Clément Sénéchal est diplômé de philosophie et de sociologie et aujourd’hui chroniqueur chez Frustration magazine. Ancien porte-parole de Greenpeace et spécialiste des questions environnementales, il a récemment publié au Seuil : « Pourquoi l’écologie perd toujours ?« . A l’occasion de la sortie de son ouvrage, nous avons interrogé avec lui les raisons de cet échec.
Positions revue : Ton ouvrage, Pourquoi l’écologie perd toujours, revient sur la genèse du mouvement écologique à partir des années 1970. Tu dessines un profil très intéressant, sociologiquement, des classes sociales qui l’animent et qui vont le structurer aussi bien associativement que politiquement. On retrouve principalement des classes sociales supérieures et intermédiaires, éduquées, blanches, à l’abri matériellement, et à la recherche d’une cause à défendre masquant leur place dans les rapports sociaux. L’écologie est dépolitisée pour devenir une écologie du spectacle qui correspond à la vision du monde individualiste et idéaliste de ces classes. On appelle à sauver les baleines et les pandas, on danse pour le climat, on body shake, on pense avec Marine Tondelier « qu’une fleur est ta sœur », et on poursuit un rapport très abstrait et idéaliste aux rapports sociaux. En somme, on préfère le coup de com au coup de poing. L’écologie du spectacle n’est-elle pas une forme de développement personnel pour les classes supérieures ?
Clément Sénéchal : Pas uniquement. C’est aussi un vecteur de distinction morale et de domination sociale. Dans les années 1970, l’écologie radicale, celle des luttes d’occupation au Larzac ou en Bretagne contre le nucléaire, s’est trouvée débordée par une écologie réformiste, sectorielle plus que systémique, distante de la question sociale et du mouvement ouvrier, indifférente aux clivages politiques afférents, attachée à la « protection de l’environnement » davantage qu’à la transformation politique du monde. Par le truchement des ONG (comme Greenpeace ou le WWF), puis des partis Verts européens, puis des vedettes médiatiques (Pierre Rabhi, Nicolas Hulot, Cyril Dion, Hugo Clément), voire de certains « experts du GIEC » (Valérie Masson-Delmotte) devenus toutologues sur le tard (François Gemenne), cette écologie dominante s’est très largement intégrée au système institutionnel.
Cette institutionnalisation présente quatre dimensions, qui concourent à réserver le référentiel écologique aux classes supérieures blanches et urbaines, afin d’en soutirer des profits matériels et symboliques. D’abord, les militants ont été remplacés par des professionnels de la cause : des salariés. Dans les ONG s’est développée une culture d’entreprise classique, avec des relations de pouvoir assez semblables à ce qu’on retrouve dans le secteur privé, une division du travail accrue et une différenciation hiérarchique de plus en plus marquée. Rentable, cette écologie a fini par produire une classe dirigeante associative dont les intérêts se confondent avec ceux de la classe dominante sur le plan économique. Or, ce type de structure produit non seulement de l’exploitation, mais de l’aliénation militante.
Par suite, ces appareils ont fini par privilégier des profils technocratiques et mondains, des ingénieurs ou des communicants, bien davantage que des militants ou, pour utiliser le jargon ampoulé du milieu, des « activistes ». Greenpeace France vient par exemple d’embaucher un ancien du Service d’information du gouvernement (SIG) et de Publicis au poste de responsable (« team leader ») de la campagne énergie. L’ancien délégué général des Verts et homme-lige de Marine Tondelier, Augustin Augier, n’est autre qu’un centriste issu du Modem, proche de François Bayrou (il a participé à ses campagnes présidentielles en 2002 et 2007), qui a également travaillé en ONG. Un écolo-traître de plus débauché par la macronie, puisqu’il vient d’être nommé à la tête du Secrétariat général à la planification écologique (SGPE). Pour garnir ses échelons managériaux, les appareils de l’écologie puisent ainsi dans le vivier des élites parisiennes où gravite « l’expert » de la société civile, véritable intermédiaire entre le secteur privé et les affaires publiques, ce qui leur permet de cultiver un entre-soi maîtrisé.
