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« Plutôt qu'un Etat qui revendique le monopole de la violence, on devrait avoir un Etat qui revendique le monopole de la justice. », entretien avec David Dufresne
A l'occasion de la sortie d'Un pays qui se tient sage, nous avons interrogé David Dufresne pour comprendre la genèse de ce film et ses objectifs politiques.
Par N. Publié in #ENTRETIENS, #POSITIONS le 27 mars 2021 34 min de lecture
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David Dufresne est un ancien journaliste (Libération, i-télé, Médiapart) qui a choisi de raccrocher les gants en soie du petit monde médiatique parisien pour enfiler ceux plus râpeux du ring politique. Depuis, il a multiplié les enquêtes au long-court, derrière la caméra (Quand la France s’embrase, Prison Valley) ou derrière la plume (Maintien de l’ordre : Enquête,Tarnac, Magasin général, On ne vit qu’une heure, Une virée avec Jacques Brel…). Durant le mouvement des Gilets jaunes, il passe derrière le clavier et se rend célèbre via son compte Twitter grâce à ses fameux « Allô place Beauvau ? » où il interroge directement le politique sur les multiples violences policières que tout le monde semble chercher à ignorer. En octobre 2019, il revient avec Dernière sommation, un roman haletant sur son expérience de ces derniers mois. A l’occasion de la sortie de son film Un pays qui se tient sage, nous l’avons interrogé pour comprendre la genèse de ce film et ses objectifs politiques.

 

Positions : David Dufresne, vous êtes un observateur attentif de la question du maintien de l’ordre depuis près de 30 ans, vous avez d’ailleurs déjà réalisé un documentaire sur ce thème après les émeutes de 2005 (Quand la France s’embrase), qu’est-ce qui vous a décidé à retourner derrière la caméra cette fois-ci ? Et, pourquoi la caméra alors que vous aviez déjà réalisé un roman sur le thème des Gilets jaunes et de la répression policière ?

Dufresne : Il y a deux raisons principales. La première : rendre hommage aux vidéastes, amateurs comme professionnels, et à leur geste de témoigner et de diffuser. Certaines images ont valeur historique, valeur documentaire. Le cinéma est le lieu idéal pour rendre à ces fragments du réel leur pleine force, là où les réseaux sociaux les scrollent, swipent, balayent et finissent par (nous) les (faire) oublier. Dans la réalisation d’Un pays qui se tient sage, nous avons privilégié les plans séquence. Par exemple, lors des coups assénés par une compagnie de CRS dans un Burger King, à Paris, le 1er décembre 2018, on progresse sans coupure, à la manière d’un travelling, au fur-et-à-mesure que la férocité policière s’abat sur les gilets jaunes, qui se sont abrités là. C’est interminable, c’est épouvantable, trente ou quarante secondes où l’on voit des manifestants, souvent jeunes, tabassés au sol. Le grand écran permet de saisir cette violence extrême, là où nos smartphones la réduisent. La seconde raison du film, au-delà de ces souffrances qu’on ne doit pas passer sous silence, était de proposer d’alimenter le débat, moins sur les violences policières, le maintien de l’ordre, son histoire, ses techniques, que sur la place même de la police en démocratie. A travers Allo Place Beauvau, je cherchais à alerter, à interpeller. Dans mon roman Dernière sommation, j’exprime ma vision personnelle et intime de ces événements. Avec ce film, l’idée est de nourrir le débat. De prendre acte.

Positions : Vous êtes-vous confronté à des difficultés (d’ordre financier, politique, personnel) pour réaliser ce documentaire ?

 

« On ne va pas aller voir les télévisions parce qu’on n’a pas envie d’entendre des réponses à des questions que l’on ne se pose pas »

 

