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«Sans rapport de force avec la bourgeoisie, pas de rééquilibrage possible [...] On le sait désormais très bien : c’est ça ou la fin du monde. », entretien avec Nicolas Framont
Nicolas Framont est le cofondateur du magazine en ligne Frustration Magazine. Sociologue, ex attaché parlementaire, il a publié avec Selim Derkoui La guerre des mots (Le passager clandestin, 2020) et vient de sortir cette année Parasites (La Fabrique). Nous l’avons questionné sur l’analyse qu’il porte de la situation et sur les perspectives possibles pour notre camp.
Par N. Publié in #5 La grève, #ENTRETIENS le 27 novembre 2023 27 min de lecture
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Nicolas Framont est le cofondateur du magazine en ligne Frustration Magazine. Sociologue, ex attaché parlementaire, il a publié avec Selim Derkoui La guerre des mots (Le passager clandestin, 2020) et vient de sortir cette année Parasites (Les Liens qui libèrent). Nous l’avons questionné sur l’analyse qu’il porte de la situation et sur les perspectives possibles pour notre camp.

Positions : Tu commences par introduire ton livre en citant un extrait des Raisins de la colère, un monument de la littérature socialiste. Cet extrait révèle le sentiment d’impuissance des classes populaires pour identifier les responsables de leur dépossession : dépossession non seulement matérielle, mais aussi psychologique. Il me semble qu’il faut faire un lien entre ce passage et le titre de ton ouvrage : nommer, pour rendre identifiable. La force de la bourgeoisie n’est-elle pas, en premier lieu, de savoir se rendre invisible ?

Nicolas Framont : Oui, la bourgeoisie et ceux qui la servent sur le plan idéologique n’ont eu de cesse, ces dernières décennies, de fabriquer une série de concepts et de fictions destinés à nous raconter que la lutte des classes était terminée, et que nos vies étaient régies par toute autre chose qu’une exploitation renvoyée à un passé folklorisé (« on n’est plus dans Germinal » est un poncif macroniste bien connu quand il s’agit de dégommer le code du travail, par exemple). La bourgeoisie s’invisibilise derrière deux grands mythes qui, le plus souvent, coexistent très paradoxalement. D’une part, nous serions devenus individuellement maîtres de notre destin, et il serait possible, avec du travail et de la volonté, de devenir riche ou pauvre, selon notre tempérament. D’autre part, une série de grands processus abstraits nous dépasserait, nous et nos pauvres Etats ringardisés, des processus comme « la mondialisation » ou « les marchés financiers ». Cet extrait des Raisins de la colère me semble très percutant parce qu’il montre comment une action violente – exproprier des gens de leurs terres et les envoyer errer sur les routes, ce qui est le point de départ du roman – peut-être décrite comme dénuée de toute responsabilité humaine. Il y aurait une chaîne complexe d’acteurs – propriétaire, banque, conseil d’administration, etc. – qui aurait abouti à cette décision inhumaine, mais personne n’aurait appuyé sur le bouton.

Or, il y a des gens qui appuient sur le bouton. Si de nombreuses strates intermédiaires entre l’action violente et l’accumulation de profit qu’elle permet existent – cela a d’ailleurs toujours été le cas – il y a toujours une classe qui profite et qui orchestre ce qui nous arrive, et cette classe est toujours la même qu’il y a deux siècles. Mais si on ne l’identifie pas, si on la remplace par des grands processus abstraits – et ça, la gauche française y a grandement contribué, en continuant à parler de « finance sans visage » comme François Hollande en 2012, par exemple – on aura prise sur rien. On ne peut pas mener une guerre si l’on n’identifie pas l’adversaire et ça, la classe bourgeoise l’a bien compris.

Positions : Dans le chapitre Toxicité, tu évoques le monopole symbolique de la bourgeoisie à travers les médias. Elle se met en scène et met en scène le monde à travers son unique regard. A Positions, nous portons un intérêt aigu à la production culturelle qui nous semble en effet être un symptôme et un symbole de la crise organique que traverse le capitalisme. Des films comme Bac Nord, ou Athena, s’avèrent être une projection fantasmatique d’une vision fasciste de la société où la violence serait non plus au service de l’ordre, comme dans le récit journalistique petit bourgeois, mais davantage, l’ordre lui-même. Les films sociaux français, quand ils ne sont pas tout bonnement affligeants – tu prends à ce titre l’exemple pertinent de La loi du marché -, se révèlent incapables d’envisager toute perspective progressiste et transformatrice de la réalité. La réalité apparaît toujours comme infranchissable même quand elle est décrite avec un peu de justesse, comme dans En guerre du même Stéphane Brizé où des ouvriers d’une usine sont condamnés à la fermeture après un plan de restructuration visant à maintenir la marge bénéficiaire des actionnaires. Le réel est présenté comme injuste, dur, violent, mais jamais transformable.

