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# Une vie de bergère
Hier, j'ai passé un « entretien d'embauche », et tant que c’est frais, je me suis dit qu’il fallait que ce soit relaté.
Par Collectif Publié in #CHRONIQUES DE L'EXPLOITATION le 30 juin 2025 13 min de lecture
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# Une vie de bergère

            Hier, j’ai passé un « entretien d’embauche », et tant que c’est frais, je me suis dit qu’il fallait que ce soit relaté.

            Je suis actuellement en pleine recherche d’estive et hier j’ai été visité une montagne. J’avais rendez-vous avec un éleveur pour qu’il me présente « le poste ». Avant d’y aller, je prends conscience que je ne postule pas en tant que simple individu mais que j’y vais en tant que femme, grosse. (je n’ai aucun problème avec le terme « grosse », et, même, j’y tiens !)

            Bref. En tant que grosse, m’habiller pour visiter une montagne (et donc marcher et faire du dénivelé), est une affaire des plus compliquées. J’ai essayé 12 tenues. D’abord, il me faut un t-shirt noir : je transpire énormément et avec du noir on voit moins que mon t-shirt est trempé. Je n’ai pas juste un front « luisant », non, moi j’ai le genre de sueur où chaque goutte qui tombe dans mes yeux m’aveugle et me brûle comme si je venais de me verser un litre de shampoing dans chaque œil. Et comme je complexe de suer d’un effort physique (voyez donc là toute l’ironie !) je m’assure d’avoir un bandeau dans les cheveux pour qu’on ne voit pas que mes cheveux sont trempés comme s’il pleuvait des cordes alors qu’en réalité il fait grand beau. Je garde aussi toujours mes lunettes de soleil (ou évidemment je ne vois rien puisqu’elles sont embuées en 2 secondes) pour qu’on voit le moins possible mon visage et mes gouttes qui perlent autour de mes yeux. Il me faut aussi un mouchoir dans ma main, comme ça, ni une ni deux, je m’essuie le front dans l’espoir que l’éleveur ne verra pas ma sueur : je n’ai encore rien trouvé pour cacher ma rougeur – si quelqu’un à des tips, je suis preneuse ! Puis, il faut que mon t-shirt soit en XXL afin qu’il ne colle pas au corps : j’évite d’avoir encore plus chaud et je « cache » mes bourrelets. Il faut aussi que mon t-shirt couvre mes fesses, parce que je suis une femme et que j’ai un beau boule. Trêve de plaisanterie, je suis une femme : je n’ai même pas besoin de développer la sexualisation de mon corps.

            Ensuite, je dois mettre un legging parce que les pantalons de rando n’existent pas dans ma taille : je fais 1m49 pour 75 kilos, je crois que les ingés de Décathlon n’avaient pas pensé à cette éventualité. Je fais aussi attention à ce que mon legging ne soit pas troué, je ne veux absolument pas passer pour une « punk à chien » auprès de l’éleveur.

            Arrive le moment de me préparer à manger, l’éleveur a prévu qu’on pique-nique à la montagne. Là encore, c’est une torture. De manière générale, j’ai honte de manger devant les autres, mais encore plus quand il s’agit de mon employeur. Je ne prends pas de trucs trop gras pour ne pas me sentir jugée mais j’essaie quand même de montrer que je connais les codes de la convivialité à la montagne : je pars sur un bout de saucisson et du fromage à partager.

   
            On me dit souvent que je me focalise trop sur mes complexes, que je ne devrais pas faire autant attention au regard des autres. A titre personnel, je ne connais aucun homme dans mon entourage qui manque de confiance en lui. En revanche, la quasi-totalité des femmes de mon entourage, oui. Alors, j’estime que mes complexes ne sont pas apparus d’eux-mêmes, ils sont sociétaux, et, de ce fait, il me semble qu’ils sont légitimes, peu importe la façon que j’ai de les vivre. Témoigner de ma préparation laborieuse pour un « entretien d’embauche » me semble révélateur de la brutalité avec laquelle j’anticipe, puis, vis, mon corps à travers le regard de mes employeurs, et disons-le, des hommes, puisque je travaille uniquement pour des hommes.