Dufresne : Les choses ont été relativement simples dans la mesure où le producteur a pris le risque de… prendre tous les risques, y compris financiers. Un tel film au cinéma, ça n’a rien d’une évidence. Nous n’avons pas obtenu l’aide à l’écriture après réalisation du Centre National du Cinéma, notamment pour des raisons… politiques. Il y aurait beaucoup à dire sur comment les documentaires cinéma de création sont jugés, par qui ils le sont… Ensuite le producteur, Bertrand Faivre, du Bureau Films, a eu cette phrase remarquable : « On ne va pas aller voir les télévisions parce qu’on n’a pas envie d’entendre des réponses à des questions que l’on ne se pose pas ». Donc, on a foncé. Et le syndicat SGP-Police n’a pas eu gain de cause : par voie de tract, il réclamait ma tête et l’annulation d’une subvention du Conseil régional Ile-de-France (rires). Sur le plan de la fabrication en tant que telle, l’une des difficultés était de brasser toute cette matière, de revoir les images, de ne sombrer dans aucune complaisance ni de céder à la moindre accoutumance. Florent Mangeot, le monteur, n’a aucune, mais alors aucune, fascination pour la violence. C’était une garantie supplémentaire d’un montage en retenue.

Positions : Pourquoi avoir choisi ce format-là où vous êtes finalement muet, laissant la parole à vos intervenants et aux vidéos projetées ? Peut-on dire, d’une certaine manière, que c’est à travers les débats d’après séances que vous reprenez la parole ?

Dufresne : Avant le film, j’ai eu l’occasion de prendre souvent la parole – notamment auprès de vous1 – dans le sillage d’Allo Place Beauvau. A l’époque, il me semblait juste de livrer le combat de la médiatisation pour briser le déni général sur les violences policières. Il n’y avait pas que l’alerte et la documentation, il fallait aussi porter le fer et l’analyse partout où c’était possible. Je préfère confronter les logiques adverses et contraires, que rester dans l’entre-soi. Quitte à esquinter ma perception. « Il faut aller voir » disait Jacques Brel. Je crois beaucoup en ça… Lorsque l’on a commencé le film, j’ai estimé que j’avais déjà pu dire ce que j’avais à dire. Je ne voulais pas d’un film où la voix off impose ce que vous devez penser même si, bien entendu, il existe des réussites de cette trempe qui évitent le prêt-à-penser. Lors des ciné-débats, je prenais beaucoup de plaisir et de temps à écouter les gens, et je le raconte dans le livret du DVD (NDLR : en vente depuis le 2 mars 2021). Quelle libération de paroles, que d’échanges. Le cinéma reste LE lieu qui permet l’expérience collective, ce moment où l’on partage sensations et réflexions, sans même se connaître. Il y avait bien parfois des réserves faites sur le film ; l’important, c’était l’échange qui s’instaurait. Pendant une heure trente, deux heures, au cinéma, le temps est suspendu. Pas de notifications, pas de textos, et l’on peut vivre une forme d’immersion, qui rejoint mes préoccupations du début des années 2010 avec les webdocumentaires. Lors des débats, partout où cela était possible, nous convions des associations de quartier, à Blois, à Rennes, à Toulouse, à Montpellier, à Nantes, à Saint Ouen, à Paris, partout venaient s’exprimer des observateurs de pratiques policières ou des proches de victimes. Il y a eu des moments intenses, notamment quand Aurélie Garrand, à Blois, a raconté ce qui était arrivé à son frère, criblé de balles par le GIGN, drame qui s’était déroulé à quelques minutes du cinéma et dont l’assistance semblait n’avoir jamais entendu parler… C’est ça aussi la force du cinéma, il permet le dépassement des frontières.

Positions : Qu’est-ce qui a déterminé votre choix des intervenants ?

 

« Mélanie tient un discours renversant de plus de trois minutes où elle part de la violence de certains manifestants pour arriver à la véritable violence : celle qui est sociale, économique, politique, et qui révèle toutes les inégalités de notre société »

 

