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Totalité contre Éclectisme chez le jeune Trân Đức Thảo
Trân Đức Thảo est à l'ordre du jour. Non pas seulement parce que des éditeurs un peu zélés auraient décidé de le republier, mais parce que sa pensée est au cœur d'au moins trois grands questionnements du temps présent : le colonialisme, le marxisme et la subjectivité.
Par Armand Verley Publié in #ALLIES le 28 juin 2025 17 min de lecture
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 Totalité contre Éclectisme chez le jeune Trần Đức Thảo

Ce texte est l’intervention d’Armand Verley pour le colloque Historical Materialism Paris 2025 dans la session consacrée à la sortie du livre de Trần Đức Thảo, Phénoménologie, Marxisme et Lutte Anticoloniale sous la direction d’Alexandre Feron aux Éditions Sociales.

Nous invitons le lecteur curieux d’aller plus loin que cette brève introduction à lire ce livre qui regroupe la majorité des textes publiés par l’auteur vietnamien entre son arrivée en France en 1936 et son départ hâtif pour participer à la lutte de libération du Vietnam en 1951.

Trần Đức Thảo est à l’ordre du jour. Non pas seulement parce que des éditeurs un peu zélés auraient décidé de le republier, mais parce que sa pensée est au cœur d’au moins trois grands questionnements du temps présent :

Premièrement, le colonialisme qui, depuis le 7 octobre 2023, est redevenu une question centrale pour tous les progressistes de ce monde, et notamment en France, dont l’histoire coloniale perdure encore aujourd’hui avec, entre autres, les luttes d’indépendance kanaks.

Deuxièmement, le marxisme qui, après des décennies difficiles liées à la chute de l’URSS et à l’offensive bourgeoise néolibérale, se restructure en réponse à la crise généralisée. Le colloque actuel en est la preuve, s’il en fallait une.

Troisièmement, après des décennies d’approche réductionniste, naïvement objectiviste, la redécouverte de la phénoménologie en psychologie, en neurologie, en psychiatrie, provoque un regain d’intérêt pour celui qui a probablement le plus poussé la phénoménologie dans ses retranchements : Trần Đức Thảo.

C’est dans ce contexte que paraît ce premier tome consacré aux Écrits Philosophiques et Politiques du jeune Trần Đức Thảo[1], sous la direction éditoriale d’Alexandre Feron ici présent.

Je voudrais d’abord remercier Alexandre et les Éditions Sociales pour leur travail, car il facilite énormément celui de ceux qui veulent s’intéresser à cet auteur. Il y a trois ou quatre ans, quand j’ai commencé à lire Trần Đức Thảo, la plupart des articles présentés dans l’ouvrage n’étaient trouvables qu’en se déplaçant dans certaines bibliothèques, voire introuvables à ma connaissance pour certains.

On pourrait passer des heures à décortiquer chaque texte, mais les contraintes de l’exercice me poussent plutôt à vous proposer une clé de lecture des textes de jeunesse de Trần Đức Thảo présents dans l’ouvrage. Et si vous n’êtes pas d’accord avec moi, nous pourrons en discuter.

Il me semble que l’on peut interpréter ces quinze années de réflexions et d’écriture, de l’arrivée du philosophe vietnamien en métropole en 1936 à son départ pour le Vietnam en 1951, à travers le prisme du choix progressif que fait Trần Đức Thảo en faveur de la Totalité contre l’éclectisme ambiant.

Qu’entendons-nous par la Totalité contre l’Éclectisme ?

Suivons le parcours dessiné par Alexandre Feron : phénoménologie, marxisme et lutte anticoloniale.

La phénoménologie : une totalité inachevée

Commençons d’abord par la phénoménologie, spécialité de jeunesse de Trần Đức Thảo, dont il comprend assez rapidement les limites. Le dernier Husserl, dans la Krisis[2] notamment, donnait à la notion de totalité une place importante. Il écrit en effet que « tout subjectif appartient à une totalité indéchirable[3] » : parce que la conscience est toujours « conscience de » (notamment conscience du monde).

Cependant, malgré sa volonté affichée de rejeter le dualisme et de montrer le lien fondamental entre le sujet et l’objet, Husserl n’y parviendra jamais. Il a compris, comme Kant[4], que le sujet et sa conscience sont actifs dans leur interprétation du monde qui semble les transcender et qu’on ne peut s’intéresser à ce monde de manière naïve, comme si les objets y étaient là indépendamment de notre manière de les constituer dans notre conscience. Seulement, Husserl en déduit qu’il ne faut étudier la conscience et le monde que du point de vue de la conscience.

