La nature : opposer une analyse matérialiste à l’écofascisme grandissant
Introduction
« L’homme est une maladie dont la nature doit guérir ». Une phrase pré-faite tout droit sortie d’Inferno de Dan Brown et supposée répondre à l’enjeu de notre siècle qu’est la crise écologique. Elle n’a pourtant rien de radicale, ni dans son contenu, ni dans les solutions qui peuvent en émerger puisqu’elle n’attaque pas le problème à la racine. Elle fait de l’homme un amas grouillant, parasitaire, voué à l’extermination pour le Salut de la nature, omettant toute analyse sociale de ce qui crée la crise actuelle. Tous les hommes ? Sans doute pas ceux qui prononcent cette incantation, ceux-là mêmes qui ont compris la nature dans sa grandeur et sa beauté, qui voient en elle l’origine de tout. Ce sont bien rarement ceux qui hypothétisent de grands sacrifices qui sont prêts à les mettre en œuvre. Et pour cause, la masse grouillante d’hommes dont la nature est malade, ce sont les autres, ceux qui, aux yeux de ses défenseurs zélés, la défont, la déforment ou viennent la souiller.
Mais de quoi parle-t-on lorsqu’il est question de nature ? Pourquoi l’oppose-t-on à l’homme ? Et surtout, pourquoi ce terme est-il largement repris par les franges les plus radicalisées de l’extrême droite, tant lorsqu’il est question d’écologie que de désigner toute la société ?
Première partie : La nature essentialisée comme pierre angulaire écofasciste
Un peu d’histoire. Retour dans les années 1930, sur la construction du mythe nazi de la race aryenne. Les penseurs du IIIe Reich décrivent alors les Allemands comme les produits d’une nature, au sens d’espace géographique : belle, grande et parfaite. Le concept de nature s’entremêle avec celui de la Nation. C’est l’espace vital (Lebensraum) du peuple allemand issu de la pensée völkisch qui, déjà au XIXe siècle, théorisait l’obligation morale pour le peuple allemand d’habiter un espace naturel, assez vaste et prospère pour favoriser sa pleine croissance, justifiant ainsi les visées expansionnistes à l’époque des colonisations, notamment vers l’Est.
Petit hic : le peuple allemand a été défait de son espace vital en perdant l’Alsace et la Lorraine à la fin de la Première Guerre mondiale. De même, les vastes plaines d’Europe de l’Est, qui s’étendent de la Pologne à la Biélorussie sont, aux yeux des idéologues du régime, une terre à conquérir dont conquête est d’autant plus nécessaire que les populations slaves qui les habitent sont déjà considérées comme des sous-hommes (untermensch) par la taxinomie raciale nazie.
Même où il demeure encore, la nation est malade d’un ennemi de l’intérieur. Juifs, Tziganes, invertis et communistes sont un virus venu la corrompre et dont elle doit se débarrasser pour assurer la survie du peuple allemand, puis la grandeur de la race aryenne.
Voilà donc le rôle historique des Nazis : revenir à l’état de nature. En d’autres termes, réaffirmer l’exploitation et l’oppression capitaliste, patriarcale et raciale. Ce qui inclut naturellement de se débarrasser de ceux qui contreviendraient à cet ordre naturel, construit sur la nation, la famille, l’exploitation et la pureté.
En se basant sur le darwinisme social, les Nazis établissent une hiérarchie des races et identifient les indésirables, ceux qui ne contribuent pas à la grandeur de la nation. Ils désignent donc la modernité et le mondialisme comme phénomènes orchestrés par les indésirables pour faire disparaître la race allemande, la « grand remplacer » en quelque sorte pour faire écho à une expression actuelle.
La régénération de la race aryenne doit alors passer par la reconnexion de celle-ci à la nature comme entité supposée guider la société vers sa nation retrouvée, fixant ainsi l’essence des choses. L’objectif est de revenir à une harmonie du lien sang-sol et de réaffirmer le primat d’une nature naturante dont découle une hiérarchie biologique implacable à laquelle l’homme doit se soumettre sous peine d’être éliminé par la « survie du plus apte ».
Là naît l’écofascisme : la conception de la nature comme une entité suprême régissant nos essences et notre destin, dont les défenseurs sont ceux qui prennent part à la lutte des classes du côté du capital, du patriarcat et du racisme, autant des ystèmes qui trouvent leur justification par l’exploitation et l’oppression de ceux qui sont viles et inférieurs par essence. Les bourgeois méritent leur place, les hommes forts doivent diriger, les femmes doivent faire des enfants, les non-blancs doivent servir ou disparaître, ceux dont l’existence contredit les fondations de cette pensée doivent être exterminés.