La classe dominante actuelle, comme l’aristocratie en 1789, est-elle devenue si parasitaire qu’elle est incapable de penser et représenter une transformation sociale qui impliquerait d’interroger sa position et les moyens de la renverser ?

Nicolas Framont : Mon hypothèse est que la classe bourgeoise a un inconscient historique qui la pousse à craindre son renversement. Plusieurs fois dans notre histoire récente, elle a manqué de perdre le contrôle sur les institutions. Dans l’après-guerre, évidemment, mais aussi lors des mouvements sociaux de 1968, 1995 et 2018 : les gilets jaunes ont ravivé une peur ancestrale des jacqueries, des hôtels particuliers en flamme, de la violence vengeresse de la classe exploitée. Contrairement à une bonne partie de la gauche et des syndicats, qui pensent que les travailleurs ne peuvent plus faire grand-chose contre les possédants, les grands patrons, eux, continuent de les craindre et à juste titre. Dans un documentaire assez fascinant, le réalisateur Brice Gravelle a suivi pendant plusieurs mois le patron de Gifi, qui fait partie des 30 premières fortunes de France. Un passage a retenu mon attention : un cadre supérieur explique à son patron ce qu’il se passerait si un des gros entrepôts qui dessert l’ensemble des magasins du groupe se mettait en grève – « ce serait catastrophique ».

Je pense vraiment que les bourgeois savent, au fond d’eux, qu’ils sont assis sur une bombe sociale. C’est pourquoi ils ont besoin d’un cinéma « social » rassénérant, qui leur montre des classes laborieuses divisées, atones, bêtes. En effet, quoi de plus rassurant pour des gens aisés que le visionnage d’un film comme La loi du marché, dont le titre fataliste montre un ordre des choses immuable, où les pauvres se tirent dans les pattes en permanence, et contribuent dans leur bêtise à faire tourner un système qui leur fait la peau ? Même un réalisateur comme Ken Loach s’est beaucoup, ces dernières années, adonné à la réalisation de films sociaux désespérants, où les pauvres victimes de l’ubérisation continuent de trimer au détriment de tout le reste, notamment de leurs liens sociaux. Par le passé, il a fait des films propulsifs, qui montrent des ouvrières et ouvriers qui s’organisent, qui font peur.

Ensuite, si la question est de savoir si la bourgeoisie est capable de se remettre en cause, la réponse est non, et a toujours été non. Toute l’éducation bourgeoise consiste à se raconter qu’on est légitime à être là, à dominer et à diriger. Le couple de sociologues Monique et Michel Pinçon Charlot ont bien montré dans leurs travaux comment tout l’environnement de la bourgeoisie, y compris architectural, la conduisait à cultiver le sentiment de supériorité de ses membres. Il ne faut vraiment rien espérer d’une quelconque « prise de conscience », qu’elle soit sociale ou écologique, de la classe dominante. Je suis vraiment surpris et peiné de l’enthousiasme démesuré que suscitent les timides mobilisations écolos d’étudiants de grandes écoles. Comme le disait bien Frédéric Lordon, ces gens-là s’en foutaient pendant des décennies des dégâts sociaux hallucinants que leur chère « mondialisation » infligeait aux classes laborieuses et ils se réveillent maintenant, avec un discours bien dépolitisé, parce qu’ils ont peur, à juste titre, que leurs gamins ne puissent plus respirer un air pur. Bon, tant mieux, mais qu’on ne compte pas sur eux pour nous libérer de leur propre emprise sur la société. Si c’est ça la solution, alors mieux vaut partir vivre au fin fond des bois.