La troisième dimension de cette institutionnalisation concerne le type de public visé en externe : les classes supérieures métropolitaines pour les Verts, les « stabilisateurs » pour les ONG (ce qui renvoie à peu près aux mêmes groupes sociaux), en l’occurrence des individus appartenant à des ménages profitant d’un niveau de vie supérieur à la moyenne, à l’aise avec la démocratie libérale, déjà sensibilisés à la cause environnementale et abhorrant toute forme d’excès (du capitalisme comme de l’anticapitalisme) – et surtout solvables. Autrement dit, des agents coagulants de l’ordre établi. Les « shifteurs » de Jean-Marc Jancovici tendent à présenter ce profil, par exemple.
Quatrième dimension : pour parler à ces publics généreux, l’écologie dominante a développé un répertoire de mesures solubles au sein de l’agenda néolibéral, qu’il s’agisse des écogestes, du principe pollueur-payeur, des taxes punitives sur la consommation populaire (mais symboliques sur les « ultra-riches », comme la taxe Zucman), des zones à fort embourgeoisement (ZFE) dans les métropoles, des engagements volontaires des multinationales ou du technosolutionnisme décarboné réservé aux nantis informés. Mais elle a aussi épousé les formats d’intervention dans l’espace public autorisés par la classe dominante, qu’il s’agisse du plaidoyer routinier ou du happening récréatif. Mécaniquement, cette écologie bourgeoise a engendré une écologie de la modération, émolliente et inoffensive. Mais surtout négociable, morcelable et profitable.
Car cette écologie d’accompagnement a aussi déclenché l’émergence de nouveaux marchés grâce auxquels s’est perpétuée, pour ne pas dire renforcée, la domination économique de la classe capitaliste : le marché de la bonne conscience avec les ONG, le marché du greenwashing avec les partenariats, les labels, les certifications et toutes les activités RSE qui en découlent. Idem avec la gamme de marchandises eco-friendly qui s’est développée ces deux dernières décennies, en ouvrant des segments de consommation premium, dont Linkedin sert de plateforme idéologique par excellence. Pour dire les choses clairement : l’écologie est devenue un secteur lucratif comme les autres. Et le dogme de la « sensibilisation » environnementale permet en définitive aux classes supérieures de combiner profits économiques et symboliques au sein du capitalisme. Donc d’aménager, pour mieux l’affermir, leur position de classe. L’écologie institutionnelle n’est pas juste un supplément d’âme pour des bourgeois éco-anxieux : elle est la soupape de la classe dominante.
Positions revue : Ces classes sociales entretiennent une vision idéaliste du monde qui les conduit à croire que ce qui meut le monde, c’est la conscience et les idées. Elles s’imaginent pouvoir changer le monde idéologique (ce que pensent les gens) sans percuter la base matérielle sur laquelle il repose (ce que vivent les gens) – les deux s’articulant, pour nous, dialectiquement. La communication devient donc le débouché logique, leur pratique politique adéquate à leur vision du monde. Des Colibris aux écogestes, cette « écologie des petits pas » renverse le pouvoir de celui qui produit vers celui qui consomme, validant de fait la vision néolibérale faisant du consommateur l’acteur central de l’économie. Ces classes sociales portent une approche intentionnaliste : la raison (arguments, chiffres, rapports du GIEC) produit l’action (mesures, accords de Paris, COP). Donc, convaincre par la raison scientifique, et la justice (force contraignante appuyée sur « les faits ») doit produire une transformation du monde. Elles défendent l’intention sans la coercition. On le retrouve parfaitement dans le discours de Marie Toussaint affirmant préférer « débattre sans combattre ». Cette écologie de la conciliation peut être rapprochée du « dialogue social » au sein du mouvement syndical. Pour l’un comme pour l’autre, comment interpréter qu’après 40 ans d’une pratique sans résultats, aucun bilan n’ait été réalisé ?
Clément Sénéchal : Cette doxa de la sensibilisation, qui verse volontiers dans le fétichisme abstrait des « imaginaires » et des « récits », assure la mainmise de la bourgeoisie culturelle sur le cadrage de la controverse écologique, afin notamment d’en expurger toute dimension révolutionnaire, c’est-à-dire à la fois ses dimensions critiques et surtout pratiques. La « sensibilisation » permet d’esquiver toute inscription politique dans la conflictualité de classe propre au capitalisme : on sensibilise aussi bien les consommateurs que les citoyens, les directions d’entreprises que les ministres d’Emmanuel Macron. Or sensibiliser, ce n’est même pas éduquer. Engager, encore moins.