Et cette pensée n’a pas disparu. Elle continue d’infuser et de se diffuser, notamment à travers le concept « d’enracinement », popularisé par les groupes identitaires et des nouvelles droites issus du GRECE (Groupement de Recherche et d’Études pour la Civilisation Européenne). Leur propagande et leurs pratiques militantes en sont directement inspirées. En se rendant sur le site du groupuscule Argos, les identitaires prônent ce rapprochement vis-à-vis de la nature, notamment à travers la randonnée. Une forme de scoutisme ?
Julius Evola, penseur néo-fasciste italien, écrivait à propos de l’alpinisme :
« L’individu se retrouve inconsciemment intégré à une réalité plus vaste, dont il reçoit des impressions de calme, de plénitude, de simplicité, de pureté, mais aussi un afflux quasiment supranormal d’énergie ; une volonté indomptable de continuer, de s’engager encore, de défier de nouveaux sommets, de nouveaux abîmes, de nouvelles parois. »
Ici, Evola change l’alpinisme et la randonnée en extase contemplative, en manière de sublimer son être à travers la nature. Il dépeint la montagne, environnement naturel des blancs, des Aryens, des Européens, comme à l’origine de leur nature conquérante. Nature qu’ils partagent en tant que race.
Ainsi, quand les militants d’Argos partent en balade, ils ne vont pas prendre l’air. Ils cherchent à revenir à leur nature fantasmée et à leurs racines. Et quand Génération Identitaire prend la montagne pour déployer une banderole, ils ne sont plus 15 clampins de la bourgeoisie citadine en doudoune bleue ; ils se rêvent légionnaires, enfants de Rome, partant à la conquête – ou la reconquête – de leur espace vital et de ses sommets.
Il n’y a donc rien d’étonnant à ce que les identitaires et racistes de tous poils s’enragent lorsque des non-blancs partagent leurs randonnées sur les réseaux sociaux. La vidéo d’Inoxtag gravissant l’Everest pose plein de problèmes, mais il faut lui reconnaître qu’elle pose la question de la montagne comme espace réservé aux blancs. De quoi provoquer des vagues de haine monstrueuses envers tous les non-blancs qu’elle a lancés à l’assaut des chemins et des montagnes. Les identitaires voyant à travers cette trend une énième violation de leur espace vital.
On retrouve d’ailleurs la notion d’espace vital dans les travaux du Groupement de Recherche et d’Études pour une Civilisation Européenne, évoqué précédemment. Centre névralgique de la production de la pensée identitaire et de la nouvelle droite, le GRECE abandonne la notion de race pour celle de civilisation, bien que le sous-texte demeure similaire. Il reprend également tout l’argumentaire de la pensée völkisch en exaltant une civilisation d’excellence produit de son environnement adapté qu’il convient de défendre. « Defend Europe » n’était pas le slogan de Génération identitaire pour rien.
Mais ne nous y trompons pas : quand des identitaires parlent de défendre l’environnement, il ne s’agit pas de défendre le vivant, ni de le faire dans une logique de classe ou anticoloniale.
On peut lire dans le média nationaliste-révolutionnaire Voxnr, courant poreux avec le milieu identitaire et descendant direct de la pensée völkisch, que le plus important à défendre dans la nature, c’est « la qualité de vie, la beauté des paysages et la douceur de vivre », plus important que « l’intérêt de quelques spéculateurs ».
Si cette dernière citation peut sembler hors sujet, revenons aux travaux de Daniel Guérin sur le fascisme. Georges Feltin-Tracol, à l’origine de cette phrase, oppose la défense de la nature, présentée sous son volet sensible et esthétique, à l’intérêt des spéculateurs. N’importe qui à gauche pourrait tomber d’accord avec cette phrase sortie de son contexte en voyant à travers lesdits spéculateurs l’image du capitaliste. Daniel Guérin écrivait :
« Le fascisme propose à ses troupes un ‘’anticapitalisme’’ petit-bourgeois bien différent de l’anticapitalisme socialiste. […] Bien qu’au service et à la solde du capitalisme, il doit – et c’est ce qui le différencie profondément des partis bourgeois traditionnels – afficher un anticapitalisme démagogique. Mais cet anticapitalisme, si l’on y regarde de plus près, est très différent de l’anticapitalisme socialiste. Il est essentiellement petit-bourgeois. […] Tout l’art du fascisme consiste à se dire anticapitaliste sans s’attaquer sérieusement au capitalisme. »
Nous venons d’en lire un exemple. Mais nous venons surtout de lire que Georges Feltin-Tracol n’a d’intérêt dans la nature que pour la préservation du « beau, de la qualité, de la douceur », non du vivant. De la même manière qu’ils proposent un anticapitalisme de surface, les écofascistes se font les parangons d’une lutte écologiste visant à préserver ce qui nourrit leur fantasme d’une civilisation issue de la nature. Ils défendent une idée de la nature, lorsque nous défendons la nature comme réalité écologique complète, en ce qu’elle est détruite par l’exploitation matérielle capitaliste.