Comment alors récuser les accusations de solipsisme quand il écrit par exemple que « tout sens et tout être imaginables, qu’ils s’appellent immanents ou transcendants, font partie du domaine de la subjectivité transcendantale, en tant que constituant tout sens et tout être[5] » ? Comment atteindre le monde réel, qui semble être la clé de compréhension de notre conscience, si on ne l’étudie que comme « transcendant dans ma conscience » ? En partant toujours des contenus de conscience, l’approche de Husserl est idéaliste, et il le reconnaît[6]. Associée à sa critique du dualisme, elle ressemble à un monisme idéaliste, mais comme Husserl n’est pas assez mystique pour nier l’existence du monde réel au-delà de la conscience, elle apparaît plutôt comme une sorte de dualisme honteux, inassumé.

L’éclectisme : une impasse théorique et pratique

Nombre d’intellectuels vont chercher à résoudre les contradictions de la phénoménologie par une tentative d’articulation de celle-ci avec le marxisme[7]. Les plus connus sont Maurice Merleau-Ponty et Jean-Paul Sartre qui tenteront, au sortir de la guerre, une synthèse entre phénoménologie dans sa version existentialiste et marxisme, sans jamais pour autant y arriver étant donné que les épistémologies de ces deux doctrines s’opposent. C’est cela l’éclectisme que Trần Đức Thảo va finir par dénoncer : vouloir assumer à la fois la phénoménologie, qui quoi qu’on en fasse reste un idéalisme subjectif, qui part des contenus de conscience du sujet, et qui de ce fait exclut l’étude objective du monde réel ; et puis le marxisme qui en tant que matérialisme moniste, en est l’opposé.

Cette tentative d’articulation a d’ailleurs aussi tenté le jeune Trần Đức Thảo dans un premier temps, en 1946-1947 notamment, dans des textes comme Sur l’Indochine[8] ou Marxisme et Phénoménologie[9] par exemples, mais il va finir par l’abandonner et opter pour le matérialisme dialectique. Il dénonce au passage le fait que ses compères soient restés dans « l’horizon nuageux d’un éclectisme intellectualiste[10] ».

À travers cette critique, Trần Đức Thảo questionne la posture de l’intellectuel, de l’universitaire, d’un pays capitaliste et impérialiste qui, du haut de sa position sociale de clerc, a souvent trop à perdre à l’engagement, et au fait de trancher les débats théoriques ou pratiques qui vont avec[11].

Loin d’être une synthèse, cet éclectisme serait pour Trần Đức Thảo un refus d’obstacle, une sorte de capitulation. Il écrit dans un texte autobiographique :

« Après la liquidation du fascisme, il fallait choisir entre l’existentialisme et le marxisme. Ni Sartre, ni Merleau-Ponty n’ont pu s’y décider, ou plutôt ils avaient déjà opté pour l’existentialisme. »

Le marxisme comme totalité dialectique

Passons au deuxième terme du titre choisi par Alexandre Feron : le marxisme. C’est par cette doctrine que Trần Đức Thảo finira par résoudre les contradictions de la phénoménologie. Pour ce faire, l’auteur vietnamien pousse jusqu’au bout l’idée husserlienne du lien profond entre conscience et monde comme Totalité. Oui, la conscience et le monde sont toujours liés, mais ce n’est pas à l’intérieur de la conscience que l’on pourra montrer comment cette corrélation[12] entre conscience et monde, entre sujet et objet, s’est produite dans l’histoire. Au contraire, c’est dans l’étude du « devenir effectif de l’histoire réelle[13] » comme totalité matérielle en devenir que l’on peut comprendre l’émergence de la conscience et le monde qui lui apparaît.

Trần Đức Thảo propose ainsi le marxisme comme monisme matérialiste dialectique, c’est-à-dire non pas simplement comme matérialisme historique, mais comme science du devenir de la totalité matérielle du monde. Dans un débat de 1947 au sujet du marxisme avec Roland Caillois, Jean Domarchi, Jean Wahl et Éric Weil, Trần Đức Thảo explique que :

« Le matérialisme marxiste n’est pas un simple matérialisme historique au sens de Léon Blum, conditionnement des idéologies par les formes historiques ; ce n’est pas du tout cela ; c’est un matérialisme dialectique, c’est-à-dire métaphysique. Ontologiquement, c’est la matière elle-même qui devient conscience. C’est dans cet acte même que réside l’authenticité des valeurs qu’on appelle spirituelles.[14] »

On pourrait croire qu’il s’agit pour Trần Đức Thảo d’une sorte de réductionnisme, d’une façon de rejeter l’idéalisme pour embrasser le matérialisme, et il est vrai qu’à cette époque les textes de l’auteur sont encore teintés d’un certain spinozisme[15]. À ce moment-là, Trần Đức Thảo dirait simplement que la conscience est une partie, une forme, un mode de la totalité matérielle. Mais la pensée de l’auteur est tout autre. L’article de 1948 en réponse à Alexandre Kojève intitulé « La Phénoménologie de l’Esprit et son contenu réel[16] » est limpide :