C’est donc une impasse commode pour les élites de la bourgeoisie culturelle, qui ont des intérêts économiques et symboliques à protéger. Car construire un mouvement révolutionnaire en capacité d’inverser les rapports de force à l’œuvre dans le ravage écologique passe au contraire par l’instauration de sociabilités concrètes : l’infrastructure (la sphère des expériences vécues, en particulier dans la production) surdétermine la superstructure (la sphère des représentations), non l’inverse. Sensibiliser sans prendre en compte les contraintes sociales subies par les uns et les autres, ni organiser de débouchés politiques concrets, c’est parler dans le vide pour amuser la galerie médiatique. Plutôt que de petites fables angéliques comme celles du colibri, nous avons aujourd’hui besoin d’organisations matérielles concrètes, dotées de tactiques et de stratégies politiques.
A ce propos, on a pu lire début juin dans les colonnes du Monde cette lamentation fatigante : « La période est pire qu’avant la COP21 à Paris, estime Jon Palais, porte-parole d’Alternatiba et d’ANV-COP21, des mouvements de mobilisation sur les questions climatiques. Avant, nous étions dans un travail d’alerte et de prise de conscience. Maintenant, alors que tout le monde peut voir les effets du dérèglement climatique, cette préoccupation ne se transforme pas en action, il y a au contraire une résignation, un défaitisme… » Aveu à la fois naïf et sincère de la prédilection des environnementalistes pour la sensibilisation en lieu et place de la politisation nécessaire. Ainsi, même ces associations vaguement radicales, situées plutôt à gauche du spectre associatif, se sont laissées leurrer par le piège idéaliste, imaginant qu’il suffisait « d’alerter » pour obtenir mécaniquement des effets socio-économiques rationnels sur le plan écologique, sans considérer l’épaisseur des rapports de pouvoir à l’œuvre au sein du monde social. Cette écologie « légitime » – et pacifiste – a cru qu’elle faisait face à un « dérèglement climatique » alors qu’elle était d’abord face aux règles du capitalisme, qu’elle n’a pas jugé bon de réellement problématiser.
Dans la courte citation du fondateur d’Alternatiba, on comprend également que cette écologie sensibiliste semble incapable de se remettre en cause. Elle préfère le désarroi et l’incompréhension à l’autocritique. Un travers propre au champ environnemental dans son ensemble. À la suite de la publication de mon livre, j’ai essuyé les réactions médiatiques courroucées aussi bien de Corinne Lepage (qui m’a accusé de « tuer l’écologie »), de Cécile Duflot (qui m’a traité « d’intégriste » dans C ce soir – même rhétorique que Darmanin), de Cyril Dion (qui m’a pointé du doigt dans une chronique sur France Inter consacrée à l’arrivée de Trump au pouvoir – oui oui) ou de Marine Tondelier (qui m’a qualifié « d’ennemi » sur un plateau de l’Humanité). Cécile Duflot et Marine Tondelier m’ont même assimilé à François de Rugy, qui dans un livre avait critiqué les Verts pour leur incapacité à assumer entièrement leur mue libérale. Alors que je leur reproche à peu près l’inverse, me voilà soi-disant sur la même ligne – car je critique. On voit quelle bouillie confusionniste assaille leur cerveau dès qu’il s’agit de réfléchir. Mon livre a beau livrer une autocritique, puisque j’ai passé près de huit ans au cœur de cette écologie du spectacle, en tant que porte-parole (donc communicant) climat de Greenpeace, il constitue néanmoins un casus belli ayant valeur d’excommunication ; non seulement du milieu de l’écologie légitime, mais aussi du périmètre de l’arc républicain.