Deuxième partie : La traduction en politique de l’écofascisme
Nous n’avons parlé jusque-là que de groupuscules soit dissous, soit qu’on pourrait croire marginaux. Nous serions sots d’imaginer qu’un espace vide existe entre les partis bourgeois, tant sur le plan idéologique que matériel. Evidemment, Axel Lousteau ne fait pas le service d’ordre de Fabien Roussel. Mais l’abandon de la lutte des classes par toute la gauche institutionnelle permet néanmoins des porosités.
Aujourd’hui, l’écofascisme se traduit par des luttes, par des politiques et par des discours dans l’ensemble des courants composant la vie politique française. Et ce jusqu’aux plus fervents révolutionnaires socialistes. Nous ne devons pas non plus oublier que les rangs du RN sont remplis de ces nervis biberonnés aux idées et aux pratiques écofascistes à tous les étages de sa bureaucratie.
Balayons le spectre politique de droite à gauche :
Le vieux Le Pen voulait que ses petits-enfants puissent voir des vaches plutôt que des Arabes. Si au RN l’écologie ne fait pas trop de vagues du fait de la composition du parti et de la visée libérale du programme, on devine à travers la phrase du borgne une certaine conception capitaliste de la nature, basée sur l’exploitation agricole. Une vache dans un élevage constitue, dans ce discours, une représentation de la nature à laquelle tous les petits propriétaires agricoles peuvent adhérer. Ce sont eux, la nature, ils en font partie et ils s’opposent à ceux qui viennent profiter d’elle et de leur dur labeur.
Si cela n’a rien de très poétique ni grandiose, on retrouve pourtant cette notion de parasite rendant la nation malade dans le discours frontiste. A travers l’image de ceux qui profitent et font crouler la France, le clan Le Pen cultive, depuis l’origine de leur entreprise politique, ce nationalisme écologique visant à protéger l’espace national et ses habitants de la masse grouillante et dévastatrice étrangère. Et c’est évidemment ce qui motive les politiques frontalières françaises et européennes depuis plusieurs décennies. Il y a bien longtemps que tous ont cédé sur l’immigration et les frontières, ainsi qu’à cette logique de l’étranger parasitant la nation – tel Frontex responsable de le mort de centaines de personnes par an. La diffusion de cette logique écofasciste de protection de l’espace national confirme la victoire idéologique du RN, mais surtout des penseurs qui arment intellectuellement l’extrême droite en discours depuis plus de 90 ans maintenant.
Victoire d’autant plus marquée par l’émergence, au cours de ces dernières années, du discours sur le « grand remplacement ». Concept de Renaud Camus, il catalyse toute l’angoisse du déracinement de l’ensemble des droites actuelles et excite les foules à travers une panique réactionnaire identitaire. Reconquête en a fait son fer de lance en 2022. Eric Zemmour annonçait la fin de la civilisation européenne à cause de la submersion migratoire, inéluctable à moins d’un sursaut national. Une immigration qu’il jugeait contre nature car venant altérer l’environnement européen à travers l’importation de cultures ne trouvant pas leur place dans l’espace vital et la civilisation dont il se fait le défenseur.
La nature, dans leur bouche, c’est la civilisation, la nation, la culture française et européenne. Des concepts indissociables et pour lesquels toute culture qui ne serait pas le produit de cette “nature” est jugée parasitaire. Pour Zemmour, l’Islam apparaît comme ce parasite, à la fois corps étranger rendant la nation malade, et ennemi de l’intérieur puisque gangrenant les institutions et son opposition politique, faisant de lui le seul capable de lutter contre le grand remplacement.
