Le soulèvement des Gilets Jaunes est la conséquence directe de décennies de libéralisme et d’austérité : hausse des prix pour tous les produits de base, baisse des salaires, fermeture de services publics essentiels comme les écoles ou les maternités… Alors que tous nos présidents, y compris Macron, s’étaient engagés à lutter contre le chômage et la baisse du niveau de vie, force est de constater qu’ils n’ont même pas été en mesure de mettre en œuvre leurs timides promesses. C’est pourquoi les Gilets Jaunes ne se sont pas contentés d’exiger « du fric », mais également des outils de contrôle de nos représentants – notamment le Référendum d’Initiative Citoyenne (RIC) qui n’est pas seulement une nouvelle procédure, mais également une nouvelle manière d’envisager le rapport au politique : nous devrions pouvoir proposer nos propres lois sans avoir à dépendre du bon-vouloir de nos dirigeants. Mais une question de fond reste posée : pourquoi tous les présidents n’ont-ils même pas pu mettre en œuvre leurs propres engagements ? Quelles sont les contraintes structurelles qui nous privent de toute souveraineté ?
Cette question est restée éludée par les grands partis lors de l’élection européenne du 26 mai, qui s’est tenue sous des mots d’ordre totalement lunaires. On retrouve ainsi la même revendication chimérique [1] d’un « smic européen » chez les euro-progressistes (EELV, FI, PS, Gs, PCF et même LREM), et la même défense de la « civilisation européenne » chez les euro-conservateurs (RN, LR, DLF). Et la totalité des listes candidates ont refusé d’évoquer la rémunération indécente des euro-députés. L’océan d’abstention et l’explosion du « vote anti » (vote contre les Gilets Jaunes pour LREM, vote anti-Macron pour le RN, vote contre la « fin du monde » pour EELV…) sont donc la conséquence logique de programmes totalement mensongers.
Parmi les contraintes privant le peuple français de sa souveraineté, la plus significative est sans doute le carcan de la monnaie unique européenne et de la libre circulation des marchandises et des capitaux imposée par l’Union européenne, machine pensée pour faire régner la loi du Capital en-dehors de tout moyen de contrôle. Comment instaurer des normes sociales, sanitaire et environnementales dans le cadre d’un marché unique fondé sur la concurrence libre et non-faussée ? Comment mener une politique économique anti-libérale si on ne contrôle même pas notre monnaie ? En 2005, nous nous étions massivement prononcés contre les traités européens, mais notre avis fut purement et simplement ignoré – comme dans bien d’autre pays. Dans ces conditions, il n’est guère étonnant que le mot d’ordre du Frexit soit souvent revenu dans les manifestations des Gilets Jaunes, et dans une ampleur dépassant largement les initiatives d’un parti politique bien connu. Un sondage testant l’hypothèse d’un référendum sur l’appartenance à l’UE a même donné le Frexit majoritaire chez les sondés Gilets Jaunes [2].
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Force est néanmoins de reconnaître que la dimension anti-européenne semble s’être progressivement émoussée dans les interventions des porte-paroles autoproclamés des Gilets Jaunes (dont il faudrait interroger la représentativité) – comme en témoignent leur volonté de « s’adresser aux classes moyennes supérieures » et leur ralliement à des raouts incantatoires pour le climat aux côtés d’organisations favorables à l’Europe et au libre-échange. Mais on n’échappe pas à la question européenne : toute tentative de sauvegarder le climat via une politique écologique cohérente passe nécessairement par la défense d’une relocalisation de l’économie, de
circuits courts et donc d’un protectionnisme vert à l’échelle nationale.
Le rejet de l’idée européenne ne s’arrête pas aux traités actuels, qui organisent le dumping social et environnemental du continent. Plus fondamentalement, comme une majorité de la population, les Gilets Jaunes ne se sentent pas européens. Ils n’ont fait de séjour d’étude Erasmus, ils n’ont pas d’assurance-vie indexée sur le cours de l’euro, ils sont attachés aux symboles nationaux et préfèreraient que leurs impôts servent à payer les services publics nationaux plutôt que les technocrates de Bruxelles. L’attachement à l’Europe est un trait caractéristique de notre bourgeoisie, et constitue le terreau expliquant pourquoi elle refuse d’envisager la sortie de l’UE, même lorsqu’elle critique les actuels traités. Et l’affirmation d’une identité européenne institue un véritable rapport de domination à la fois social et culturel, qui instaure une fracture entre une petite minorité sur-représentée dans les médias et les milieux militants, face à la majorité de la population qui souhaiterait simplement pouvoir se prononcer sur le sujet, et que son avis soit respecté contrairement à ce qu’il s’est passé en 2005.