Ce refus de la critique constitue en fait un réflexe de classe en ce qu’il contient précisément une dénégation de la lutte des classes – afin, évidemment, de naturaliser sa propre position sociale. Cette mystification propre à l’écologie du spectacle se lit très bien dans les positions publiques de Marine Tondelier, par exemple quand elle tient à défendre une « écologie sans adjectif ». Car « l’écologie c’est l’écologie », tance-t-elle volontiers. Comme lors de l’entretien donné à l’Humanité en décembre 2024 où, malgré la déconfiture des élections européennes, elle se félicite d’être revenue « au centre de l’attention médiatique » grâce à un changement de nom et un changement de logo. Une écologie communiste, libérale, identitaire ? Peu lui chaut. Tout en même temps. Comme Emmanuel Macron. D’ailleurs, elle souhaite qu’on « arrête de se branler la nouille avec des concepts » (elle préfère les slogans, type « venez comme vous êtes »), car « on n’a pas le temps » pour « l’exercice de réflexion », qu’elle renvoie à des « postures ».
L’écologie se trouve dès lors ravalée au rang de signifiant vide, de référentiel tautologique, d’appel circulaire. Une façon d’ignorer le rapport entre crise écologique et mode de production. Alors que l’écologie constitue avant tout un sujet d’économie politique : elle relève des mêmes enjeux que le capitalisme (constitution et répartition de la valeur), elle épouse donc les mêmes dynamiques (exploitation du travail et des ressources naturelles, antagonismes sociaux). En réalité, toute réforme écologique menée au sein du capitalisme et non pas contre lui aboutit inévitablement soit à du greenwashing, soit à une domination de classe additionnelle. Souvent les deux. Mais pour Marine Tondelier, l’anticapitalisme est une entrée dans l’écologie parmi « mille autres ». Très secondaire, en somme.
Cette négation de la lutte des classes est quelque chose d’identitaire au sein de l’environnementalisme installé. Elle donne lieu à un antisyndicalisme honteux – mais féroce – dans ses appareils officiels (comme à Greenpeace) et signale une forme de mauvaise conscience chez ses dirigeants (qui présentent la figure embarassante du « patron de gauche ») : celle de leur propre hypocrisie, inscrite dans le décalage récurrent entre cause et praxis – dans la dissonance cognitive entre la gravité des enjeux, qui réclame de tout changer, et la pratique du statu quo, qu’ils défendent. Après m’avoir poussé dehors notamment pour des raisons politiques, à la fin de l’année 2022, le directeur de Greenpeace France, Jean-François Julliard, s’est par exemple permis de prévenir en interne qu’il ne saurait y avoir de lutte des classes dans l’ONG, constamment repeinte en « grande famille ». Il concentre pourtant à peu près toutes les prérogatives répressives d’un patron d’entreprise classique (lesquelles se sont d’ailleurs accrues avec Emmanuel Macron) ainsi qu’un niveau de salaire bien au-dessus de ses employés et plusieurs fois supérieur au salaire moyen français. Ainsi, quand une enquête du Monde relate le climat social déplorable au sein de cette « entreprise comme les autres », il admoneste les salariés réunis en interne qui ont osé témoigné, sous couvert d’anonymat : « Je me mets à la place de Patrick Pouyanné [PDG du groupe TotalEnergies], qui va bien se marrer à la lecture de l’article… » Chantage à la cause typique pour étouffer dans l’œuf toute forme de réflexivité. Au Monde, Jean-François Julliard confie ensuite, sans ciller : « L’écoanxiété a créé des frustrations, des attentes importantes. On me demande souvent à quoi on sert. [1] » CQFD.
Contrairement à ce que l’on croit parfois, le champ de l’écologie institutionnel est un milieu disciplinaire, hostile à la liberté d’expression, comme il arrive à chaque fois que l’on veut parler dans la langue des dominants. Si l’écologie bourgeoise déteste la critique (pas seulement les critiques, mais la critique, entendue comme démarche intellectuelle et politique), c’est en donc définitive parce qu’elle expose ses mandataires à une objectivation sociologique défavorable. Non seulement de leur rôle au sein du champ environnemental professionnel, mais aussi de la lutte des classes au sens général. L’admette comme un discours légitime, ce serait reconnaître qu’ils se situent souvent du mauvais côté des antagonismes à l’oeuvre, à la fois en tant que sujet individuel et en tant que sujet collectif, composé par un entre-soi mondain extrêmement restreint, un microcosme qui en 2022 a eu davantage intérêt à ce que qu’Emmanuel Macron rempile pour un second mandat que de voir Jean-Luc Mélenchon accéder au second tour. Elle a donc plutôt voté Yannick Jadot. Car en réalité, « la société civile organisée » n’a pas intérêt à ce que la gauche de rupture prenne le pouvoir. Son avènement au sommet de l’Etat la rendrait inutile : elle perdrait les objets qu’elle a fini par accaparer et subséquemment sa raison d’être.