Cible prioritaire depuis cinquante ans, l’Islam est érigé en mal absolu. D’abord parasites venus profiter du travail des européens, les musulmans sont également barbares avec les animaux. Rien à voir avec la douce et belle pratique de l’abattage traditionnel européen, la méthode halal trouve ses détracteurs dans l’interstice reliant le RN à Europe Écologie Les Verts. Brigitte Bardot, figure de proue de l’opposition au halal, ne critique pas tant l’acte de tuer un animal que la méthode employée. Bien silencieuse le reste du temps, elle se réveille chaque année durant les fêtes de l’Aïd pour hurler à la barbarie, dans un cri collectif rassemblant certains défenseurs de la cause animale et identitaires. Ici, Bardot incarne ceux qui ne défendent pas la nature et le vivant mais une certaine exploitation de celle-ci. Au même titre que Hugo Clément – journaliste accusé soit dit en passant de harcèlement misogyne et raciste par d’anciennes camarades de l’ESJ – qui se pavane dans les meetings d’extrême droite en revendiquant porter la parole écologiste au-delà des clivages idéologiques. Brigitte Bardot est une libérale que la fin de l’exploitation du vivant n’intéresse pas plus que sa réforme. Elle est pour que l’oppression puisse convenir à sa morale idéaliste, blanche et bourgeoise.
Là se trouve notre gros problème. Il n’y a pas d’espace vide entre l’écologie libérale et l’écofascisme. Les écologistes, dans leur grande majorité des libéraux, se battent pour une idée, un concept abstrait, quelque chose qui les dépasse et qui se distingue des hommes. Leurs motivations peuvent être mystiques, morales, impulsées par la peur de mourir. De fait, leur logiciel analytique n’offre aucune sécurité à la fascisation de leur combat politique. Ils n’ont en tête que la défense de la nature à tout prix, sans réelle compréhension des luttes qui se jouent dans le système capitaliste, offrant une porte d’entrée formidable aux discours écofascistes, eux aussi dénués d’analyse de classes, mais tout autant bavards sur la défense de la nature.
Les libéraux sont les instruments d’un capitalisme qui trouve dans la bonne morale de ceux qui luttent, un moyen d’assimiler l’écologie pour la rendre inoffensive, la détourner de son objectif et lui faire oublier le plus important. C’est ce système dans sa totalité qui permet l’exploitation et la destruction du vivant. L’écologie libérale devient alors la défense de la morale, et de l’idée blanche de la nature et du vivant. Une écologie que les puissants peuvent récupérer et transformer en une écologie capitaliste.
On peut également regretter que le radicalisme de l’autre pan du courant écologiste soit si peu prompt à adopter une lecture de classes. Tôt ou tard, les discours néo-malthusiens portés par des figures de la lutte violente comme Paul Watson seront récupérés par ceux-là mêmes qui récupèrent l’écologisme d’Europe Écologie Les Verts. A la question de la famine, du manque d’eau et de la consommation, ils pourront proposer des réponses génocidaires éminemment racistes et coloniales, plutôt que des réponses questionnant la répartition des ressources et leur mode de production.
Et, camarades, nous ne sommes pas en reste. La vague brune qui vient engloutit tout. Elle arrive avec un accroissement des politiques racistes et patriarcales, mais surtout impérialistes. Et tout aussi révolutionnaires que nous soyons, nous échouons collectivement à nous distinguer des libéraux en permettant à l’essentialisme et au complotisme de perdurer dans nos milieux. En cela, les luttes trans sont un parfait exemple permettant d’apercevoir les trous dans notre navire. La réaction anti-trans est motivée par cet essentialisme, fruit de l’impérialisme, qui voudrait que les hommes doivent produire et les femmes se reproduire pour que les enfants puissent travailler et porter les fusils du bourgeois colon. Si nos organisations se contentaient simplement de ne pas prendre position, nous n’aurions pas tant d’inquiétudes, les personnes trans savent mener leur lutte. Mais nous observons des failles.