            Me voilà donc partie pour visiter la montagne après 4h de route qui, bien sûr, ne me seront pas défrayées. L’éleveur arrive quelques minutes après moi. C’est un homme de 49 ans, environ 1m80 et que j’ai jugé « athlétique ». Tout de suite, le stress m’envahit : je sais que je vais morfler à le suivre. Ça ne loupe pas, on fait 840 m de dénivelé positif en 50 minutes. A titre informatif, je mets habituellement 2h à faire 1000 m de dénivelé.

           Arrivés à la cabane, tout fier de lui, il me dit « bon là ça va on l’a fait tranquilou ». Évidemment qu’avec ta paire de grosses couilles tu n’allais pas me dire que toi aussi tu en avais chié à me tester ! Pendant la montée il m’a quand même demandé si « ça allait le rythme de marche ». Qu’aurais-je dû répondre ? Que j’étais sur le point de crever ? Que j’ai cru faire 3 arrêts cardiaques et que j’avais besoin d’une pause pour reprendre mon souffle et boire ? Aurait-il conclu que cette petite grosse ne tient pas la route ? Ou bien qu’évidemment, les femmes marchent moins vite que les hommes ? Je ne voulais pas une fois de plus me faire juger, alors, en apnée, je lui ai juste répondu « non ça va, TRANQUILLE ». Suis-je moi aussi rentrée dans le jeu de qui a la plus grosse paire ? 


            Un jour, un kiné m’a dit que quand je randonnais avec quelqu’un qui n’était pas dans une situation de surpoids, cette personne portait seulement son sac de rando. Quant à moi, je portais l’équivalent de 2 machines à laver sur le dos. Et pendant toute la monté, je m’imaginais tirer mes 2 putain de machines à laver, et je rêvais d’y enfermer l’éleveur en cycle rapide. 

            On arrive à la cabane. Pour une fois, elle est géniale. Enfin, pardon, elle est tout ce qu’on attend d’un hébergement digne. Il y a une partie randonneur ouverte à l’année qui est elle aussi très bien équipée. L’éleveur me dit que les éleveurs montent environ une fois par semaine et qu’ils dorment à la cabane. Il me précise que l’ancienne bergère ne voulait pas dormir avec eux alors elle montait dormir dans la cabane d’urgence de 8m carré. J’ai trouvé ça vomitif. Chassée de son propre logement, alors que la partie randonneur est accessible aux employeurs. Plus j’observe la cabane, plus je vois les affaires des éleveurs : leurs vêtements, leur placard de bouffe, la photo de groupe des éleveurs devant la cabane. Tout ça m’interpelle, ça n’aurait jamais été le cas 4 ans auparavant, quand j’ai commencé. On entend souvent nos employeurs dire qu’ils sont « chez eux » dans les cabanes. Du temps où les troupeaux n’étaient plus gardés, ils y passaient la nuit de temps en temps, quand ils montaient « ramasser ». Les espaces sur lesquels on bosse, les éleveurs les fréquentent depuis longtemps. Ils racontent qu’ils montent ici depuis qu’ils sont gosses et qu’en tant que résidents de leur commune, ils sont « ayants-droits » de ces espaces. Ils se sentent chez eux. Et c’est comme ça qu’ils le présentent bien souvent. Je me suis construite dans le métier avec cette idée-là. La présence des éleveurs n’est jamais présentée (par eux-mêmes) comme potentiellement intrusive. C’est vu comme une normalité.

            On visite l’estive. Il me dit qu’à son sens « le travail ici n’est pas difficile ». Il m’explique aussi que l’ancien berger refusait de faire certaine chose sur la montagne et me il dit avec assurance : « vous êtes tous comme ça, à être têtus et à vous la couler douce à la cabane ? ». Tout en ravalant mon vomi, je tente d’en savoir un peu plus. Je lui demande combien de fois il est monté sur la montagne pendant la saison, il me répond « 3 fois ». Je me demande comment il peut en déduire que le berger se « la coulait douce » à la cabane en étant monté si peu de fois dans la saison ? Quelle question ! L’éleveur habite en bas et il scrute aux jumelles tous les jours. Et à travers ses jumelles Swarovski à 800 balles il a l’intime conviction de savoir tout ce qu’il se passe là-haut.