Par conséquent, pour protéger son statut, rendu vulnérable par la disparition progressive de la social-démocratie, l’écologie du spectacle se réfugie derrière des appels aussi stupides que lénifiants aux « 40 nuances d’écologie » supposément complémentaires. D’où les remontrances gênantes de Marine Tondelier contre celles et ceux qui voudraient donner un contenu à l’écologie : « Ceux qui veulent qualifier l’écologie veulent nous diviser, donc nous affaiblir. »
Le refus de la critique est donc avant tout un réflexe défensif contre toute tentative d’objectivation du monde social dans lequel l’écologie bourgeoise se déploie, avec ses positions de pouvoir et ses contradictions. En tant que dominants dans le champ environnemental – mais de perdants sempiternels dans le champ politique général, même quand ils occupent le fameux « ministère de l’impossible » – les porte-parole de cette écologie mainstream ont un intérêt évident à ne pas entrer dans la critique. Ce serait objectiver leur impuissance organisée, leur trahison perpétuelle, leurs contradictions de fait. Car ces acteurs bien installés dans le système considèrent en effet, plus ou moins consciemment, la défaite comme légitime, normale, immuable. D’autant plus qu’elle les fait gagner au sein de leur pré carré (de leur « champ »), où ils occupent le sommet des hiérarchies sociales sans avoir besoin que leur cause l’emporte réellement. Par suite, il n’est donc pas certain que ces acteurs sociaux cherchent vraiment à faire gagner l’écologie, puisque l’écologie qui perd leur fait gagner de l’argent et garantit leurs positions institutionnelles. Ce qui fait d’eux des ambassadeurs de la fausse conscience tout désignés.
Pas un hasard, donc, si l’on observe un déficit chronique de savoirs critiques au sein de l’écologie professionnelle. On a des ingénieurs, des scientifiques, des communicants, des vedettes. Mais la sociologie, la philosophie, les savoirs économiques liés aux sciences humaines : très peu pour eux. La bourgeoisie environnementale, si friande de petite fables et de « solutions », n’est acculturée ni à l’art de la critique ni à sa nécessité historique. Elle ne comprend donc ni son rôle tactique, ni l’horizon émancipateur qu’elle relaie. Elle ne voit en elle qu’une menace légèrement surannée pour sa position de classe, doublée d’un affront moral, si persuadée qu’elle est d’être située, quoi qu’il advienne, du bon côté de l’Histoire. Alors qu’elle se trouve irrémédiablement à côté.
Finalement, l’analogie avec les syndicats réformistes est assez juste. Les ONG opèrent la même fonction : désamorcer la lutte par le dialogue, construire une zone tampon entre l’empire et ses sujets en monopolisant l’expertise légitime, agréger les capitaux symboliques d’une cause au bloc bourgeois en développant des réseaux affinitaires et des rituels de connivence. Combien d’anciens dirigeants syndicalistes comme d’ONG travaillent désormais pour le capital ? Et vice-versa ? Combien d’environnementalistes patentés ont bossé et bossent encore pour Emmanuel Macron ? En réalité, la « société civile organisée », c’est d’abord la bonne société. L’accès aux capitaux symboliques de l’Etat constitue sa raison d’être, une quête quasiment existentielle. Au sein du « jeu d’acteurs », cet accès aux apparats des affaires publiques constitue le ressort de ce qui les distingue – au sens de différenciation, mais aussi de distinction.
