborer, c’est-à-dire se radicaliser dans le nationalisme mais aussi ne pas provoquer les travailleurs. Le mode de production capitaliste ne serait pas un problème en soi mais uniquement par ses excès qui peuvent nuire à l’unité nationale. C’est en ça que le supposé « socialisme » hitlérien ne vaut pas mieux que les supplications annuelles de Bruno Le Maire au patronat :
« Sans doute, un ouvrier pèche contre l’esprit d’une collectivité populaire digne de ce nom quand, sans égards pour le bien public et pour le maintien de l’état économique national, et appuyé sur sa force, il profère des revendications exagérées. Mais un entrepreneur ne lèse pas moins cette communauté si, par des procédés d’exploitation inhumains et par de véritables extorsions, il fait mauvais usage de la force de travail de la nation et gagne, tel un usurier, des millions sur la sueur de ses ouvriers.
Il perd ainsi le droit de se dire « national », ni de parler d’une communauté populaire, car il n’est qu’une canaille égoïste qui sème le mécontentement et provoque les luttes qui s’ensuivent, luttes qui, de toutes façons, seront nuisibles au pays. Le réservoir dans lequel notre mouvement devra puiser en premier lieu sera donc la masse de nos ouvriers. Cette masse, il s’agit de l’arracher à l’utopie internationaliste, à sa détresse sociale, de la sortir de son indigence culturelle et d’en faire un élément décidé, valeureux, animé de sentiments nationaux et d’une volonté nationale, de notre communauté populaire. (20) »
Texte précieux, Hitler ici n’a rien contre la société de classes mais en déplore juste les excès. Il trouve exagéré les revendications ouvrières d’égalité. On voit que le nazisme apparaît ici comme un dépassement de la bourgeoisie au service de cette dernière en tant qu’elle repose sur la société de classes. Le problème n’est pas la société de classes mais plutôt que par ses excès, elle radicalise le prolétariat et donc met en danger l’Allemagne. Le nazisme propose donc à cette bourgeoisie le nationalisme antisémite, seul en mesure de la protéger du communisme. Cela lui demandera de légers sacrifices mais cela est préférable pour elle à une révolution. On propose presqu’ici un capitalisme à visage humain pour l’ouvrier aryen (21). Pour préserver la société de classes, Hitler propose l’outil idéologique nationaliste mais celui-ci doit s’accompagner d’une collaboration économique du patronat qui ne doit pas laisser le prolétariat mourir de faim (22). Ainsi, Hitler est autant socialiste qu’un cadre de l’aile droite du PS, il veut bien donner des miettes aux travailleurs pour les calmer. Si le socialisme c’est un capitalisme qui se modère pour survivre, oui, Hitler est socialiste. Or, le socialisme et le marxisme ne sont en aucun cas cela et c’est pour cette raison qu’Hitler déteste la Social-Démocratie et le marxisme.
Ces textes en tête, quel est le problème historique expliquant le nazisme ? La contradiction bourgeoise du début du Vingtième siècle ayant produit un prolétariat qui se renforce. Cet effroi bourgeois, nous l’avons vu, est caractérisé par un Hitler obsédé par la Social-Démocratie. Hitler a un problème de droite et non pas un problème de gauche : il a peur pour le nationalisme allemand et pour l’ordre, il n’a pas peur pour le socialisme, il se contente d’en utiliser l’apparence.
Cette peur nécessite une solution que la bourgeoisie traditionnelle ne peut résoudre. Elle a besoin d’une porte de sortie, d’un acte inédit, de sortir du cadre humaniste dont elle se prévaut. Elle est presque vue comme trop bonne par Hitler (23). Il lui propose donc une sortie par sa politique nationale et raciste. L’antisémitisme est la forme de racisme qui va sortir la bourgeoisie de l’offensive communiste. Cet antisémitisme sera porté et théorisé de manière systématique par Hitler et son mouvement. Il sert la bourgeoisie et émerge dans un contexte révolutionnaire. Ce qui n’empêche pas Hitler de réprimender le patronat mais toujours dans la perspective d’un travail commun.