Positions : Dans ton ouvrage tu effectues une critique des « bons élèves », c’est-à-dire, cette classe petite bourgeoise qui sert de relais idéologique à la domination économique bourgeoise et qui défend farouchement la fable méritocratique selon laquelle : quand on veut, on peut. Une série de podcasts de l’émission LSD est revenue sur le « mérite en héritage ». L’extrême majorité des étudiants des classes préparatoires et des grandes écoles sont des filles et des fils de la bourgeoisie dont les parents sont eux-mêmes passés pas ces écoles ; et, géographiquement, sont pour la majorité parisiens. Cet entre-soi de l’excellence méritocratique s’accompagne pourtant d’un aveuglement total. La bourgeoisie ne peut pas penser contre elle-même, sans quoi, elle serait amenée à distinguer sa position parasitaire et entrerait dans un conflit moral majeur. La fable méritocratique est aussi celle de l’idéal égalitaire. Si le mérite sanctionne les places occupées dans la société, si tout le monde part en même temps sur la même ligne de départ, ceux qui finissent premiers l’ont mérité. Les médias jouent un rôle essentiel dans la reproduction de ce discours masquant le caractère profondément parasitaire du patrimoine bourgeois. A gauche, deux voies s’opposent sur cette question : l’une prend le pari de la taxation et se divise sur la gradation à déterminer (nouvelle tranche d’imposition, rétablissement de l’ISF, etc.), quand l’autre défend celui d’une forme d’expropriation relative (au-delà d’un certain montant, le reste du patrimoine est entièrement récupéré par l’Etat). La question du patrimoine est centrale, en ce qu’elle interroge la propriété. Quel est ton point de vue sur cette question ?

Nicolas Framont : Bon, on sait que le mérite est une énorme fiction. Maintenant, qu’est-ce qu’on veut mettre à la place de ce système inégalitaire qui fait cyniquement croire dans les chances égales de tous ? Pour une partie de la gauche bourgeoise, il faut « lutter contre les déterminismes » et faire en sorte qu’on vive dans une société de transfuges de classe, où chacun pourrait devenir musicien, banquier ou patron selon ses envies et son talent. Chaque année un nouveau film tout pété sort en salle, mettant en scène le parcours prodigieux d’un « jeune de quartier » devenant major de sa promo de droit, suscitant la joie des classes aisées contentes d’accueillir, une fois de temps en temps, un jeune « méritant ». Ce rêve de société est évidemment hypocrite et irréaliste : si vraiment tout le monde avait les mêmes chances de faire le métier qu’il veut, on aurait trop de patron et plus assez de salariés.

L’autre position consiste à penser que le plus scandaleux ce ne sont pas les inégalités de naissance, mais les inégalités tout court. Qu’on ne devrait pas payer davantage un cadre qui conçoit et encadre le travail des autres et un « simple » exécutant qui a ses propres contraintes et dont la santé est davantage altérée par son travail. Je pense que toute la hiérarchie sociale et professionnelle est à revoir, et tout le système qui repose sur l’accumulation de richesse au détriment des autres. Le patrimoine ne me pose pas tant problème en tant qu’il reproduit et augmente les inégalités dans le temps, mais parce qu’à plus court terme il permet à certain de profiter du travail (via la possession des capitaux d’entreprise) ou des besoins (via la possession de logement, par exemple) des autres.

Dans cette perspective, le slogan « taxez les riches » n’a rien de révolutionnaire. Au contraire, il reconduit l’idée selon laquelle nous avons besoin de bourgeois, ne serait-ce que pour les taxer. Je suis un peu affligé que l’idée de taxation des riches ou de récupération de leur exil fiscal soit la solution la plus souvent amenée à gauche. Elle est inconséquente pour la raison citée précédemment, elle est irréaliste (les défenseurs des riches ont beau jeu de dire que, trop taxés, les riches partiront, et comme cette même gauche modérée est incapable de penser une sortie de l’Union Européenne, tout ce beau projet s’effondrera en 24h) et elle manque de radicalité, au sens de prendre le problème à la racine. Si on prend le problème à la racine, il faut effectivement exproprier, c’est-à-dire retirer de la sphère marchande de très nombreux domaines de la vie (une partie de l’alimentation, le logement, l’énergie, etc.) et socialiser, c’est-à-dire donner le contrôle des capitaux à celles et ceux qui l’alimentent par leur travail.  Au point où on en est arrivé, la récupération collective du patrimoine des riches est la seule solution réaliste et conséquente.

« Sans rapport de force avec la bourgeoisie, pas de rééquilibrage possible. Et d’ailleurs, ce n’est même pas un rééquilibrage qui est possible mais la fin du capitalisme. On le sait désormais très bien : c’est ça ou la fin du monde. »

Positions : L’expropriation apparaît à toute une partie de la gauche comme radicale, fasciste, voire terroriste – les termes employés n’ayant plus aucun autre sens que médiatique. Pourtant, nous avons affaire aujourd’hui à une radicalisation de la bourgeoisie. Une radicalisation à plusieurs échelles : dans ses ambitions néolibérales qu’elle souhaite étendre « quoi qu’il en coûte », dans ses moyens par le recours systématisé à l’encadrement policier et à la répression juridique, et enfin dans ses conceptions par l’impossibilité pour elle de reculer si elle souhaite maintenir son taux de profit. Reste-t-il encore une voie pour la négociation, comme semblent encore le croire les partisans d’un capitalisme régulé (la gauche Cazeneuve/Delga). Une bourgeoisie raisonnable existe-t-elle ?