Dufresne : Le premier élément était qu’ils aient envie de réfléchir, de se confronter, sans être verrouillés à triple tour. Bien que certains protagonistes soient campés sur des positions tranchées. Il était nécessaire que chacun offre une capacité à écouter l’autre, sans chercher nécessairement l’accord feint ou jouer la fausse séduction. Il ne fallait pas, non plus, être dans l’invective, façon plateau télé. Je connaissais certains protagonistes depuis de nombreuses années, ce qui facilitait la prise de contact ; et d’autres, quasiment découverts lors du tournage. C’est le cas de Mélanie N’Goye Gaham, frappée aux cervicales par un chef CRS, et qui bouleverse le film. Mélanie tient un discours renversant de plus de trois minutes où elle part de la violence de certains manifestants pour arriver à la véritable violence : celle qui est sociale, économique, politique, et qui révèle toutes les inégalités de notre société. Cette rencontre avec Mélanie est d’une certaine façon le fruit du hasard. Au tournage, elle accompagnait Vanessa, avec qui elle milite au sein des Mutilés pour l’exemple. Le hasard mais aussi la magie du cinéma. Lorsque l’on tourne, il existe des moments de grâce, qui surgissent par surprise ; il faut être là pour les capter. Concernant les intervenants côté flics, j’en connaissais certains depuis un certain nombre d’années, et d’autres que j’ai rencontrés sur des plateaux de télévision, où ça ne s’était pas forcément bien passé…

Positions : Comment expliquer que certains représentants de syndicats policiers aient accepté de s’exprimer – et d’ailleurs on semble percevoir une certaine « familiarité » entre Taha Bouhafs et l’un d’eux – alors que la hiérarchie a fait unanimement bloc pour ne pas commenter ?

Dufresne : Il se trouve que Taha Bouhafs et Benoît Barré du syndicat Alliance se connaissaient car quelques semaines avant cette conversation, Alliance avait produit un tract abject avec la gueule d’un chien, qui désignait Taha Bouhafs. Je remercie Taha d’avoir eu le courage de surmonter cela pour venir discuter ; ainsi que Benoît Barré qui savait où il mettait les pieds. Il y a une forme de cran à venir échanger. L’apparente familiarité entre eux, après plusieurs heures de tournage, se fonde peut-être sur une sorte de confiance réciproque qui se tisse dans l’échange et qui leur permet de se livrer mutuellement. Sans tomber dans le jeu de la connivence, mais en tutoyant un moment de vérité. C’est le privilège du documentaire par rapport au reportage : on a le temps et la possibilité de rejeter, de choisir, de peser.

Positions : Pourquoi ne présenter les différents intervenants qu’à la toute fin du documentaire ? Est-ce une volonté de ne pas influencer la perception du spectateur par la mention de leur statut ? Ça n’est finalement qu’à la fin que l’on sait d’où ils parlent.

Dufresne : L’idée principale était de gommer – provisoirement – la hiérarchie sociale qui n’apparaît qu’au générique de fin. En la gommant, on donne une égalité de voix : le sociologue n’est pas plus important que le cariste, le policier que la décoratrice, l’avocat que l’artisan. La deuxième idée est de cisailler les a prioris que nous avons tous. Par exemple, le général de gendarmerie, par son regard auto-critique, certains ont pensé qu’il naviguait à l’extrême-gauche (rires). Cette anecdote révèle que, parfois, certaines zones sont grises. Et là, il y a complexité, il y a débat. Pour une bonne partie des intervenants, tout de même, on les situe assez aisément. Certains sont marqués dans leur chair ; pour d’autres, c’est par l’attitude, le langage corporel, le vocabulaire. Ensuite, Un pays qui se tient sage se construit contre l’écriture télévisuelle. La télévision, c’est toujours évident, c’est écrit dessus, c’est comme le Port Salut : on sait qui parle, pourquoi, ce qu’il va dire, comment. Quelle lassitude d’un point de vue du spectateur d’être pris en permanence par la main… Ne pas nommer les intervenants, c’est peut-être, aussi, le seul moment de légèreté qu’offre le film au spectateur, où il peut jouer avec lui-même en se demandant : « suis-je d’accord avec ce que tel ou tel dit ? Mais qui est-il ? ». Situer la parole est évidemment une nécessité. Cet enjeu est au cœur de mon ouvrage sur l’affaire dite de Tarnac (« Tarnac, magasin général », Calmann-Lévy, 2012). Je trouve ainsi dommageable que les journalistes ne précisent jamais d’où ils parlent, comme s’ils s’extrayaient du monde. Ou certains militants qui, par refus d’individualisme, que l’on peut comprendre, en viennent à s’effacer et à effacer le monde. Sur le choix de ne pas nommer les protagonistes d’Un pays qui se tient sage, les rares critiques, venues tantôt d’une émission mielleuse de cinéma sur France Inter, tantôt d’un ou deux sites qui se voudraient radicaux, tenaient avant tout du même réflexe : symétriquement pavlovien. En réalité, d’où l’on parle, c’est plus compliqué que le seul statut social, la légende sous un nom, ou alors, c’est navrant… D’autant qu’à la fin du film, on sait. Il n’y a pas tromperie. Dans les salles où on a organisé des débats, et on a fait plus d’une centaine dans toute la France, la réaction du public sur ce point dépassait tout ce que j’avais pu imaginer, quand il découvrait avec qui il avait été ou non d’accord. C’est la proposition du film d’encourager à réfléchir à toutes ces questions, au-delà de nos propres certitudes. Un pays qui se tient sage reste évidemment orienté, c’est un film d’auteur, qui trace une perspective critique de l’appareil policier et, par-là, de l’Etat. Comme du statut des images, de leur régime, de leur réception. On n’évacue pas la complexité, au contraire, on y plonge. Le cinéma permet de tenir ces deux bouts. Dans une salle, vous n’êtes pas là pour assister à un défilé de témoignages allant tous dans le même sens. Ou alors, c’est autre chose. C’est de la télé inversée : qui assène. Trop de films ne font que conforter leurs spectateurs dans leurs certitudes. Ça vaut pour M6 comme pour les autres.

