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« S'il existe encore un barrage pseudo-républicain en France, c'est désormais contre la gauche antilibérale », entretien avec Stefano Palombarini
Stefano Palombarini est économiste et maître de conférences à l'Université Paris VIII.  Avec Bruno Amable, il est le premier à avoir saisi le bloc bourgeois qui se constituait en 2017 autour d’Emmanuel Macron, nous avons été l’interviewer pour savoir si cette lecture était encore valable aujourd’hui, ou s’il fallait réanalyser les rapports de force politiques.
Par Collectif Publié in #3 50 nuances de gauche, #ENTRETIENS le 5 mars 2021 23 min de lecture
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Stefano Palombarini est économiste et maître de conférences à l’Université Paris VIII. Il a publié “La Rupture du compromis social italien” (éditions du CNRS, 2001) et, avec Bruno Amable, “L’Économie politique n’est pas une science morale” (Raisons d’Agir, 2005) et “L’illusion du bloc bourgeois” (Raisons d’agir, 2017). Ayant été, avec Bruno Amable, le premier à avoir saisi le bloc bourgeois qui se constituait en 2017 autour d’Emmanuel Macron, nous avons été l’interviewer pour savoir si cette lecture était encore valable aujourd’hui, ou s’il fallait réanalyser les rapports de force politiques.

Positions : M. Palombarini, vous êtes à notre sens, avec votre co-auteur Bruno Amable, celui qui dès 2017 a compris et démontré les fondations historiques et sociales de la séquence Macron, résumées autour d’un concept désormais hégémonique : le bloc bourgeois. Pourtant dans votre essai vous qualifiez ce bloc “d’illusion”. 2022 arrive à grands pas et l’espace semble soit plus ouvert que jamais à gauche soit totalement fermé, est-on donc en train d’assister à la dissipation de l’illusion ou à sa solidification ?

Stefano Palombarini : Ce que nous avons appelé bloc bourgeois est une alliance sociale agrégée par un projet politique. Il faut se remémorer la situation qui était celle de la France au moment où Emmanuel Macron a émergé dans le paysage politique. François Hollande, président porté au pouvoir par le bloc de gauche, était très impopulaire. Alain Juppé, sur une ligne ouvertement néolibérale, avait été battu aux primaires par François Fillon qui incarnait une ligne plus conservatrice et catholique. C’était une conjoncture parfaite pour réunir les classes bourgeoises auparavant liées à la droite et à la gauche, et Macron a su en profiter en proposant un programme de réformes institutionnelles légitimé par l’engagement européen. Mais il ne faut pas oublier que ce programme était accompagné d’un discours qui se voulait progressiste en termes de droits et de libertés individuelles. Il faut souligner aussi qu’autour des classes privilégiées, socialement très minoritaires et directement favorisées par son programme, Macron avait réuni une partie des classes moyennes séduites par les promesses d’une promotion sociale rendue possible par la perspective de “modernisation” du capitalisme français, sans quoi il n’aurait pas été présent au deuxième tour. 

Dorénavant, Macron s’adresse ouvertement au bloc de droite : le volet progressiste de son programme a été enterré sous les violences policières qu’il a systématiquement couvertes et les lois liberticides qu’il a fait approuver.