Nicolas Framont : Non. Mais c’est aussi une illusion de penser qu’il y en a déjà eu une. Il y a eu une importante réécriture de l’histoire des « Trente Glorieuses » comme une période de compromis entre bourgeoisie et prolétariat alors que c’est une période de rapport de force, où la première avait peur et a dû lâcher du lest, car on lui a arraché des conquêtes. Les dirigeants de partis de gauche sont des gens complètement incultes et très insérés du côté de la petite bourgeoisie locale. Il faut voir les mots doux que peut nous sortir un Fabien Roussel au sujet du grand patronat français qui serait « intelligent ». A mon avis, il ne fréquente pas que des directeurs régionaux de Buffalo Grill. Il suffit de voir comme il fait corps avec le discours du lobby de la viande pour s’imaginer à quelle table il est invité, qui sont ses amis, de quelle classe il se sent le plus proche, malgré ses mises en scène au camping. Au moins, les hiérarques socialistes ne font pas semblant, eux. La génération de mes parents parlait de « gauche caviar », ça serait bien de reprendre ce genre de terme, même si « gauche bourgeoise » est encore plus explicite.

Sans rapport de force avec la bourgeoisie, pas de rééquilibrage possible. Et d’ailleurs, ce n’est même pas un rééquilibrage qui est possible mais la fin du capitalisme. On le sait désormais très bien : c’est ça ou la fin du monde.

Positions : Difficile d’envisager la fin du capitalisme sans requestionner la place de l’Etat. Depuis quelques années, on constate un déplacement du regard sur le lien capitalisme/Etat. Dans le Manifeste, Marx fait de l’Etat l’instance de gestion des intérêts de la bourgeoisie. Les dernières décennies, comme tu le montres bien, ont consisté pour la bourgeoisie et ses relais, à produire un discours visant à faire de l’Etat un obstacle à l’extension continu du marché et à la libre entreprise ; l’Etat nuisant à la compétitivité du capitalisme français – dont Jacques Delors s’est fait le parangon. Moins d’Etat pour plus d’entreprise, en somme. Or, depuis les années 2010, il apparaît que l’Etat n’a nullement reculé, il est même omniprésent dans le contrôle qu’il impose à la population : fiscalement, économiquement, militairement. Il opprime et il réprime les contestations de sa domination. Et cela, il le fait pour permettre au capitalisme de profiter de la manne publique ; manne qui est aujourd’hui essentielle à la croissance de ses profits. Le capitalisme est sous perfusion étatique pour bénéficier de niches fiscales, de réductions d’impôt, de facilitations d’accès à des marchés publics, et privés (il faut se rappeler les voyages présidentiels accompagnés de multiples chefs d’entreprises faisant « rayonner la France à l’étranger »). Lors des différentes phases du capitalisme, de la phase industrielle fordiste à la phase néolibérale, le capitalisme a toujours cherché des voies d’encadrement du travail afin d’accroître sans cesse la productivité des travailleurs, que cela soit par la contrainte extérieure, ou l’autocontrainte. Romaric Godin a rappelé il y a peu que le capitalisme a atteint aujourd’hui une limite et qu’il ne crée plus de gains de productivité. Ce faisant, les seuls moyens pour maintenir l’accroissement continu du profit réside dans l’allongement de la durée de travail, dans la contraction des salaires et dans davantage de captation de la rente publique. Cela nous condamne donc à entrer dans une phase illibérale et autoritaire où, pour se maintenir, le capitalisme n’aura d’autre choix que d’écraser toute contestation sociale. Comment selon toi, construire des luttes sociales victorieuses qui soient en mesure de repousser les assauts portés contre les travailleurs ? D’autant plus dans cette période de crise qui s’ouvre qui pourrait être celle d’une mutation du capitalisme et l’entrée dans une phase fasciste où seul l’autoritarisme pourra imposer les conditions nécessaires au maintien du régime capitaliste.