Positions : Il ressort de votre travail une opposition qui cherche une vérité entre l’abstraction et le concret. Cette opposition est frontale : des images brutes, par des amateurs sur des portables face à des propos construits développés par des spécialistes. Est-ce une volonté de monter que la séparation entre théorie et pratique est irréconciliable ou au contraire, votre documentaire cherche-t-il une réconciliation ?

« Fin 2018 et tout 2019, la réponse de l’Etat aux manifestations des gilets jaunes, d’une violence inouïe, était disproportionnée. Rappelons encore et toujours les chiffres : 27 éborgnés, 5 mains arrachées, 2 pieds perdus, et 2 morts, Zineb Redouane et Steve Maïa Caniço. »

Dufresne : Je crois que c’est difficile, mais conciliable. Un film n’est pas linéaire, c’est une trajectoire sinueuse où le spectateur peut passer par différents stades : l’émotion, la pensée, le recul, l’immersion, l’empathie, la colère, la tristesse, la sidération, la réflexion, l’envie d’en découdre. Chacun quand il veut, chacun à sa façon. Le cinéma peut précisément, s’il le souhaite, être un vecteur de réconciliation entre théorie et pratique. Cette idée-là est apparue étonnamment impossible à certains. Soit il fallait qu’il y ait des penseurs, soit des victimes. Là encore, pauvreté du regard où chaque « camp » se renvoie les mêmes reproches, les mêmes habitudes. La personne la plus « politique » du film, au sens strict, la plus ancrée dans la polis, la cité, c’est Mélanie. Cette femme, issue des quartiers nord d’Amiens, gilet jaune, frappée à la nuque par un CRS, bouleverse le film, en son cœur, et marque la rupture. Mélanie fait voler en éclat l’idée qu’il y aurait des chercheurs, des « sachants » ; et de l’autre côté, des victimes. Mélanie part d’un récit personnel mais c’est pour déplier la quintessence du film : réfléchir à l’Etat et à ses prérogatives. Elle le fait dans un plan séquence de trois minutes et vingt secondes, où l’on sent sa pensée cavaler. Quand Gwendal et Patrice, tous deux éborgnés, échangent sur le palais de l’Elysée, et le fait que les Gilets Jaunes s’en soient approchés fin novembre 2018, ils font part d’un récit personnel, là aussi, mais ils vont bien au-delà, là encore : ils formulent une analyse politique. De leur point de vue, et du mien, on comprend que si les protestataires se sont approchés de l’Elysée, ça n’est pas par volonté de renverser l’Etat (ils n’avaient pas d’armes), telle qu’on nous le bassine à longueur de temps, y compris récemment dans un reportage de France Télévision vendu comme critique, mais dont un des auteurs a reconnu que certains passages « avaient été validés par le service de com’ de la police… » avant diffusion. Or, fin 2018 et tout 2019, la réponse de l’Etat aux manifestations des gilets jaunes, d’une violence inouïe, était disproportionnée. Rappelons encore et toujours les chiffres : 27 éborgnés, 5 mains arrachées, 2 pieds perdus, et 2 morts, Zineb Redouane et Steve Maïa Caniço. La réponse du pouvoir n’était ni « strictement nécessaire », ni « proportionnée », pour reprendre les deux valeurs cardinales du maintien de l’ordre. Enfin, certains sont allés jusqu’à prétendre que le film ne donnerait la parole qu’au milieu « intellectuel bourgeois blanc », omettant, pour asseoir leur contre-vérité, de citer Taha Bouhafs ; ou Gwendal, cariste ; Sébastien, plombier ; Mélanie, travailleuse sociale ; Patrice, routier ; les mères des lycéens de Mantes la Jolie : Rachida, et Myriam, femme au foyer, etc, etc. On a même vu notre bande annonce tripatouillée, effaçant tel ou tel protagoniste, dans le plus pur style stalinien (rires).