Il me sort le discours habituel : « c’est dur de trouver un bon berger », ce à quoi je réponds : « c’est vrai que vous êtes tous des supers éleveurs ». Je lui dis que je ne critiquerais jamais mes collègues, et qu’il pouvait donc arrêter ça avec moi. C’est la seule chose que j’ai réussi à affirmer d’ailleurs.

            Nos salaires sont subventionnés à 80% par l’État, à cela s’ajoute des primes pour les zones Natura 2000, les MAE (mesures agro-environnementales), etc. Ce qui fait très peu de reste à charge pour les éleveurs qui nous embauchent. (Existe-t-il d’autres métiers financés par l’État sans avoir le statut de fonctionnaire ?). Je trouve que les éleveurs sont assez éloignés de leur statut d’employeurs… Je m’explique. J’ai parfois l’impression d’être perçue comme une prestataire de service : à l’instar d’un artisan, je ne dois pas compter mes heures (bien sûr : métier passion). Les éleveurs sont complètement déconnectés à l’égard de mon statut de salariée. La plupart de nos employeurs n’ont jamais été salariés : quelle conscience ont-ils donc des jours de repos, des congés payés, de l’accès à l’eau potable ?

            Je bichonne une partie de leur capital pendant 4 mois et demi et, à ce titre, je dois leur rendre des comptes. Et pourtant, en faisant mes calculs, cette année, le plus gros éleveur pour qui je travaillais ne payait que 420 euros pour mes salaires pendant 4 mois et demi. Comment peuvent-ils donc tirer nos salaires toujours plus bas, quand, selon moi, pour eux, il s’agit d’argent de poche ?

            Je parle du salaire parce que c’est un des aspects importants de la montagne que j’ai visité : si j’accepte le poste, je perds 470 euros de mon salaire actuel. Mon expérience professionnelle est allègrement piétinée car, ici, le « travail n’est pas difficile ». Or, j’arrive d’une montagne réputée « difficile » et je sens cette casserole va donner l’occasion aux éleveurs de me faire croire que leur estive est plus facile, qu’il y a moins de travail et donc que mon salaire d’avant n’est plus justifié. Quelle honte… Pour moi, il l’est encore plus !

            L’éleveur continue de me parler des « bons et des mauvais bergers » (il ne le féminise d’ailleurs jamais), et bien sûr, lui sait pertinemment ce qu’est un bon berger. Lui qui n’a jamais pratiqué le métier est persuadé d’être un berger ! Je me sens si seule face à lui. Face à eux. Je me fais la réflexion que rare sont les entreprises où les employeurs sont plus nombreux que les salariés. Sur cette montagne, il y a 7 éleveurs, donc 7 employeurs pour un.e seul.e salarié.es : comment bâtir un rapport de force ? Comment lutter contre l’isolement ? Comment lui dire que je commence à me rendre compte que quand on me parle de « mauvais bergers », ce sont peut-être des camarades qui ont refusé de se soumettre ?

            À midi, on sort nos pique-niques. Comme une conne, j’avais acheté du saucisson et du fromage à partager. Lui, il avait acheté son sandwich. Et tout en mangeant il me dit « si on s’entend bien avec le berger, quand on monte ça nous arrive de lui monter des œufs ou deux trois bricoles ». Dois-je donc être une « bonne » bergère pour mériter les œufs de tes poules que tu n’as même pas eu à acheter ?

            J’ai passé cette journée avec un éleveur que je considère « soft ». Pas un vieux de la vieille. Disons que c’était moins pire que d’habitude. J’aurais pu percevoir tout ça comme des détails, un couplet habituel et ne pas le prendre à cœur. Parce que, qu’on se le dise, cette journée n’était rien comparée à d’autres situations vécues et subies. Mais à défaut d’avoir réussi à lui transmettre ma colère, je me défoule ici.

            A la fin de la journée je l’ai même remercié de m’avoir fait visiter la montagne. Pourquoi ? Parce que c’est tellement rare que les éleveurs prennent ce temps. Un ouvrier de production remercie-t-il le chef de ligne de lui avoir expliqué son poste de travail ? 


            Le plus triste dans tout ça, c’est que cette estive figure dans les premières où je serai susceptible d’accepter le poste l’an prochain…

Nous appelons toutes celles et tous ceux qui souhaiteraient témoigner de leur expérience au travail à nous écrire à cette adresse : contact@positions-revue.fr (envoyer le fichier en .doc).


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