Les anti-tech sont peu nombreux, mais ils existent. Et ils rejoignent les paniques complotistes écologistes des mouvances anti-trans qui voudraient que les hormones que prennent les personnes trans soient responsables de la disparition d’espèces, tout en prenant part à la vie militante des courants révolutionnaires libertaires et communistes. Les courants anti-tech, sous couvert d’anti-transhumanisme et de critique de la technique, portent des discours anti-trans avec virulence et dans cette idée de défense de la nature qui façonne notre corps. La remise en question de cette nature par l’usage d’hormones visant à modifier nos corps serait le fait du capitalisme et de la technique. Dans une dimension également patriarcale, certains groupes anti-tech accusent plus largement les « tordus queers » de vouloir faire disparaître la frontière naturelle entre mâles et femelles afin d’obtenir une humanité à l’image d’une prétendue bourgeoisie gay et lesbienne : une humanité augmentée par la technique au service de la production. Qualifiant les « tordus queers » d’androphobes et d’ennemis de la nature, la peur manifeste des anti-tech se révèle finalement être la remise en cause de l’hétérosexualité et de ses normes. Dans leur combat, ils se font les alliés d’un capitalisme nataliste centré sur la famille et la reproduction de la force de travail par les femmes. Dans une logique de défense de ce qu’ils désignent comme la nature et le vivant, et sous réserve de critique du progrès technique et social, les anti-tech deviennent un maillon faible d’une lutte qu’une pourtant bien large partie du mouvement libertaire comprend à l’inverse dans son caractère de classe. Et non dans son aspect de défense de ce qui serait naturel, donc non construit.
Ils en oublient une chose essentielle dans l’analyse du progrès que partagent Marx et Kropotkine : le progrès technologique et social n’est pas le fruit du capitalisme, ce ne sont pas les bourgeois qui amènent le progrès, c’est la mise en commun des forces des travailleurs : c’est la coopération de notre classe toute entière et sa lutte contre la bourgeoisie qui permet ce que les capitalistes aiment réclamer comme leurs accomplissements.
Troisième partie : Une analyse matérialiste de la nature et de l’écologisme
Face aux porosités de notre camp, face au constat que le libéralisme demeure une pente glissante vers le fascisme, et que l’écofascisme des échos au point de voir naître des politiques reprenant son logiciel, nous devons remettre au goût du jour une analyse matérialiste de la nature et de la lutte écologiste.
Il faut une analyse qui prenne en compte le fait que la destruction et l’exploitation du vivant proviennent du colonialisme. Malcom Ferdinand en fait la démonstration dans ses travaux sur l’usage du chlordécone dans les bananeraies antillaises, dont le fruit est massivement importé pour la consommation en France. Ce pesticide, qui détruit tout ce qui vit et est responsable de milliers de victimes aux Antilles, sert directement les intérêts de la France par le pillage de la ressource et de la force de travail, mais réalise également un écocide.
Il faut une analyse qui remette en question l’impérialisme à sa racine, en remontant par ses branches. Notre camp doit comprendre que les politiques natalistes et de contrôle des corps – à travers le carcéralisme, la psychiatrie ou la baisse de moyens pour l’hôpital public permettant les IVG – touchant notamment les femmes et les LGBTI mais également tous ceux qui ne peuvent pas participer à la machine capitaliste, trouvent leur argumentaire dans l’écofascisme et servent des logiques impérialistes de conquête et d’exploitation. Car l’espace vital ne se suffit pas.
Pour maintenir le beau, le doux, afin de jouir de tous les bienfaits de la nature, et dans une logique capitaliste pour produire plus et accumuler les richesses, il est nécessaire pour les colons d’opprimer et d’exploiter les travailleurs du monde entier. Il faut réaliser une analyse qui cesse de séparer l’homme de la nature. Ils représentent une même entité. Un tout, produit de la lutte des classes et du capitalisme. La nature, c’est tout ce qui est exploité et détruit, c’est tout ce qui est transformé par le travail, tout ce qui est aliéné par le capital. En ce sens, la nature est construite socialement.
Ce dernier point implique que la nature n’est rien d’immuable : ce n’est pas quelque chose d’absolu. Notre être, notre existence, notre place dans la société n’a alors plus rien d’essentiel – au sens philosophique du terme – , et nous pouvons, partant d’une analyse matérialiste, protéger l’environnement en tenant compte des logiques et des schémas d’exploitation qui surextraient, surproduisent, surdépensent et surconsomment.
A l’exaltation béate et idéaliste de la nature, nous proposons quelque chose de concret à protéger : nous. La nature. Les travailleurs, notre classe. Nous laissons tomber toute considération morale, mystique et idéaliste, souvent inspirée par le colonialisme et le patriarcat.
L’ennemi de la nature devient alors évident. Il ne s’agit plus du parasite à la fois étranger et intérieur, il ne s’agit plus de nous battre seulement pour des concepts aussi abstraits et subjectifs que le beau, le doux et la qualité de vie, il n’est plus question de civilisation, de race ou de nation, ni d’aucun espace vital. Il est question de ceux qui exploitent. Il est question de la lutte de notre classe pour sa libération, de l’exploitation et de l’oppression de la bourgeoisie et du capitalisme.