« Cette manière d’enjamber la lutte des classes et la critique du capitalisme permet de produire une écologie du divertissement hors-sol, essentiellement symbolique, tissée d’images spectaculaires, volontiers délassantes, sans toucher aux intérêts de classe d’une bourgeoisie friande de charité environnementale et d’espaces verts. »
Positions revue : L’écologie du spectacle, à laquelle adhère électoralement un public âgé, répond à l’angoisse de fin du monde d’une génération qui approche de la fin de vie. La fin du « moi » prend le pas sur celle du « mois ». L’impensé central de ce courant de l’écologie est la lutte des classes. On comprend volontiers que pour des organisations comme Greenpeace ou WWF, dont le fonctionnement repose sur des subventions publiques, des donations privées, et une rémunération directe ou indirecte par le capital, mener une lutte matérielle concrète, ce serait prendre le risque de perdre le soutien financier essentiel à leur action. Exit les locaux dans les plus grandes métropoles mondiales, les invitations aux COP et autres événements internationaux, les hauts salaires. La fausse conscience de ce militantisme écologiste est largement entretenue par les intérêts matériels et symboliques qui le récompensent. Il est plus confortable pour Greenpeace de déposer des débris d’une tornade devant le siège de Total que d’entraver la construction de pipelines en Ouganda. Cette forme d’opposition est adéquate au néolibéralisme car elle ne construit aucun véritable rapport de force ni mobilisation collective. Elle s’est imposée, à partir des années 1970-90, dans un contexte où le néolibéralisme est triomphant : effondrement de l’URSS et du PCF, libéralisation de l’économie et ralliement du PS, dislocation du mouvement ouvrier et des syndicats. L’écologie devient alors un secteur de marché autonome, hors de la lutte des classes, né en parallèle du mouvement des droits civiques, de celui de libération des femmes, des luttes anticapitalistes et antiracistes ou de la cause homosexuelle. L’écologie a su rallier à elle les classes sociales supérieures de gauche à l’abri matériellement du besoin et des formes les plus brutales et évidentes de l’exploitation. Peut-on comprendre ainsi l’incapacité ontologique de l’appareil des Écologistes, de Jadot à Tondelier, à faire la jonction entre écologie et mode de production capitaliste ?
Clément Sénéchal : Tout à fait. Pour institutionnaliser l’écologie, les environnementalistes de métier ont dû produire une offre spécifique sur le marché des causes, avec sa singularité et sa propre plus-value. Dans les années 1970, le journaliste Robert Hunter entend fonder les « green panthers » : le pendant écologique des Black Panthers (un mouvement antiraciste qui a considérablement changé la donne pendant la décennie des droits civiques aux Etats-Unis). Ce sera finalement « Greenpeace », qui pratique une désobéissance civile purement spectaculaire et bénigne pour les classes bourgeoises comme pour l’Etat américain. Ce dernier aide même certaines missions des « combattants de l’arc-en-ciel » lors de leurs premières grandes campagnes contre la chasse à la baleine, en fournissant du renseignement hostile aux Soviétiques et une aide logistique discrète. De fait, l’écologie qui s’impose à ce moment-là abomine le monde communiste ; d’où sa distance avec le mouvement ouvrier et son incapacité à nourrir la critique du capitalisme, associée au marxisme. Arrêté en 1972 à Paris et accusé par la police d’être un « rouge », l’un des cadres de l’organisation rétorque qu’il est un « vert ». Tout est dit.
Cette manière d’enjamber la lutte des classes et la critique du capitalisme permet de produire une écologie du divertissement hors-sol, essentiellement symbolique, tissée d’images spectaculaires, volontiers délassantes, sans toucher aux intérêts de classe d’une bourgeoisie friande de charité environnementale et d’espaces verts. Résultat : un produit publicitaire pour shampoing se trouve propulsé au rang de premier écologiste de France. Notons d’ailleurs que lors de sa démission impromptue dans la matinale de France Inter (encore une manière de se donner en spectacle), Nicolas Hulot, pourtant « écœuré », n’a pas souhaité remettre en cause directement Emmanuel Macron. Pas de conflictualité politique frontale avec le bloc bourgeois. Pour lui succéder, le champion de la Terre a d’ailleurs pu compter sur d’anciens dirigeants d’EELV : François de Rugy, puis Barbara Pompili (sans compter Pascal Canfin au niveau européen ou Yann Wehrling qui devient « ambassadeur de France à l’environnement »).
De fait, le parti des Écologistes ressemble à un incubateur de traîtres, nihilistes et snobs, qui n’ont pas le temps pour la lutte des classes. Un accélérateur de carrière pour des hommes et des femmes éblouis par la société du spectacle. Or, pour maintenir cette fonction sociale, les Écologistes doivent continuer à défendre une écologie qui déborde les clivages. Cela donne une écologie brouillonne qui monnaye à la fois supplément d’âme au bloc bourgeois et capacité de nuisance contre le bloc populaire. Aujourd’hui encore, « Les Ecologistes » ressemblent à une boutique petite-bourgeoise utile aux grands bourgeois, dans laquelle ces derniers passent faire leurs courses de temps à autre.