Positions : Dès les premiers instants du documentaire, vous introduisez la célèbre citation de Max Weber : « L’Etat revendique pour son propre compte le monopole de la violence physique légitime ». Pensez-vous que nous assistions à une remise en cause de ce monopole ? Si oui, comment l’analysez-vous ?

 

« Plutôt qu’un Etat qui revendique le monopole de la violence, on devrait avoir un Etat qui revendique le monopole de la justice. »

 

Dufresne : On assiste assurément à une remise en cause de ce monopole. Et davantage, à la remise en cause du mot charnière de la sentence du sociologue allemand, le verbe « revendiquer ». Or, s’il y a contestation dans la rue, c’est qu’il y a débat. Ça implique qu’une discussion s’instaure tôt ou tard avec l’Etat. Pourtant, on saisit bien qu’il y a une pression extrême, des syndicats de police au ministre, sur le mode : « vous n’avez pas à discuter, nous sommes violents parce que nous avons le monopole de la violence publique ». S’ils le font avec autant d’aplomb, c’est justement parce qu’ils savent qu’un débat sur ce monopole a fait irruption. Cette discussion est entretenue par plusieurs acteurs : les gilets jaunes, des chercheurs, d’anciens policiers, des comités de victimes, notamment dans les quartiers depuis des années et des années, certains militants qui portent le combat de l’abolition de la police, des avocats, des historiens, quelques journalistes. Plutôt qu’un Etat qui revendique le monopole de la violence, on devrait avoir un Etat qui revendique le monopole de la justice. Plutôt qu’une police partout, un système juste. A travers les gilets jaunes, une partie conséquente des manifestants a fait évoluer sa vision de la police. Pour schématiser, auparavant, pour eux, la police c’était Bernard de la Villardière ou TF1. En manifestation, des gens ont constaté que la réalité était différente. Cet effet de révélation ressortait souvent lors des témoignages dans les comparutions immédiates, où l’on sentait parfois une incompréhension certaine chez certains primo-manifestants, embarqués dans la tourmente judiciaire.

Positions : Un acteur central du film est désigné sans ne jamais être identifié : l’Etat. Quel est-il ? Un ennemi avec qui une réconciliation est impossible ou bien un exécutant qui pourrait devenir vertueux en fonction d’un changement des blocs politiques et des dominations politiques ?

Dufresne : C’est une question vertigineuse. Je ne l’avais jamais exprimée ainsi, mais c’est en effet ce autour de quoi tourne le film. Un pays qui se tient sage ne parle que de cela : qu’est-ce que le monopole ? Qu’est-ce que la violence ? Qu’est-ce que l’Etat ? Ça n’est pas à moi de répondre à votre question. Mais à toutes et tous… La fibre libertaire qui est mienne dirait que c’est une réconciliation impossible. Le communard (c’est les 150 ans !) que je peux être dirait que ça pourrait être vertueux. Le franc-tireur que je suis dirait qu’il faut agir… Dans la période que nous traversons, chacun comprend qu’on n’en a pas fini avec cette notion d’Etat. Toutes les bonnes volontés pour réfléchir à cela, que ce soit pour l’abattre ou le reconstruire, sont à prendre. On peut tout de même sourire quand on entend certains sociologues Instagram annoncer fièrement qu’ils se verraient bien ministre de l’intérieur de Mélenchon, et, en attendant, qu’ils se donnent pour mission de « former des sous-préfets à la fac » (rires). Ce que l’Etat a montré dans le cadre des gilets jaunes, ça restera ça : une brutalité sans borne. Macron, le soir du 1er décembre 2018, ou lors de ses vœux du 31 décembre 2018, tient des discours indignes d’un chef d’Etat qui se voudrait démocratique, modéré, républicain.