5/ Hitler notre contemporain, un homme de droite comme un autre
Quand nous lisons les textes d’Hitler, on peut être étonné. Un libéral moyen pourrait y trouver du bon sens : « Baisser la marge de profit pour calmer le prolétariat ». Quelle belle idée, quasiment de l’humanisme ! « La lutte des classes n’apporte que nuisances. », « Les marxistes sont des fous qui pensent que la loi sert la bourgeoisie. », « La patrie est neutre et doit être aimée. ». Un homme de droite lambda ne peut qu’être conquis. Un passage de Mein Kampf est frappant : Hitler s’interroge à propos de l’orgueil national et sur la fierté d’être allemand (24). Ce passage est perturbant parce qu’Hitler n’invente pas cette problématique mais y répond, elle est banale pour son époque et malheureusement aussi pour la nôtre. Cette problématique vient de la bourgeoisie qui se demande pourquoi le prolétariat n’est plus nationaliste et n’est plus fier d’être allemand. Partageant ce constat amer avec le bourgeois, Hitler lui reproche ensuite de ne pas entretenir par l’éducation et le social ce nationalisme. Ce n’est même pas lui qui pose le problème, il n’apporte que la réponse. Ce n’est même pas un simple homme de droite, c’est celui qui apporte des réponses inédites à des problèmes de droite. La bourgeoisie a des préoccupations communes avec ce dernier, ce qui banalise ses obsessions. Et l’homme de droite actuel ne peut que s’y retrouver, n’était-ce pas RMC qui reprochait à Obono de manquer d’orgueil national (25) ? N’importe lequel de nos jeunes gens sur Tik Tok, Twitter ou News entend des propos déplorant l’absence d’orgueil national. Notre époque possède les mêmes préoccupations stupides et racistes que l’Allemagne hitlérienne. Hitler ne veut pas que la nation soit dans les mains de communistes ou d’étrangers qu’il identifie à la judéité comme notre droite identifierait ça aux musulmans.
Pourquoi de telles similitudes idéologiques ? Si l’on regarde le rapport de force entre la bourgeoisie et le prolétariat on peut voir que le problème qu’Hitler voulait résoudre est revenu. La bourgeoisie a perdu tout ancrage dans les classes laborieuses. Ces dernières se déplacent donc parfois vers des perspectives socialistes ou démocratiques comme lors du mouvement gilets jaunes ou de la réforme des retraites. Les scores électoraux prévus pour les élections prochaines ressemblent d’assez près aux résultats des législatives de novembre 1932 (26). Les partis centristes perdent des points au détriment certes d’un parti d’extrême droite mais aussi parfois d’un parti de gauche radicale (LFI) qui a gagné dix points en dix ans. La bourgeoisie traditionnelle a perdu la bataille, un gilet jaune éborgné ne votera pas Macron, idem pour le travailleur à qui on a volé la retraite.
Alors, quelle solution pour le bloc libéral qui, il y a encore douze ans, qualifiait ces deux partis au second tour et aujourd’hui aura des difficultés à en qualifier ne serait-ce qu’un seul ? Sa solution c’est le national-socialisme de Marine Le Pen. Le Pen est avant tout une nationaliste et donc une raciste qui reproche à la gauche d’être soumise à l’islam et d’être contre l’intérêt national. Idée complotiste et raciste à souhait mais que la bourgeoisie commence à accepter. Ce nationalisme reste son fer de lance, demeure dans le nom du parti et structure tout le programme, que ce soit dans le rapport à la terre, à la natalité ou à l’économie. Lors de la réforme des retraites ou lors du mouvement des gilets jaunes, Le Pen a tenu une position paradoxale caractéristique de la pensée hitlérienne. Elle a condamnée à la fois le gouvernement du bourgeois Macron mais aussi la lutte des classes menée par les travailleurs. C’est le nationalisme qui permet de tenir les deux bouts : pas de lutte entre les classes afin de ne pas affaiblir la France. La bourgeoisie ne doit donc pas abuser dans son exploitation mais surtout le prolétariat ne doit pas faire de grèves intenses ou de manifestations violentes dans le risque d’affaiblir la nation. Or, ce nationalisme dont se revendique avec ferveur le rassemblement national, c’est le cœur de la pensée hitlérienne ; sa haine du juif autant que son anticommunisme se justifient par le fait que ces deux-là menaceraient l’Allemagne. Dans Mein Kampf avec les mots « allemand » et « Allemagne », c’est le mot « nation » qui apparait le plus, davantage même que celui de « juif » (27). Enfin, le nationalisme est menacé chez Hitler comme pour le RN par la gauche et un ennemi intérieur : ennemi intérieur juif pour Hitler, musulman ou immigré pour le RN.