Les médias dominants aiment caricaturer en « beauf » le Français « petit blanc » attaché à son mode de vie et surtout à ses protections sociales, et suspecté de racisme. Cette image d’Épinal invisibilise les Français non-blancs, qui sont sur-représentés au sein des ouvriers, des chômeurs et des employés, et partagent donc les mêmes intérêts de classe. Ceux-ci sont rejetés à double-titre en-dehors du modèle culturel européen, puisqu’ils n’ont aucune raison de se sentir attaché à l’identité européenne. La création par la Commission européenne d’une mission pour « protéger lemode de vie européen »[1] est clairement dirigée contre l’immigration en provenance des anciennes colonies, qui subissent aujourd’hui encore un asservissement politique et économique. L’histoire enseigne que la « civilisation européenne » n’est pas du tout un projet de paix et de progrès, mais une machine de guerre qui impose traités de libre-échange et guerres au reste du monde. « L’Europe » est donc le nom d’un rapport de domination à la fois social, culturel et raciste, qui institue un véritable « privilège européen » (concept plus pertinent que la notion de « privilège blanc », qui occulte la domination sociale entre blancs riches et blancs pauvres). C’est la supériorité du bon bourgeois blanc qui peut circuler librement dans le monde entier et se croire dépositaire d’une culture supérieure – la culture musulmane faisant généralement office d’altérité radicale voire d’ennemi intime. Nommer clairement cette caste dominante est une condition sine qua non pour pérenniser l’alliance politique esquissée lors des Gilets Jaunes entre la France rurale blanche et les quartiers populaires métissés, qui sont tous rejetés en dehors du projet civilisationnel européen. Ce combat permet également de tenir à l’écart les politiciens récupérateurs qui, à gauche comme à droite, se reconnaissent à leur soutien au projet européen, que ce soit dans sa forme actuelle ou à travers le mythe de « l’autre Europe »[4]. Dis-moi si tu te sens Européen, et je saurai à quelle classe tu appartiens.
Notons pourtant que la tendance dominante au sein des Gilets Jaunes, tout en étant résolument hostile à l’UE, n’est pas celle du logiciel « souverainiste républicain » dans sa forme traditionnelle. Des courants politiques se réclamant de la souveraineté nationale ont bien tenté une OPA sur le mouvement, mais la greffe n’a pas pris, notamment à cause de leur attachement indéfectible à la « police républicaine ». On a ainsi vu une revue comme Marianne passer du soutien aux Gilets Jaunes à leur condamnation lors d’épisodes comme les violences aux Champs-Élysées ou la prise à partie d’Alain Finkielkraut. Comme à de nombreuses reprises dans l’Histoire de France, comme lors de la Révolution, les factions de la bourgeoisie à la posture révolutionnaire ont renié le soulèvement dès qu’il tournait à l’émeute de classe, tout en imposant leur propre grille de lecture et leurs propres définitions de la souveraineté, de la République et de la Nation dans des sens parfois antinomiques de ceux revendiqués par les insurgés. Ainsi le port du drapeau français lors des manifestations Gilets Jaunes, et le décrochage de drapeaux européens, portait un message rassembleur et inclusif, aux antipodes donc du patriotisme revanchard des manifestations de Janvier 2015. Un jeune chercheur Yoan Gwilman, après analyse des sources disponibles, est arrivé à l’hypothèse que « la France qui était le moins Charlie était celle qui se retrouve le plus dans les gilets jaunes »[3].
La faute majeure des courants souveraino-autoritaires est en effet de confondre la souveraineté des citoyens avec la défense d’une République abstraite et d’une « unité nationale », qui se matérialise par des lois liberticides. Ils n’ont d’ailleurs pas compris que l’UE n’était rien d’autre qu’une émanation des États bourgeois nationaux. Au contraire dès le départ, les manifestations des Gilets Jaunes
possédaient une forte dimension bigarrée et anti-autoritaire, voire libertaire. Et leur répression sanglante, semblable à celle déjà expérimentée par les banlieues populaires, a définitivement prouvé que les institutions autoritaires de la République n’étaient plus du côté de l’intérêt général et de la fraternité. Leur révolte a su fédérer par-delà les différences culturelles, les populations rurales avec les quartiers populaires, sans que personne ne se voie demander de compte sur ses papiers d’identité ou sa tenue vestimentaire. Il est ainsi apparu que les défenseurs aveugles de la République, qu’ils se disent « de gauche », « de droite, », ou « ni de gauche ni de droite », ne visaient en réalité pas à « fédérer le peuple » mais à fédérer derrière eux, et donc in fine derrière les mêmes dirigeants qui ont construit l’UE et se sentent profondément européens.
Ce qu’il s’est joué avec les Gilets Jaunes, c’est donc
l’élaboration par le bas d’une ligne populaire à la fois souveraine et
anti-autoritaire totalement cohérente – le respect de l’auto-détermination des
peuples.
[1] Même Mediapart le reconnaît : https://www.mediapart.fr/journal/france/070519/la-chimere-du-smic-europeen-revient-au-centre-de-la-campagne?onglet=full
[2] http://www.lefigaro.fr/vox/societe/ursula-von-der-leyen-nous-devons-etre-fiers-de-notre-mode-de-vie-europeen-20190915
[3] En cours de publication
[4] https://lemediapresse.fr/europe/en-finir-avec-lautre-europe/
[5] https://www.ifop.com/publication/les-francais-et-le-referendum-dinitiative-citoyenne/