Positions : Entre le début du mouvement des gilets jaunes, en octobre et le début de l’année 2019, nous avons vu évoluer la doctrine du maintien de l’ordre, celle-ci étant dorénavant inscrite dans le nouveau livre blanc du ministère de l’intérieur. Pourriez-vous revenir sur ces deux doctrines et expliquer quels changements ont été opérés ?

Dufresne : Il est hasardeux de donner des dates précises pour qualifier des changements aussi importants. La police est un paquebot qui met beaucoup de temps à évoluer. Ce qui est moins visible mais capital, c’est la judiciarisation, la criminalisation de l’acte de manifester. Pour arriver à cela, la police doit avoir massivement recours aux spécialistes de l’interpellation : les BAC. On les voit intervenir dès le mouvement contre le CPE en… 2006, bien avant la Loi Travail donc. Les BAC sont déjà dans les cortèges pour exfiltrer les « perturbateurs » (c’était le terme employé). Depuis 2018-2019, il y a mainmise de ces troupes policières sur les manœuvres des forces de l’ordre en manifestations, et singulièrement à Paris. Rappelons ce que chacun reconnait désormais (y compris ceux qui haussaient les épaules face aux critiques il y a deux ans, habitués de plateaux télé ou permanents syndicaux qui n’ont pas battu le pavé depuis des années) : ces BAC et autres ne sont ni formées, ni équipées, ni entraînées au M.O. La France est passée d’un maintien de l’ordre de distance (CRS, Gendarmes mobiles) à un maintien de l’ordre de contact, sous prétexte que les manifestants viendraient dorénavant à l’affrontement avec les forces de l’ordre. Sont désignées ici les stratégies du black bloc. Mais en vérité, en 1979, les sidérurgistes vont au contact. Les marins-pêcheurs aussi, avec des lances-amarres et autres harpons. Les pompiers sont toujours allés à l’affrontement, ne serait-ce qu’en raison de leur équipement qui absorbe les chocs… Le grand retournement de la police reste sans doute celui-ci : aller à l’affrontement et avoir massivement recours à des armes de guerre répertoriées ainsi par le… Code de Sécurité Intérieure, comme la grenade GLI-F4, le LBD 40. Reste que ce qui a été moins visible demeure fondamental : la criminalisation des manifestants. Or, le fait d’arrêter des personnes préventivement, de leur prêter des intentions, est contraire au droit français, où le « délit d’intention » n’existe pas, sauf en matière de terrorisme. On rejoint là une préoccupation critique : l’anti-terrorisme devient l’alpha et l’oméga de la vision politico-médiatique des choses.

Positions : Le gros travail de sensibilisation aux violences policières que vous avez réalisé à travers vos « Allo Place Beauvau » a ouvert la porte à une série d’enquêtes (Arte, Street Press, Là-bas si j’y suis…) sur les forces de l’ordre témoignant de dérives multiples (racisme, violence, racket…). Deux choses : pourquoi les médias ont-ils si longtemps ignoré ces dérives ? Et, peut-on dire que ces dérives n’en sont pas mais quelles traduisent plutôt de ressors systémiques aux forces de l’ordre ?