Cette analyse parvient à faire la distinction entre ceux qui brassent du vent pour faire tourner les éoliennes, et ceux qui luttent vraiment contre ce qui détruit la nature. Dès lors, nous parvenons à opposer un discours sans faille et radicalement opposé à l’écofascisme sans possibilité de confusion. Un discours qui veut que notre salut ne puisse pas venir d’autre chose que de la révolution, de la mise en commun de la nature par la destruction de la propriété et du capitalisme.
Le lendemain du jour où j’ai posé les bases de cet article, un jeune Nantais d’une quinzaine d’année assassinait une de ses camarades de classe au couteau, laissant derrière lui un manifeste. Son texte reprenait idées pour idées, presque mots pour mots, tout ce que nous venons de voir de l’écofascisme et de l’écologie radicale libérale. Il n’est sans doute pas le premier auteur d’attentat écofasciste : nombreux sont ceux qui fantasment Ted Kaczynski comme un anarchiste et louent ses actions alors qu’elles s’inscrivent dans la même dynamique.
Le jeune Nantais est un pur produit de la contradiction que porte l’écologie libérale : lutter pour le vivant sans s’attaquer à ce qui le tue, réprimant toute résistance tout en alertant constamment sur l’effondrement. Il y a fort à parier que de cette contradiction naîtront de nombreux autres écofascistes. Ils ne passeront pas tous à l’action violente. Ils s’organiseront probablement dans des mouvements qui font écho à l’urgence qui les anime, pour peu que les mouvements en question aient des airs de ruptures avec l’écologie libérale. Si l’écologie en France anime surtout les petits bourgeois, l’enragement de ces derniers est à la fois la cause et la conséquence de la fascisation générale de la société. Nous devons urgemment porter un discours et une analyse clairs sur l’écologie pour tenter d’endiguer ce qui nous pend au nez dans ce scénario.
N.d.A. :
Cet article fait en quelque sorte écho à des années de frustration de mon côté. Anarchiste, j’ai été confrontée à plusieurs reprises au fait que même dans le courant dont je me revendique, des personnes sont sensibles à des rhétoriques fascistes. Et les courants communistes ne sont pas épargnés. Là d’où je viens, là où j’ai milité, ça fait des années qu’on entend parler des exploits d’un groupe anti-tech aux textes racistes et transphobes dont l’analyse se base sur des postulats essentialistes et coloniaux. Et régulièrement, on doit se battre pour que leurs venues, leurs tables rondes, leur publication soient annulées. Beaucoup trop régulièrement.
Dans des milieux où, en tant que militante trans, je trouve des alliés formidables, il me semble inconcevable (je suis sans doute un peu naïve ou exigeante) qu’une fois le constat établi du danger que représentent ces groupes et leurs discours, tout ne soit pas fait pour les faire disparaître. Pire, que le combat contre eux soit encore une question en suspens.
Sous couvert d’antidogmatisme, une partie de nos mouvements se payent le luxe de venir à la rescousse de ceux qui œuvrent à notre oppression, en traitant ceux qui ne leur laisseraient pas voix au chapitre de libéraux. Si l’antidogmatisme relève d’un laissez-passer pour des écofascisants, alors je préfère être dogmatique. Matérialiste, je ne cherche que la libération de ma classe et de tous les opprimés, c’est un point sur lequel je ne peux tergiverser et qui les place dans le camp opposé.
L’autre jour, lors d’une table ronde, j’ai dit que les Démocrates aux USA et le Labour aux UK ont lâché les personnes trans de la même manière qu’ils ont cédé sur l’immigration ou sur la Palestine. J’ai dit qu’en tant que militantes trans, nous ne pouvions faire confiance à ceux qui, certes n’ont pas encore lâché sur nos droits, mais qui ont déjà cédé sur l’immigration et la Palestine. Je pensais avant tout aux organisations politiques bourgeoises. Mais la porosité de certains milieux, la non remise en question de certaines organisations, me permet d’étendre ma critique à tous ceux qui se prétendent révolutionnaires. Si vous avez cédé sur l’essentialisme, si vous avez cédé sur les personnes trans, sur la Palestine, sur les droits des femmes, vous avez déjà cédé au capitalisme.
Merci à Archie pour la correction et les précisions. Merci à Loun pour son aide à la mise en forme d’un tel pavé.
Sources
https://infokiosques.net/IMG/pdf/coming_out_masculiniste_PMO-16p-fil-janv2015.pdf
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