« Il n’y aurait aucun profit à chercher si le réel est matière ou esprit, en entendant par là une matière qui ne serait que matière et un esprit qui ne serait qu’esprit : car il apparaît trop évidemment qu’il ne saurait être exclusivement ni l’un, ni l’autre. Et il serait parfaitement désastreux d’en conclure que la totalité est matière et esprit, car on n’aurait fait, une fois de plus, que baptiser la difficulté. L’unité véritable ne peut se trouver ni sur le plan abstrait d’une réduction arbitraire, ni sur le plan éclectique d’une juxtaposition sans concept. Elle ne se réalise que par le passage de l’un des termes en son opposé. Dès lors, le vrai problème n’est pas métaphysique mais dialectique : il ne concerne pas la nature de l’être mais le sens du devenir.[17][18] »

Loin d’être mécaniste, naïf et réducteur, le matérialisme dialectique prôné par Trần Đức Thảo se veut être un dépassement tant de l’idéalisme transcendantal que du matérialisme mécaniste. À travers sa compréhension dialectique de la notion de totalité, l’approche de Trần Đức Thảo exprime qu’il n’y a ni opposition ni juxtaposition de la matière et de l’esprit, mais bien un développement de l’esprit à partir de la matière. Il ne s’agit donc jamais de dire : ou bien l’idéalisme, ou bien le matérialisme ; ou bien le sujet, ou bien l’objet. Mais de montrer comment une dialectique matérialiste permet de comprendre l’émergence du sujet conscient dans le devenir matériel.

C’est ainsi que l’auteur envisage de résoudre ce que Husserl nommait le « paradoxe de la subjectivité : être sujet pour le monde, et en même temps être objet dans le monde[19] », paradoxe qui lui résistait à cause de son dualisme et de son idéalisme.

L’engagement anticolonial comme totalité théorico-pratique

Enfin, venons-en au plus important, le troisième terme du titre de l’ouvrage : la lutte anticoloniale. Contre le pinaillage de ces mêmes intellectuels progressistes qui juxtaposent un demi-soutien aux colonisés et un accommodement avec le plan Marshall[20], symbole d’un impérialisme américain anticommuniste et bientôt anti-vietnamien, quand ce n’est pas clairement une critique des colonisés comme le montre le débat entre notre auteur et le trotskiste Claude Lefort[21], le parcours de Trần Đức Thảo que les textes choisis par Alexandre Feron retracent nous montre comment l’auteur est amené à faire un choix clair en faveur du Viet Minh, et ce malgré des campagnes de dénigrement, un emprisonnement, puis le risque de sa propre vie en retournant au Vietnam.

Il s’agit ici en quelque sorte de faire Totalité entre son activité théorique et son activité pratique. Dans un texte autobiographique, il explique son départ pour le Vietnam comme ceci :

« Les positions de principe, nettement affirmées, suffisaient à me déterminer à revenir au Viêt-Nam. Il fallait mettre la vie en accord avec la philosophie, accomplir un acte réel, qui réponde aux conclusions théoriques de mon livre.[22] »

Si, comme le dit l’adage léniniste, il ne saurait y avoir de pratique révolutionnaire sans théorie révolutionnaire, Trần Đức Thảo rappelle l’évidence : la révolution ne se fera jamais sur le plan unilatéral du concept. Et l’intellectuel ne sera jamais révolutionnaire sans l’engagement concret de tout son être. Seuls des révolutionnaires en chair et en os, peuvent conjurer la catastrophe, au risque de leur propre existence.

Conclusion

Pour conclure, il apparaît aujourd’hui précieux de mettre en avant l’héritage total de Trần Đức Thảo, tant sur le plan de ses luttes anticoloniales que dans son apport à la pensée marxiste mais aussi plus généralement à la philosophie, à l’anthropologie, à la psychologie ou à la linguistique. La séparation entre théorie et engagement est un point fondamental des périodes conservatrice, nous sommes obligés de l’évoquer aujourd’hui alors que des militants, intellectuels, camarades, invités à ce colloque ont dû renoncer à leur venu sous la pression de forces conservatrices. Nous les saluons et leur exprimons notre solidarité.  Il est important de rappeler que la pratique révolutionnaire s’est toujours faite à distance voir contre l’institution universitaire, que cette dernière fut libérale et bourgeoise (le marxisme y étant interdit), ou aujourd’hui massive et alignée sur les nécessités de discipline et de spécialisation sociale. L’engagement total de Trần Đức Thảo dénotant avec le reste de ses compères intellectuels et universitaires, nous rappelle que la philosophie révolutionnaire se doit d’être une vision du monde de classe que l’université ne pourra jamais totalement porter en elle-même dans une société capitaliste.