 

« Quand les journalistes de terrain racontaient ce qu’ils avaient vu ou vécu, ils n’étaient pas crus par leurs chefs de service. Ça sortait de leur logiciel de pensée. »

 

Dufresne : Le terme de dérive ou de bavure est largement impropre. C’est une façon de dire qu’il y a des brebis galeuses mais que le troupeau se porte bien. C’est un non-sens. Quand il y a des brebis galeuses, le paysan abat le troupeau. Les porte-voix de la police insistent sur le fait que ce sont des actes isolés afin d’empêcher d’interroger le fond. Sur le racisme, la police est-elle raciste ou, à minima, laisse-t-elle faire, par omerta, esprit de corps ou de caserne ? La réponse est évidente. A mon sens, la sensibilisation dont vous faites état est le fruit de deux nouveautés majeures. La première, c’est la documentation par des vidéastes amateurs ou professionnels qui, sans être forcément victimes premières des violences policières, vont être les premiers à documenter massivement la répression. La seconde, c’est l’apparition de lanceurs d’alerte au sein même de la police, à Rouen, à Paris, etc., notamment ceux qui se sont ouverts aux organes de presse que vous évoquez. Quant au silence des médias, il faudrait leur poser la question (rires). Une des explications tient aux journalistes police qui sont proches de leurs sources, et sont parfois là depuis très longtemps. Certains aiment à rappeler qu’ils travaillent sur ces questions exclusivement et depuis… quarante ans. Deux générations ! Ils ne sont plus, si tant est qu’ils l’aient été, dans une posture de contre-pouvoir, mais dans l’accompagnement du discours préfectoral. Pour ceux qui sont de meilleure foi, il y a eu, semble-t-il, un effet de sidération dans certaines rédactions. Quand les journalistes de terrain racontaient ce qu’ils avaient vu ou vécu, ils n’étaient pas crus par leurs chefs de service. Ça sortait du logiciel de pensée de ces derniers. Dans le film figure un passage de deux minutes très clairement destiné aux médias et à leur paresse intellectuelle. C’est symbolisé par les chaînes d’information, mais les quotidiens et les matinales des radios ont mis un temps fou à ouvrir les yeux. Allo Place Beauvau n’était pas seul dans cette prise de conscience. Il est arrivé à un moment où le terrain avait été balisé par des collectifs de quartiers, des chercheurs… Ce qu’Allo Place Beauvau a peut-être permis, c’est démontrer l’aspect systémique de ces violences. A un moment donné, quand on totalise des centaines et des centaines de signalements, on n’est plus dans le fait hasardeux ou la bavure ; on est dans un système. L’enjeu d’Allo Place Beauvau, c’était comment raconter le monde à partir d’une série de faits documentés par les acteurs de terrain, les manifestants, les free-lance, une communauté. Et prendre le monde actuel à son propre jeu : ce qui ne se compterait pas (les violences policières) ne compterait pas.

Positions : De votre longue expérience du maintien de l’ordre, dans la lignée d’un Maurice Rajfus, constatez-vous des évolutions dans la relation entre les forces de l’ordre et le politique ? Peut-on parler d’un rapport de force aujourd’hui en faveur des premiers vis-à-vis des seconds ?

Dufresne : Question majeure ! Le sociologue Fabien Jobard l’a souvent évoquée lors des débats autour du film. Jobard se demande si le pouvoir politique n’a pas cédé son pouvoir aux syndicats de police. Lorsque l’on regarde la mascarade qu’est le Beauvau de la sécurité, on perçoit néanmoins qui est le maître : c’est Darmanin. On sent les syndicats craintifs, du moins devant les caméras (tout est retransmis). Dans la réalité, les syndicats ont conquis un sacré pouvoir, et pas seulement médiatique. Ils ont compris qu’il fallait mener la bataille culturelle et pour partie, ils ont remporté des victoires, notamment sur les chaînes d’informations en continu. Ma ligne, c’est : je ne vais pas sur ces chaînes car ce serait accepter d’emblée leur rouleau compresseur de désinformation. Mais ce faisant, on laisse le champ libre à d’autres. Les syndicats de police occupent ce vide. Sur Twitter, des syndicats sacrément minoritaires, et droitiers, ont compris que plus ils étaient bruyants, plus ils arriveraient à obtenir un os à ronger sur tel ou tel plateau de télé. L’enjeu est central : jamais la politisation de la police n’a été neutre. Polis, c’est la cité, c’est la politique. Tout cela est imbriqué. Ces dernières années, certains syndicats déroule un discours ouvertement d’extrême-droite : ils mettent une pression monumentale sur le pouvoir politique. Leur discours est le suivant : « on est là pour vous protéger ». Sous-entendu, s’ils ne sont plus là… Lors du Beauvau de la sécurité, le porte-parole d’un syndicat minoritaire de commissaires, furieux d’entendre un sénateur dire que la police est « un grand corps malade », lui rétorque : « nous ne sommes pas un grand corps malade, mais nous sommes un corps grâce auquel vous, sénateur, et tous les citoyens, pouvez vivre en sécurité ». On saisit bien le message larvé. Il faudrait lui rappeler que la sécurité, ça n’est pas que la sécurité policière – qui, par ailleurs, service public doit s’opérer sous l’œil du public – mais la sécurité, c’est plus large, c’est aussi la sûreté éducative, sanitaire, économique, la sécurité sociale… Cette question-là est d’une importance réelle, surtout avec le spectre de 2022. Déjà que la police n’a pas besoin de l’extrême-droite au pouvoir pour agir parfois comme si tel était le cas, alors imaginons Le Pen à l’Elysée… C’est ce que rappelle Fabien Jobard dans Un pays qui se tient sage : la police sert le pouvoir en place, qu’il soit monarchique, républicain…