Aujourd’hui, la situation est bien différente, même si le noyau dur du programme macroniste, la réforme néolibérale, n’a pas changé. Dorénavant, Macron s’adresse ouvertement au bloc de droite : le volet progressiste de son programme a été enterré sous les violences policières qu’il a systématiquement couvertes et les lois liberticides qu’il a fait approuver. Le projet du bloc bourgeois était donc bien une illusion, disparue en très peu de temps. Maintenant, il n’est pas impossible qu’une partie peut-être majoritaire des classes bourgeoises qui provenaient de la gauche restent solidaires du pouvoir dans sa dérive droitière. Mais, ce qui est plus délicat, et rend la situation du Président très fragile, est la transformation de la promesse de promotion sociale en menace de dégradation pour les classes moyennes. Les sondages évoquent une stabilité de Macron au niveau qui était le sien en 2017 ; mais il faut s’en méfier, principalement en raison du fait que la droite n’a pas encore de candidat désigné. C’est dans cet espace que joue désormais le Président. Ma conviction est que si la droite présente un candidat solide et capable de la rassembler, le soutien à Macron s’effondrera rapidement, éventuellement au point de le convaincre à ne pas se représenter. Les hypothèses favorables à Macron, c’est une droite qui se divise sur des candidatures fragiles, ou bien qui décide que le candidat le mieux en mesure de la représenter est Macron lui-même. C’est donc sur le bloc de droite qu’il faut raisonner pour analyser les perspectives du Président : le bloc bourgeois ne correspond plus à son projet.

Positions : Pour être présent au second tour, comme vous l’avez dit, Macron a dû rassembler une partie importante des classes intermédiaires convaincues que le clivage gauche/droite était dépassé. C’est ce qu’on peut qualifier de “populisme d’en haut” contrairement au “populisme d’en bas” plutôt acquis à la dynastie Le Pen. Pensez-vous que ce moment populiste est derrière nous et donc que Macron pour se faire réélire devra réactiver le clivage gauche/droite et se positionner en candidat conservateur de droite républicaine alors qu’il a surgit au centre gauche technocratique ou bien peut-il encore tenter le dépassement des clivages traditionnels ?

Cet affaiblissement de l’attachement aux principes républicains a comme conséquence politique importante l’intégration complète du Rassemblement national dans l’espace de la droite

Stefano Palombarini : J’essaie pour ma part de limiter l’utilisation du terme populiste, qui est vraiment polysémique. Il peut faire référence à des phénomènes totalement différents, voire contradictoires : soit à une simple rhétorique anti-élites, soit à la minoration du rôle des corps intermédiaires et à une verticalisation du pouvoir, soit à l’idéal d’une démocratie directe qui limite le pouvoir des élus, soit à la tentative de construire l’unité politique des classes populaires. Dans le “moment populiste” vécu en France mais aussi ailleurs, il y a un peu de tout cela, et c’est surtout la conséquence d’une crise politique qui tarde à trouver une solution. Macron est-il un populiste ? Oui, mais dans une acception particulière du terme, celle qui fait référence à la mission messianique dont il se sent investi, et qui l’amène à enjamber dans ses décisions non seulement le parlement, mais aussi son propre parti et son gouvernement. Cette attitude, qu’il faudrait pour éviter toute confusion appeler autoritaire plutôt que populiste, ne va pas changer, on s’en doute, dans la période qui vient. Maintenant, pour les raisons que j’ai indiquées, il va être obligé de se resituer sur l’axe gauche/droite, ce qu’il a déjà fait en réalité. Je crois que quasiment personne ne l’imagine plus autrement que comme un président de droite. Cela change complètement la donne du problème politique auquel il est confronté. Comme artisan et représentant du bloc bourgeois, il parlait au nom d’une alliance sociale minoritaire mais relativement homogène. A droite, il se retrouve dans un espace large mais fragmenté. Il suffit de réfléchir aux adjectifs que vous utilisez pour qualifier la “droite conservatrice et républicaine”. Macron n’est pas un conservateur, car son objectif essentiel demeure la transformation complète et néolibérale du capitalisme français. Mais sur cela, il y a au moins trois positions différentes et difficilement conciliables à droite. Il existe certes une droite néolibérale, qui pense essentiel le pilotage public pour élargir la logique marchande à l’ensemble de la vie sociale, et qui estime que l’Etat à un rôle important à jouer pour garantir au capital un rapport de force favorable dans le conflit qui l’oppose au travail. Mais il y a aussi une droite ultralibérale, dont la base est constituée essentiellement par des patrons de Pme et des indépendants, qui demande simplement une coupe sensible des dépenses publiques qui puisse garantir une baisse généralisée des impôts. Et il y a enfin une droite plus populaire et conservatrice, hostile à tout bouleversement des rapports sociaux qui existent, mais attachée à la protection sociale et aux services publics que l’Etat français a été en mesure de lui offrir jusqu’ici. L’autre adjectif que vous utilisez pour qualifier la droite, “républicaine”, devient à l’évidence de plus en plus problématique. Dans la tentative de dépasser les contradictions d’ordre socio-économiques que je viens d’évoquer, la droite, toute la droite, du Rassemblement national à Macron, essaie de déplacer le débat sur des thèmes identitaires, et n’hésite pas, pour ce faire, à prendre beaucoup de libertés avec les “valeurs républicaines” qu’elle dit vouloir renforcer. Le débat en cours à l’Assemblée nationale sur la loi qui change de nom chaque mois, mais qui n’a pour objectif que de stigmatiser les musulmans français et les immigrés, en est une preuve évidente. Cet affaiblissement de l’attachement aux principes républicains a comme conséquence politique importante l’intégration complète du Rassemblement national dans l’espace de la droite. S’il existe encore un barrage pseudo-républicain en France, c’est désormais contre la gauche antilibérale.   