Positions revue : Il y a dans l’écologie vidée de la lutte des classes un aspect intrinsèquement conservateur : sauver ce qui est et ce qui a été – dans une reconstruction idéelle. Cette perspective, qui pousse à la nostalgie et au ressentiment, est rétive à la transformation et fixiste dans le sens où la nature et l’environnement sont à préserver à tout prix. Cela s’accompagne d’un sous-bassement profondément réactionnaire derrière ce que l’on voit se déployer en Afrique sous la forme d’un néocolonialisme vert réduisant ce continent à un « continent-réserve ». Les initiatives prétendument écologistes se sont multipliées pour construire des aires protégées ou des parcs nationaux afin de sauver telle espèce, tel écosystème, sans s’émouvoir des populations déplacées de force, aux cultures séculaires détruites. Aux relents racistes de cette idéologie s’ajoute une dimension classiste : la petite bourgeoisie éduquée développe une vision surplombante d’elle-même et du monde : elle sait ce qui est mieux. Or, la phase néolibérale du capitalisme dans laquelle nous sommes entre en crise. Et il nous semble qu’un certain discours décroissant et antiprogressiste au sein du mouvement écologique pourrait être récupéré pour construire un débouché à la crise. Face à la surconcentration du capital entre les mains d’une minorité bourgeoise, et à la raréfaction des ressources qui en découle, la réponse politique pourrait être celle d’une pénurie repeinte de verte résumée ainsi : « il faut se serrer la ceinture pour sauver la planète ». Cette écologie austéritaire, prônerait le passage des écogestes individuels à une économie collective des besoins : « désirez moins car vous aurez moins ». Une forme d’eugénisme pourrait parfaitement s’adjoindre, hiérarchisant les espèces à sauvegarder dans un monde transformé par le changement climatique – entendu que les populations du Sud global y passeront les premières. L’écologie viendrait alors justifier une pauvreté de fait par une sobriété de droit. Or, comme tu le rappelles, les classes populaires sont déjà les plus écologiques car condamnées à voir leurs besoins restreints à l’essentiel. Est-ce que cette perspective te semble pertinente ?
Clément Sénéchal : La dimension fixiste que tu évoques est très largement présente dans l’écologie conservationniste, ou plutôt « préservationniste », qui s’est construite avec des structures comme le WWF au siècle dernier, une ONG de banquiers versée dans les politiques d’expulsion pour mettre la nature sous cloche dans certains pays africains, sous forme de réserves naturelles contrôlées par la bourgeoisie occidentale. Tout cela est très bien documenté par l’association Survie, notamment. Il faut lire quelqu’un comme Fiore Longo et son livre Décolonisons la protection de la nature. Cette écologie fixiste s’est construite contre les classes laborieuses et les populations autochtones. C’est aussi le cas avec Greenpeace quand ses membres débarquent chez les Inuits, en 1976, pour peindre les phoques afin d’empêcher leur capture commerciale, alors qu’il s’agit de leur seule ressource économique. Ils se feront traiter « d’assassins » par Brigitte Bardot, dépêchée sur place par Paul Watson (du temps où il appartenait encore à Greenpeace). Au lieu de lutter contre le capitalisme pour changer notre rapport social aux écosystèmes, cette écologie occidentale préfère enclore quelques îlots de nature idyllique afin de « compenser » et de flatter les imaginaires de la bourgeoisie. Toutes les organisations de « protection de l’environnement » viennent de là. Elles considèrent la nature comme un décor extérieur à la société. Cela induit un rapport non dialectique à l’environnement, une relation muséale où la nature se trouve fétichisée via des espèces iconiques, qui signale son incompréhension – ou son rejet – du matérialisme historique, lequel mène au contraire à considérer l’environnement comme le sous-bassement matériel de la société. Moi, je préfère par exemple les jardins maraîchers populaires et autogérés, comme aux Vaîtes à Besançon ou encore à Aubervilliers, aux réserves naturelles de papier glacé sensées faire contrepoint aux ravages de l’agriculture industrielle.