Penser la totalité aujourd’hui, c’est continuer de chercher l’unité entre la compréhension critique du monde et son dépassement possible. C’est un travail d’unité théorico-pratique, qui doit permettre de comprendre la lutte des sujets collectifs au sein de la totalité, et de prendre position. Seul le marxisme nous permet aujourd’hui la compréhension sociale totale et la transformation. C’est une nécessité absolue de le rappeler face au matérialisme historique contemporain.


[1] Trần Đức Thảo, Phénoménologie, Marxisme et Lutte Anticoloniale, Paris, Editions Sociales, 2024.

[2] Edmund Husserl, La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, Paris, Tel Gallimard, 2023.

[3] Ibid., pp. 142-143.

[4] Emmanuel Kant, Critique de la Raison Pure, Paris, P.U.F, 1967.

[5] Edmund Husserl, Méditations Cartésiennes, op. cit., p. 141.

[6] Ibid., p. 143.

[7] Pour approfondir voir Alexandre Feron, Le Moment marxiste de la phénoménologie française, Berlin, Springer, 2021.

[8] Trần Đức Thảo, « Sur l’Indochine », Les Temps Modernes, n°5, 1946, pp. 878-900.

[9] Trần Đức Thảo, « Marxisme et Phénoménologie », Revue Internationale, n°2, 1946, pp. 168-174.

[10] Trần Đức Thảo, Phénoménologie, Marxisme et Lutte Anticoloniale, op cit., p. 40.

[11] L’universitaire tombe alors dans une sorte d’« éclectisme médiocre » pour reprendre le syntagme de Lucien Sève décrivant ceux qui tentent de « trouver entre psychanalyse et marxisme un terrain d’entente » dans Lucien Sève, Pour une critique marxiste de la théorie psychanalytique, Éditions Sociales, Paris, 1977, pp 195-196.

[12] De son propre aveu dans une note de bas de page de la Krisis relevée pour la première fois par Trần Đức Thảo en 1951, cette thématique de la corrélation, c’est-à-dire du refus de séparer l’objet et le sujet, le monde et la conscience, constitue le centre des recherches de la quasi-totalité de l’œuvre de Husserl : « La première percée de cet a priori corrélationnel universel de l’objet d’expérience et de ses modes de donnée (tandis que je travaillais à mes Recherches logiques, environ l’année 1898) me frappa si profondément que depuis le travail de toute ma vie a été dominé par cette tâche d’élaboration de l’a priori corrélationnel. » dans Edmund Husserl, La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, op. cit., p. 189.

[13] Trần Đức Thảo, Phénoménologie et Matérialisme dialectique, Paris, Editions Delga, 2012, p. 9.

[14] Trần Đức Thảo, Phénoménologie, Marxisme et Lutte Anticoloniale, op cit., p. 107.

[15] « Peut-être n’appartenons-nous pas à la même famille d’esprits. Car avant d’aborder la philosophie contemporaine, j’étais un spinoziste convaincu, et je sais que c’est une doctrine que vous n’appréciez guère. Vous définissez la liberté par la négation de la nécessité. Je défends la grande tradition rationaliste qui les a toujours identifiées » dans « Alexandre Kojève et Trần Đức Thảo : Correspondance inédite » (1948), Genèse, n°2, 1990, pp. 131–137.

[16] Trần Đức Thảo, « La Phénoménologie de l’Esprit et son contenu réel », Les Temps Modernes, n°36, 1948, pp. 492-519.

[17] C’est moi qui souligne.

[18] Ibid., p. 519.

[19] Edmund Husserl, La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, op. cit., p. 203.

[20] « Quand surgit le Plan Marshall, j’eus le sentiment aigu de sa portée impérialiste et colonialiste, ce qui me donnait l’impression d’être un étranger parmi les habitués du groupe de Sartre lesquels s’accommodaient volontiers du cours nouveau. Et c’est ainsi que j’ai fait en 1948 mes adieux à l’existentialisme par une critique matérialiste systématique de l’interprétation de Hegel par Kojève. » dans Trần Đức Thảo, Phénoménologie, Marxisme et Lutte Anticoloniale, op cit., p. 433.

[21] Trần Đức Thảo, Phénoménologie, Marxisme et Lutte Anticoloniale, op cit., pp. 345-358.

[22] Trần Đức Thảo, Phénoménologie, Marxisme et Lutte Anticoloniale, op cit., p. 419.


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