Positions : Il se dessine alors un retournement d’alliance dans ce que vous décrivez. Le “front républicain” était une alliance entre la gauche et la droite de pouvoir contre l’extrême-droite, le front national. Le néo “front républicain” serait alors une alliance entre Macron et Le Pen contre une gauche antilibérale menaçante. Ceci normaliserait le RN dans le camp de droite classique et recentrerait LREM au centre gauche, on aurait là une américanisation (Républicains/Démocrates) de l’espace politique. C’est intéressant mais pensez-vous réellement que cette situation est tenable en l’état, tant que Marine le Pen sera à la tête de cette nouvelle “droite extrême” ?

Stefano Palombarini : La normalisation du Rassemblement national est déjà dans les faits. Ses thèmes privilégiés sont centraux dans le débat public, et par rapport au discours diffusé tous les jours par des médias importants comme Cnews ou Valeurs actuelles, le parti de Marine Le Pen semble même sur des positions modérées. Cela ne veut pas dire que RN, Les républicains et LREM sont destinés à s’allier et encore moins à se fondre dans un seul parti. Simplement, ce sont des partis qui se situent dans le même espace politique, ce qui a deux implications majeures : d’une part, il faut s’attendre à une mobilité grandissante de l’électorat entre ces partis ; d’autre part, la gauche antilibérale est leur ennemi commun. Il n’y a pas de complot, par exemple, qui expliquerait la concentration systématique des attaques du pouvoir contre Mélenchon qui, si on croit les sondages, ne représente pas le principal danger pour Macron à la prochaine présidentielle. De même, il est réducteur de penser que Marine Le Pen est préservée car elle est une adversaire facile à battre au deuxième tour. La réalité, c’est que dans la recomposition en cours, les différences entre les programmes politiques de RN, LR et LREM sont en train de se réduire à grande vitesse, alors que la distance avec la gauche de gauche s’accroît. Le débat politique ne fait que refléter cette réalité. Pour ce qui est des qualités personnelles de Marine Le Pen, elles sont connues : même ses électeurs savent qu’elle a hérité de la direction d’un grand parti de masse sans avoir les qualités pour remplir un rôle de gouvernement. Je ne sais pas s’il faut se réjouir de cela. Certes, son profil personnel est un obstacle pour le RN, qui pourrait avec des dirigeants d’une autre épaisseur monter encore plus haut. Mais, je ne crois pas que ce soit un obstacle suffisamment important pour empêcher une victoire de Le Pen à la présidentielle. Si elle gagne, on se retrouvera avec une présidente d’extrême droite et totalement incompétente ; ce qui, il faut l’admettre, n’est pas une perspective réjouissante.