Après ce nationalisme qui est le cœur du nazisme, Le Pen est aussi capable de singer la gauche pour mieux la détruire. Elle a su se donner une apparence « sociale » lors du conflit sur les retraites tout en condamnant la lutte des classes dès qu’elle gagnait en intensité. Le problème n’est donc pas que ce parti fut fondé par des nazis, mais qu’il agit en correspondance (pas forcément intentionnellement) avec la doctrine présentée par Hitler dans Mein Kampf. Il paraît même que son efficacité vient de l’application précise de cette doctrine capable de parler à une partie des travailleurs comme l’avait aussi réussi Hitler. Ainsi, les victoires du parti lepéniste sont le résultat d’une collaboration active avec la bourgeoisie à qui Le Pen offre une réponse : construire un prolétariat nationaliste plutôt que communiste.
6/ Conclusion
Hitler n’est malheureusement pas un fou ou un simple artiste frustré. C’est un homme de droite comme un autre. Un homme de droite qui, dans le but de préserver l’Etat nation du communisme et du judaïsme, a proposé une alternative nationaliste. Une porte de sortie brutale et raciste capable de massacrer des millions de juifs et de réprimer des milliers de communistes ; capable d’élaborer pour le prolétariat aryen une théorie pouvant l’animer autant que le communisme. Ainsi, rien ne sert de parler d’Hitler sans le politiser, sans rappeler en même temps que le nationalisme tue et tuera, hier des juifs, et aujourd’hui déjà, à travers les politiques migratoires ou les violences policières, des noirs et des arabes. Qu’est-ce qu’Hitler et son génocide ? Un nationalisme raciste et anticommuniste. Abstraction faîtes de sa germanité et de son intérêt pour la peinture, Hitler, c’est la France de 2024.
1 : Pour une critique de cela, voir Losurdo, « Pour une critique de la catégorie de totalitarisme ».
Pour la catégorisation du nazisme par le mot « allemand », donc par un vocable national. Un exemple au passage dans Le fond de l’air est rouge de Chris Marker, à 1h25, où une passante déplore les agissements ouvriers de Mai 68 « ils saccagent notre pays, même les Allemands ne l’avaient pas fait. »
2 : Voir Maurice Rajsfus, La Police de Vichy. Cet ouvrage explique l’insistance des collaborateurs français, par exemple Bousquet, à ce que la police française participe à la déportation, et uniquement de juifs étrangers.
3 : Dans cet article, l’historien Ishay Landa explique le caractère opportuniste et non pas sincère de l’appellation « socialiste », indispensable pour avoir des électeurs ouvriers dans l’Allemagne de l’époque : https://www.contretemps.eu/nazis-hitler-hypercapitalisme-liberalisme-socialisme/
4 : https://www.contretemps.eu/victoire-hitler-30-janvier-1933-allemagne-nazisme/
5 : Voir cet article sur la possible conciliation entre interventionnisme et capitalisme et son effectivité sous le nazisme : https://www.contretemps.eu/nazis-hitler-hypercapitalisme-liberalisme-socialisme/ . Le concept plus tardif d’« ordolibéralisme » confirme cette idée.
6 : https://beq.ebooksgratuits.com/Propagande/Hitler-combat-1.pdf Les références précédentes sont issues de la préface de l’édition.
7 : Hitler, Mein Kampf, édition citée précédemment p.86.
8 : OPC p. 103 « Quand elle s’occupe de questions économiques [la SD], ses affirmations et les preuves qu’elle en donne sont fausses. ».
9 : OPC, pp. 104-105, première occurrence du terme : « juif ». Seul « judaïsme » apparait une fois avant en étant associé au marxisme.
10 : https://www.contretemps.eu/victoire-hitler-30-janvier-1933-allemagne-nazisme/
11 : Idem.
12 : Mein Kampf, p 640, édition citée précédemment : « nous risquions fort d’être démolis. ».
14 : OPC. Nietzsche, L’Antéchrist.
15 : Losurdo, Nietzsche le rebelle aristocratique. Edition Delga, p.788 à 801, évoque aussi la réception hitlérienne de cet auteur. Ainsi que dans Généalogie de la morale, p.44, wikisource.
16 : Mein Kampf, édition citée précédemment p. 561. Voir aussi p. 573, où Hitler fait tout un récit pour montrer que le marxisme sous toutes ses formes est parfait pour le grand complot juif.
17 : Klemperer, LTI, chapitre 32, Boxe.
18 : OPC 582.
19 : OPC 312.
20 : OPC 598.
21 : Chapoutot, La révolution culturelle nazie, Gallimard. P 16.
22 : OPC 592
23 : OPC 595
24 : OPC 74-75-76
26 : https://fr.wikipedia.org/wiki/%C3%89lections_l%C3%A9gislatives_allemandes_de_juillet_1932
27 : 358 fois en comptant nationalisme. « Allemand » et « Allemagne » apparaissent 600 fois.