Positions : Imaginez-vous un nouveau mouvement, dans la lignée des gilets jaunes, mais d’une nature différente ? Une sortie par le haut, c’est-à-dire pacifique, est-elle encore possible ?

Dufresne : Honnêtement, faute de boule de cristal, je ne peux pas répondre (rires). On vit une période d’une densité folle, dont on pressent tous que l’on ne va pas s’en remettre de sitôt. Il y aura un changement. Lequel, je ne sais pas. Un durcissement ? Encore ? On voit la réaction en marche, et triomphante, et c’est effrayant… En ce sens, les débats au Sénat autour de la prétendue Loi Sécurité Globale, la semaine dernière, étaient terribles. Dans une ambiance de « gélatine », pour reprendre les mots d’un sénateur, entre deux politesses, le pire était voté dans la bonne humeur et le prétendu « bon sens ». C’est effrayant.

Positions : Enfin, le documentaire se termine par un second visionnage des événements de février 2019 où un jeune homme perd sa main. Pourquoi repasser cette scène et conclure le documentaire dessus ?

 

« Cette scène finale, c’est celle qui fait que, soit vous ne détournez pas le regard, soit vous le détournez, mais dans les deux cas vous n’avez pas d’échappatoire : vous devez réfléchir à ce qu’il s’est passé. »

 

Dufresne : C’est Sébastien. Sébastien est venu trois ou quatre fois voir le film en salle, seul ou en compagnie de proches. Il n’a jamais voulu prendre la parole, il n’a jamais osé, mais il se plaçait souvent au premier rang. C’est quelqu’un pour qui j’ai énormément d’affection. Son regard concentré, c’est quelque chose… Un journaliste d’Europe 1 m’a dit à propos du film : « c’est la première fois que j’ai vu une main arrachée sans floutage ». Je lui ai répondu : « Donc, c’est la première fois que vous avez vu une main arrachée ». Monter ce moment a été rude pour nous. On a hésité, longtemps. Je ne l’aurais pas fait si Sébastien n’avait pas dit oui. C’est le sens de la scène d’ouverture du film, quand Gwendal attend les images du drame qui lui est survenu, la perte de son œil, à Rennes, et qu’il demande s’il y aura le son ou pas. A l’époque, son cri m’avait bouleversé, et il me hante encore. Cette scène, c’est pour annoncer comment on a œuvré avec les protagonistes. On leur a montré les images, qu’ils nous ont parfois eux-mêmes confiées. A chaque fois, on leur demandait leur accord. Je les suivais après le tournage, je les appelais, plusieurs semaines après, pour être certain… Cette scène finale, c’est celle qui fait que, soit vous ne détournez pas le regard, soit vous le détournez, mais dans les deux cas vous n’avez pas d’échappatoire : vous devez réfléchir à ce qu’il s’est passé. Nier les faits devient impossible. C’est aussi un hommage aux mutilés, meurtris à vie.

1 Voir notre premier entretien : https://positions-revue.fr/entretien-avec-david-dufresne/ .

 

Crédits photo : O’Brother distribution et Hans Lucas


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