Positions : Face à ce nouvel espace conservateur et réactionnaire comment voyez-vous la recomposition des forces progressistes ? De la gauche en générale pour 2022 ?

Une gauche hégémonique imposerait des clivages d’un autre type, connectés aux questions sociales et économiques : quelles perspectives pour la protection sociale, le droit du travail, quel avenir pour le système de retraite, quelle évolution de la fiscalité et ainsi de suite. C’est autour de ces thèmes qu’une opposition massive, populaire et émancipatrice au macronisme pourrait se construire.

Stefano Palombarini : Je vois cette recomposition comme… difficile ! J’allais dire improbable, mais il faut garder un peu d’optimisme. Il n’y a qu’à regarder les tensions qui traversent la gauche pour se rendre compte du fait que la perspective d’une recomposition, dans la période courte qui nous sépare de la présidentielle, est hautement incertaine. Les affrontements au sein de la gauche sont multiples, ils se développent dans le politique, mais aussi dans les champs intellectuel, académique et médiatique, et ils répondent à des logiques différentes, car chaque fois c’est une forme spécifique de pouvoir qui est en jeu. On peut cependant, tout en ne leur donnant pas une lecture unitaire qui serait erronée, interpréter ces affrontements à partir d’une contradiction structurelle qui mine l’unité de la gauche. Vous allez peut-être imaginer que je vais parler de la question européenne, comme je l’avais fait avec Bruno Amable dans l’Illusion du bloc bourgeois il y a quatre ans, mais non. Certes, la gauche demeure divisée sur l’UE et l’euro, mais beaucoup moins qu’à l’époque. Les inconditionnels de l’Union européenne sont désormais avec Macron. Toute la gauche est sur des positions critiques, même si variées ; et il faut voir aussi que la dimension contraignante des traités budgétaires est moins forte aujourd’hui qu’il y a quelques années. Bien évidemment, à la sortie de la crise on pourrait voir la Commission demander à nouveau l’austérité, et à ce moment la fracture de la gauche sur la perspective d’une possible rupture serait réactivée. Mais aujourd’hui je ne pense pas que le facteur principal des divisions à gauche soit la question européenne. La contradiction principale vient de la montée en puissance des thèmes d’extrême-droite dans la structuration du débat politique. Cela contraint la gauche à mettre au cœur de son discours sa propre définition de la laïcité ou de l’identité républicaine, à se battre contre le fait que les immigrés, les musulmans ou d’autres minorités soient érigées en bouc émissaires, à dénoncer l’utilisation autoritaire des forces de police, à défendre les libertés menacées. Il est évidemment souhaitable et indispensable que la gauche ne lâche rien sur ces thèmes. Mais il faut voir aussi que cela revient à accepter une structuration du débat politique impulsée par la droite. Une gauche hégémonique effacerait toute marge de débat sur ces questions, tant il serait évident que la traduction des principes républicains ne laisse pas de doute lorsqu’il s’agit de savoir s’il faut admettre ou pas la liberté de recherche à l’Université, s’il faut respecter les droits des migrants, si le fait d’être croyant d’une religion ou une autre, d’avoir une origine ou une autre, change quoi que ce soit dans la dignité d’un citoyen. Et une gauche hégémonique imposerait des clivages d’un autre type, connectés aux questions sociales et économiques : quelles perspectives pour la protection sociale, le droit du travail, quel avenir pour le système de retraite, quelle évolution de la fiscalité et ainsi de suite. C’est autour de ces thèmes qu’une opposition massive, populaire et émancipatrice au macronisme pourrait se construire. Mais voilà : l’hégémonie est à droite et à l’extrême droite. D’où la contradiction et la difficulté que j’évoquais. Se situer sur le terrain défini par la droite est dans une certaine mesure un positionnement obligé, mais accepter que les clivages politiques soient ceux que la droite impulse rend très improbable un renversement des rapports de force. Et il faut voir la difficulté de tenir ensemble le combat nécessaire sur les thèmes privilégiés et imposés comme dominants par la droite, et le combat tout autant nécessaire pour mettre au premier plan d’autres thèmes. Dans les différents champs que j’évoquais, politique, médiatique, académique, intellectuel, toute proposition d’un chemin possible pour mener simultanément ces deux combats, risque fort de trouver moins d’écho des positions qui en privilégient l’un en minorant l’autre. Comme ce qui détermine les stratégies dans ces différents champs est l’accumulation d’une forme spécifique de pouvoir, il est plus rentable pour les acteurs politiques, médiatiques, académiques ou intellectuels de choisir un combat et d’y consacrer toutes leurs forces. Maintenant, il ne faut pas non plus sombrer dans le pessimisme. Je suis par exemple très admiratif de la capacité qu’a montré Bernie Sanders de s’opposer à la dérive autoritaire, raciste et identitaire de Trump tout en arrivant à propulser sur le devant de la scène ses propres thèmes, qui s’adressent à la working class, sans distinctions d’origine, de religion ou de couleur. Ce n’est pas simple donc, mais on peut y arriver.          