Nicolas Framont : C’est dur de répondre à cette question évidemment, sans se poser en donneur de leçon. On peut, à l’aune des mouvements sociaux de ces dernières années, victorieux (les gilets jaunes) ou défaits (le mouvement contre la réforme des retraites) tirer certains grands points à retenir si on veut avancer :

– Arrêter de demander, arrêter de croire que les puissants vont nous « entendre », qu’ils n’ont pas « compris » qu’ils nous faisaient du mal, qu’il faudrait les supplier de prendre en compte nos positions. C’était globalement la démarche de l’intersyndicale du mouvement contre la réforme des retraites : « interpeller » le gouvernement avec des journées de grève et de manifestations visant à montrer une opposition majoritaire au projet de loi. Macron savait très bien qu’il était minoritaire, mais il savait aussi parfaitement que nos institutions l’autorisent à l’être.

– Cesser donc d’être dans la démonstration de force (« regardez nous sommes nombreux et déterminés, nous avons des danses et des slogans ») mais être dans le rapport de force (« regardez nous sommes nombreux, organisés, et nous pouvons vous faire perdre des millions en bloquant cette route, en reconduisant cette grève, etc.).

– Débureaucratiser les organisations chargées de représenter les classes laborieuses ou en créer de nouvelles. Si on analyse le succès du syndicalisme états-unien en ce moment, avec des grèves massives, offensives et victorieuses, on peut constater que l’élection directe des leaders syndicaux par leur base, par exemple, a mis fin à toute la bureaucratie syndicale, ce processus qui fait que les dirigeants ont d’autres intérêts que leurs adhérents : par exemple, rester en bons termes avec les membres du gouvernement pour une recasage futur.

– Déserter toutes les instances de « dialogue » mis en place par la bourgeoisie et le patronat. Ce n’est pas simplement une perte de temps mais une perte de combativité programmée, et c’est pour cela que ça existe.

Concernant la phase dans laquelle nous entrons, on ne peut pas lire l’avenir mais on peut voir ce qu’il se passe maintenant : le « déjà-là » fasciste dont parle Rob Grams dans Frustration Magazine se traduit concrètement par la fin du droit de manifester (les manifestations sont de plus en plus souvent interdites et réprimées violemment), une suspension progressive de la liberté d’expression et une mise en roue libre de la police. Nous sommes déjà entrés dans une phase dictatoriale, qui est effectivement nécessaire à la bourgeoisie pour continuer son programme violent de destruction de tout ce qui a été conquis par les classes laborieuses dans l’après-guerre.

Positions : Tu abordes dans ton livre la dimension internationale de la bourgeoisie, actrice d’une division internationale du travail faisant de la France un des centres du capitalisme, dont la prospérité s’est en partie construite et se construit encore sur l’exploitation des ressources et de la main d’œuvre des périphéries, c’est-à-dire des pays des Suds. Cela induit, derrière toute perspective révolutionnaire, un internationalisme conséquent. Comment vois-tu l’articulation à opérer entre nos luttes et combats nationaux, et un nécessaire internationalisme ? Sachant que le centre névralgique de la production capitaliste est aujourd’hui l’Asie, une sortie de ce mode de production ne pourra se faire sans une mobilisation des masses chinoises, vietnamiennes, bangladaises, etc. Faut-il une nouvelle Internationale ?

Nicolas Framont : Je pense que la France est l’un des sièges sociaux du capitalisme mondialisé et que nous sommes donc dans un endroit où nous avons une responsabilité à couper l’une des têtes de l’hydre. Mais cela doit se faire en cohérence avec les autres luttes et les autres travailleurs du monde entier. Si l’on décide par exemple de s’en prendre à une multinationale comme Total, héritière du colonialisme français, on devrait le faire avec une internationale anti-Total, ça serait beaucoup plus efficace.

Il faut sans doute une nouvelle internationale, car j’ai assez peu de nouvelles des internationales actuelles. Je suis vraiment désolé de voir que chez nous, les leaders syndicaux ou de gauche ne mentionnent jamais les grands mouvements de grève qui ont lieu au Royaume-Unis et aux Etats-Unis, n’organisent pas des vidéos de soutien, des partages sur les réseaux sociaux, des actions pour se donner de la force et s’échanger des bonnes pratiques.

Actuellement, le Bangladesh est secoué par des mouvements de grève insurrectionnels dans l’industrie. Il faudrait que les syndicats des branches concernées en France organisent des rassemblements de soutien voire des grèves : les travailleuses et travailleurs de toute la filière textile, des usines là-bas aux magasins ici auraient à y gagner.

