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Splendeur et misère d'une société du vide
Par N. Publié in #ART'ILLERIE le 6 janvier 2020 10 min de lecture
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Le monde parfait, est un documentaire réalisé en 2017 par Patric Jean, au « centre commercial et de loisirs régional à ciel ouvert » de Bézier, le Polygone. Durant 365 jours, le réalisateur promène sa caméra au sein de cet espace, interviewant ses acteurs, ses passants ; interrogeant ses rythmes, ses événements pour laisser ensuite au spectateur la charge du jugement.

Le Polygone est un monstre d’architecture réalisé pour 200 millions d’euros. Etalé sur 40 000 m², ce complexe comprend trois niveaux, 1500 places de parking, 110 magasins, un multiplex de 9 salles, un bowling, une dizaine de restaurants et autant de bars, pour un bilan de 4 millions de visiteurs par an. Temple de la consommation, il a été pensé et construit pour que chaque client puisse « poser son cerveau » et se sentir dans « un cocon », en sécurité.

Succès garanti. Durant 54 minute, Patric Jean nous offre en image l’agitation névrosée de notre société. Une société du vide où l’absence d’être cherche sans cesse à être compensée par l’avoir. Le Polygone est un enfer déguisé en paradis. On y vient chercher son Salut, l’espace de quelques heures – un espoir de vibration, de complétude jamais satisfaite, condamnant le damné à retourner là d’où il vient.

Au sein de cet immense espace, la caméra suit des figures qui, au fil des minutes, nous deviennent familières. Ainsi en est-il de Pierre, ce septuagénaire qui vient chaque jour regarder les gens qui passent, plutôt que « de rester chez lui devant la télé ». Il connait tout le monde, et tout le monde le connait. D’un magasin à l’autre, il embrasse les vendeuses, et s’enorgueillit d’être surnommé « le maire ».

Plus loin, cette jeune trentenaire à la figure de marbre qui tient l’accueil. Ex chef d’entreprises ayant fermé qui se retrouvent à répéter le même scripte, inlassablement « Avez-vous la carte de fidélité ? Sinon il faut remplir le formulaire… ». Ses journées sont longues, elle est souvent seule. Quand il y a des clients, ça va. Quand il n’y en a pas, c’est l’ennui qui domine. Mais elle est « heureuse », elle compte rester. Son choix de vie est fait depuis longtemps. Elle vit pour son mari, ses grands-parents et son chiwawa. Ils ne veulent pas d’enfants, pour avoir davantage de temps pour eux, faute de moyens. Elle est heureuse, « elle a tout ce qu’il faut…la maison, la voiture… ».

Tout va pour le mieux, au sein d’un monde parfait. Ce gérant d’un fastfood le confirme. Il travaille 355 jours par an, accomplit 70h par semaine, « tous va bien, ça se fait bien, de 9h à 23h ». Il aime son métier, joue l’acteur avec les clients, répète les mêmes petites blagues pour chaque client afin de lui donner le sentiment d’être unique. Vendre. Assurer ses chiffres. Il s’en préoccupe autant que sa voisine, responsable d’un magasin de vêtements qui applique des méthodes à l’américaine pour stimuler ses employés et assurer une augmentation constante du chiffre d’affaire : un mois à 10 % d’augmentation, c’est un escape game ; trois mois consécutifs et c’est Disneyland.

Le Polygone a pensé à tout. On peut y passer une journée complète, changer d’activité toutes les heures sans s’en rendre compte : manger, aller faire du shopping, puis un cinéma, un bowling, manger à nouveau, et rentrer chez soi. Pour certains clients « le polygone est leur deuxième maison ». Une maison sécurisée. Des caméras partout. Des vigiles partout. Autant d’yeux pour assurer au consommateur la pleine réalisation de son activité sociale, sans risquer d’être perturbé par une misère qui aurait tendance à vouloir, elle aussi, pénétrer le monde parfait. Ainsi en est-il de ce personnage loufoque, peut-être SDF, repéré très vite par le PC sécurité, puis suivi et encadré par des agents. L’illusion ne doit jamais se briser ; elle doit sans cesse se maintenir dans l’esprit de ses habitants. On multiplie pour cela les artifices du spectacle. On fait venir des stars pour des séances de dédicaces, des groupes de musique itinérants, des acteurs costumés, et même un strip-teaseur pour la première de Cinquante nuances de grey. On pense à tout. On pense à tous. Les enfants. Obstacles gesticulants et braillards pouvant exercer une contrainte si forte sur les parents qu’ils en viendraient à entraver l’acte d’achat. Polygone y a pensé. Un espace entier est consacré à l’occupation et la surveillance des enfants. Les parents sont soulagés « ils peuvent rester quelques heures de plus ».