Positions : Si comme vous l’avez dit le débat se structure autour de thèmes culturels et identitaires, c’est-à-dire par l’hégémonie de droite, quelle pourrait être la meilleure réponse pour une gauche offensive, et surtout sur quelles classes ou quel bloc appuyer ses réponses ?

Si la gauche est en mesure de porter et de faire connaître un projet cohérent et crédible radicalement alternatif au néolibéralisme, fondé sur les principes de solidarité et de dignité du travail, sur la prise en compte de l’impératif de la soutenabilité écologique, elle trouvera une écoute très large au sein de la population.

Stefano Palombarini : C’est une question un peu piège, car elle prend les choses dans le mauvais ordre. Il ne faut pas commencer par identifier une base sociale et ensuite partir à la recherche du discours qui peut la séduire car cela ne mène nulle part. Certes, d’un point de vue théorique il y a des choses qu’on peut exclure. Reconstruire l’ancien bloc de gauche à l’identique est par exemple impossible, compte tenu de l’adhésion d’une partie de la bourgeoisie de gauche au macronisme. De même, s’imaginer réunir l’ensemble des classes populaires dans un seul bloc est hors de portée, tant elles sont traversées par des contradictions non seulement d’ordre culturel ou idéologique, mais qui portent aussi sur leurs attentes économiques. J’écoutais Bruno Amable dans une émission récente dire des choses très pertinentes au sujet de la gauche et du combat contre le néolibéralisme. Si on veut parler à une partie importante de la population, il faut rester sur des questions très concrètes : le nombre de lits à l’hôpital, la protection sociale, le système de retraites, la discipline des licenciements, le droit aux allocations chômage, les normes de sécurité au travail. Le rôle de la gauche, si elle veut exister, c’est d’abord élaborer un programme cohérent qui montre la possibilité réelle, sur ces questions, d’une réponse strictement opposée à celle de Macron et du reste de la droite ; et ensuite arriver à faire connaître ce programme. Sur le premier point, il faut dire que la France insoumise est pratiquement le seul mouvement à avoir fait le boulot. L’Avenir en commun peut être certainement critiqué et il est susceptible d’amélioration ; mais il existe. Pour ce qui est de se faire écouter, d’arriver à faire connaître le programme au-delà des cercles militants, c’est plus compliqué. Certes, les médias dominants, y compris publics, préfèrent laisser toute la place à des questions politiquement sans relief, comme celle du séparatisme, au lieu de comparer les programmes des partis sur les thèmes qui conditionnent directement les conditions de vie des Français. Mais, après tout, quand ils protègent les dominants, les médias dominants font leur boulot. La gauche aurait besoin, pour les contrer, d’une présence forte et diffuse sur le territoire, et on peut sur ce point mesurer à quel point elle paie la disparition des vieilles structures, tant décriées, des anciens partis politiques. Pour revenir à votre question : quelle base sociale ? Ma réponse est : si la gauche est en mesure de porter et de faire connaître un projet cohérent et crédible radicalement alternatif au néolibéralisme, fondé sur les principes de solidarité et de dignité du travail, sur la prise en compte de l’impératif de la soutenabilité écologique, et qui donne des réponses précises aux questions concrètes que j’évoquais, elle trouvera une écoute très large au sein de la population. Le profil du bloc, on l’examinera une fois qu’il existera, ce n’est pas de là qu’il faut partir. Et vous savez, un analyste se doit de rester très modeste. Une chose est d’analyser un bloc qui existe, ou qui a existé, les raisons pour lesquelles il s’est consolidé ou il est entré en crise. C’est une chose complètement différente de faire exister une alliance qui n’est pas encore là : c’est tout l’art du politique d’y arriver, et ce n’est pas mon métier. Sur la période à venir, tout ce que mon rôle me permet de faire, c’est de souligner les contradictions qui minent certains projets. Comme je le disais, la reconstruction à l’identique de l’ancien bloc de gauche et l’émergence d’un bloc populaire exactement spéculaire au bloc bourgeois me paraissent deux perspectives également illusoires. Mais cela ne veut pas dire qu’un bloc de gauche renouvelé, au profil encore impossible à définir, ne puisse se former dans les prochaines années.