« Nous ne sommes plus en 2010, la théorie populiste a vécu. […] Les cadres de la FI pensent que la lutte des classes liée au travail n’est plus le prisme principal du conflit social de nos jours. Ils ont bien tort ! »

Positions : L’actualité nous rattrape avec la parution de « Faites mieux ! Vers la Révolution citoyenne. » de Jean-Luc Mélenchon, dans laquelle ce dernier explique que les mutations du capitalisme nécessitent de réactualiser la lecture en termes de classes et de substituer au bipartisme bourgeoisie/prolétariat celui d’oligarchie/peuple. Toi qui cherches à repenser les termes utilisés à gauche pour dire le réel, que penses-tu de ce déplacement opéré par la principale force politique de gauche et son dirigeant le plus charismatique ?

Nicolas Framont : Que c’est drôlement décevant. J’ai déjà discuté de ce sujet avec Jean-Luc Mélenchon, et ce qui lui importe à lui, en tant que leader politique c’est d’utiliser des mots qui parlent et qui prennent. Et il faut reconnaître qu’il l’a très bien fait pendant longtemps, je ne lui retire pas ça. Mais ce que j’aimerais lui dire c’est que désormais c’est le clivage bourgeoisie/classes laborieuses qui est le plus susceptible de fonctionner. Nous ne sommes plus en 2010, la théorie populiste a vécu. Le mouvement des gilets jaunes est passé par là, celui des retraites aussi et la question du travail est revenue au centre du débat public. Les cadres de la FI pensent que la lutte des classes liée au travail n’est plus le prisme principal du conflit social de nos jours. Ils ont bien tort ! Il suffit de voir les grandes grèves qui se déroulent partout dans le monde. Le travail reste le principal outil du capitalisme, même si se sont ajoutés de nouveaux marchés ultra lucratifs, comme celui du logement. Dans sa théorie de L’ère du peuple, Jean-Luc Mélenchon dit que ce qui est le clivage principal de nos jours, c’est « l’accès aux grands réseaux collectifs » que sont l’eau, l’énergie, la santé, etc. Bien sûr que l’accès à ces ressources est inégalitaire, mais cela est entièrement lié à des paramètres de classe. Appauvries, les classes laborieuses ont du mal à accéder à ces ressources, mais précisément parce que ces dernières sont accaparées par les classes dominantes qui tentent de les enchaîner totalement à la sphère marchande, c’est-à-dire celle du profit. Je ne vois rien là-dedans qui viendrait remettre en question une grille d’analyse en termes de lutte des classes, au contraire, comme je le démontre dans Parasites.

Ensuite, le travail (ou la privation de travail, le refus du travail, le travail empêché…) continue de définir notre vie, à notre corps défendant. Notre appartenance professionnelle, notre place dans le processus de production, vis-à-vis du lien de subordination définissent notre expérience du réel. Bien plus que faire partie du « peuple » contre une « oligarchie » dont, désolé de le dire, il est carrément impossible de tracer des frontières. On a là un qualificatif assez moral, pas du tout économique, franchement difficile à utiliser dans la vie de tous les jours. Alors que petits bourgeois, sous bourgeois et bourgeois, les catégories que nous travaillons dans Frustration, elles, fonctionnent.

Positions : Pour finir,Le livre se conclut par un petit récit fictionnel d’un monde, en 2040, où une révolution aurait chassé du pouvoir le président, socialisé Total, réinvesti les services publics, refondé le Parlement… Nulle trace de Frustration Magazine et Positions revue comme médias centraux d’un nouvel ORTF, est-ce un simple oubli ? Plus sérieusement, si nous partageons avec toi la conviction que la socialisation des moyens privés de production est un impondérable de toute projection de gauche, cela inclut-il pour toi les médias ?

Nicolas Framont : Oui, mais il faut être très clair sur ce que l’on entend par « socialisation ». Dans les régimes dits communistes, la socialisation s’est traduite par une étatisation, donc une prise du contrôle par le gouvernement des médias (qui étaient auparavant accaparés par les classes dominantes). Il faut penser l’existence de médias totalement indépendants, qui puissent par exemple continuer de critiquer un gouvernement progressiste qui renoncerait à son programme ou attaquerait les libertés individuelles. Après la révolution, Frustration Magazine continuera d’exister, car les phases révolutionnaires sont des périodes cruciales où l’analyse des rapports de force sociaux en cours aidera tout le monde à y voir plus clair, et à choisir son camp.


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