Et si, par un hasard insupportable, la conscience reprenait ses droits, et se questionnait sur la raison de sa présence, une voix lui répondrait, instantanément, l’étouffant sous la multitude de ses annonces. Cette voix, standardisée, anonyme, identique partout, le clame « Le polygone c’est le plaisir à l’état pur ». Speaker en mouvement, la voix se déplace, commente les menus, prévient des décotes, présente les shows, comble le vide, noie le silence, et tue, si besoin était, la conscience.

Un peu plus tard, la caméra nous projette devant l’une des cibles privilégiées du centre commercial : les jeunes. Adolescents, ou jeunes adultes, le dialogue est édifiant. On se réjouit d’appartenir à cette génération « qui a plus de chances que les anciennes générations car il y a des choses à faire plutôt que rester au village », de pouvoir « faire les magasins ». On vient à Polygone parce que le centre-ville est désert. Les magasins ont disparu ou presque. Les grandes surfaces les ont tués. On s’y promène, pour occuper le temps, on s’assoit sur un banc, et on regarde les gens qui passent. On choisit le banc du Polygone plutôt que celui du village. Et puis soudain, sans que l’on ne s’y attende, l’écran est déchiré par un éclair de lucidité. Deux jeunes adultes, commentent : « Pourquoi on vient dans un endroit dont le seul but est de dépenser alors qu’on n’a pas d’argent ? » « On vient pour se frustrer, pour regarder des habits qu’on ne peut pas avoir ». Philosophe, l’un des deux dit « de toute façon, si on est riche, un moment on est quand même triste parce qu’on a tout », l’autre lui répond, laconique : « on vient pour ne rien avoir ». Violence sociale, violence économique.

Dans le regard de ces jeunes, de ces enfants, se dessinent progressivement les contours du gouffre qui les absorbe. Ils le sentent, et réussissent à l’exprimer, parfois « Vivre dans les îles, ce serait bien… mais c’est cher de partir ! Alors on se contentera de ce qu’on aura. ». Grandir, c’est renoncer. Quel avenir pour cette jeunesse ? Celle du renoncement, aux rêves inaccessibles, aux accomplissements impossibles. Et survient, immédiatement, l’acceptation. « On prendra ce qu’il y aura », et face au vide, face au désespoir, on compense : Polygone est là pour ça.

Dans les coulisses, les petites mains invisibles s’emploient à faire reluire la vitrine riante de la comédie dramatique. Avant que quiconque n’arrive, dès 5h30 du matin, elles se déploient dans les allées du centre, grattant, frottant, ramassant ; rendant à la laideur véritable, l’illusoire beauté. Un travail titanesque réalisé en silence. Quand le micro se tend, notre cœur se déchire. Pour être au travail à temps, une femme nous raconte se lever à 3h30 du matin, elle termine la première partie de sa journée à 11h30, avant de reprendre en fin d’après-midi jusqu’à 23h. Elle habite loin. Elle n’a pas le temps de rentrer chez elle, et de toute façon ça coûterait trop cher en essence. Elle témoigne, avec humour et sourire, son immense dignité recouvrant une souffrance ignorée. « On vous enchaîne, vous êtes rien… Vous êtes ce que vous nettoyez, un déchet ». Elle ne peut pas se plaindre, on lui rappelle que la porte est ouverte. Des centaines attendent derrière de prendre sa place. Alors, elle souffre. Sur sa pause, elle va à la gare, elle regarde les trains qui partent. Elle ne peut pas voyager, elle n’en a pas les moyens, elle ne les a jamais eus. Alors, elle imagine. C’est encore quelque chose de gratuit, à sa portée. Elle aimerait pourtant, « pour l’expérience ».

Ainsi se termine, dans un ordre que l’auteur de ses lignes a modifié, le récit glaçant d’un monde en déliquescence. Notre société meurt, en renonçant, chaque jour un peu plus, à ce qui faisait son humanité. Le capitalisme, ce monstre froid et calculateur, a produit une nouvelle civilisation, et avec, un homme nouveau. Celui-ci se réjouit de vivre pour travailler, de s’enchaîner volontairement, et de servir avec plus ou moins de conscience son bourreau. D’autres n’ont pas le choix, ils subissent et endurent. Tous sont traversés par le même sentiment d’une existence au rabais ; d’un vide impossible à combler et que l’on poursuit tout autant qu’il nous poursuit. Consommer. Insuffisant. Travailler. Insuffisant. Exister. Insuffisant. Le Spectacle agite ses oripeaux pour détourner la conscience. Les sirènes portent à nos oreilles le mirage d’un monde parfait. Nous sortons nos portables, pour filmer. Ces milliers d’écrans de portable, que l’on regarde et qui nous regardent ; milliers de lumières scintillantes sur des visages fantomatiques, éclairant avec une acuité terrible le vide désespérant de nos existences. On capture une photo, une vidéo. Elle vient rejoindre les centaines d’autres laissées là, vacantes. Près de nous, à nos côtés. Nos portables sont pleins. Nous sommes vides.


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