Positions : Pour terminer, un pronostic pour le premier tour de 2022 ?

Il y a désormais un vrai barrage contre une telle gauche, auquel participent macronistes, droite LR et extrême droite, soutenus par l’ensemble des médias dominants, de France Inter à Cnews.

Stefano Palombarini : C’est très compliqué, car il est difficile de prévoir dans quelle mesure les effets sociaux de la crise économique se feront sentir avant l’élection. On voit cependant que le pouvoir est en pleine panique. Il sait que ses réformes sont impopulaires, et que les aides qu’il a prévu pour atténuer les conséquences sociales de la récession ne pourront pas être prolongées indéfiniment. Il réagit à la perspective d’un effondrement possible par la multiplication de provocations d’extrême droite, comme celles dont sont protagonistes tous les jours Darmanin, Blanquer, Vidal et compagnie, et par une attitude concrète d’extrême droite sur le maintien de l’ordre et les libertés publiques. J’ai du mal à imaginer qu’une telle stratégie puisse fonctionner. Les thèmes que Macron propulse dans le débat favorisent Marine Le Pen qui sera donc avec toute probabilité au second tour. Mais l’autre place est à prendre. C’est sur cela qu’il y a davantage d’incertitude. Si dans les mois qui viennent la droite se trouve un candidat solide, un conservateur capable de convaincre qu’il saura réformer mais sans la brutalité de Macron et en offrant plus de garanties que Le Pen, ses perspectives seront excellentes. Mais pour l’instant, la droite manque d’un candidat vraiment à la hauteur. D’un autre côté, avec la souffrance sociale destinée à augmenter, il y aurait un vrai espace pour une gauche capable d’orienter différemment le débat, et de montrer qu’une telle souffrance n’est pas simplement l’effet de la crise, mais aussi des politiques et des réformes néolibérales qui en accentuent les effets. Mais soyons clairs : il y a désormais un vrai barrage contre une telle gauche, auquel participent macronistes, droite LR et extrême droite, soutenus par l’ensemble des médias dominants, de France Inter à Cnews. C’est vraiment étonnant de voir un front si large se rassembler contre des forces qui sont minoritaires dans les sondages ; mais c’est bien le signe que la possibilité d’un effondrement du pouvoir et de l’ouverture d’un espace important pour la gauche anti-libérale est prise sérieusement en compte. 


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