Au vrai, la dimension coloniale reste très prégnante au sein de l’écologie dominante actuelle, notamment lors des discussions de haut niveau qui se déroulent dans les COP. D’abord, les territoires du Sud sont effectivement considérés comme une manne pour l’économie labellisée « transition énergétique », qui a besoin de mines pour extirper des métaux rares en grandes quantités ou de vastes espaces verts pour ses opérations de reforestation artificielle, vendue sous forme de compensation carbone à la bourgeoisie occidentale. C’est la suite logique du rapport colonial et impérialiste des puissances occidentales vis-à-vis de l’Afrique et plus largement des pays du Sud. Mais, une nouvelle dimension apparaît avec la crise climatique : on refuse en effet non seulement de financer la conversion écologique des économies du Sud, mais aussi de les dédommager pour les « pertes et dommages » qu’elles subissent à la suite des effets du réchauffement climatique, lequel se trouve principalement causé, sur le plan historique, par le développement du capitalisme européen, puis américain. Enfin, on culpabilise les populations africaines sur le plan démographique, alors même que le problème du climat réside d’abord dans l’empreinte carbone des populations occidentales – et celle des classes supérieures en leur sein. Rappelons qu’au niveau mondial, les 10% les plus aisés sont responsables des deux tiers du réchauffement climatique. En l’occurrence, si tout le monde possédait les mêmes actifs et déroulait même mode de vie que le 1% le plus fortuné, la hausse des températures aurait déjà excédé +6°C, ce qui signifie qu’il n’y aurait certainement plus de vie humaine sur Terre à l’heure actuelle.
Sur ce sujet, on constate aussi la récurrence d’un discours xénophobe chez les macronistes et l’extrême droite française dès qu’on parle de climat : « allez d’abord demander aux Chinois de faire des efforts ! ». Alors que l’empreinte carbone individuelle moyenne d’un Chinois équivaut à celle d’un Français et que c’est un pays qui, sur l’écologie, affiche des politiques plus volontaires et consistantes que l’Union européenne (notamment par habitude de la planification et méfiance envers le marché).
Mais pour revenir sur l’enjeu social, il est clair que l’écologie dominante, en France, puise dans le répertoire néolibéral pour imposer une forme de darwinisme économique : c’est le cas avec la taxe carbone (un impôt régressif qui frappe des populations pauvres et des consommations captives) ou avec les ZFE, qui dépolluent les centres-villes non seulement des particules fines mais aussi de la plèbe qui n’a pas d’autres moyens de mobilité que ses vieilles bagnoles. Idem pour les crédits carbones qui, comme dans la liturgie catholique, font office « d’indulgences » pour les riches qui veulent compenser, dans leur petite conscience, leur mode de vie barbare. Ce darwinisme écolo se trouve assaisonné par la bourgeoisie culturelle médiatique, dont l’écocitoyenneté morale forme la base discursive et qui tente de se montrer compréhensive – mais toujours de manière distinctive. On se souvient que Cyril Dion avait par exemple lancé les « gilets citoyens » pendant la mobilisation des Gilets jaunes, afin d’incarner une colère qui, contrairement à celle des classes dangereuses, aurait pleinement droit de cité.
Pour autant, même si l’on trouve des courants politiques et intellectuels parfois fumeux dans ce spectre, la décroissance constitue bel et bien le cœur du sujet : six limites planétaires sur neuf sont déjà dépassées. Par essence, notre mode de production outrepasse les limites physiques de la biosphère. Il faut donc réduire notre empreinte matérielle générale. La seule question qui se pose est donc la suivante : quelles classes sociales sont concernées par les efforts à fournir ? La réponse est simple : la bourgeoisie. Non seulement parce que son mode de vie n’est pas universalisable dans le cadre des limites planétaires, mais également parce qu’elle détient les moyens de production ; y compris, pour le moment, les moyens de produire de la politique, en l’occurence les leviers législatifs, exécutifs, diplomatiques. Or, elle n’y consent et n’y consentira pas. Il faut donc la combattre pour la destituer et finalement arriver à l’abolition des classes sociales. Ce n’est pas qu’une question de « justice ». C’est une question de transformation structurelle, qui appelle une démarche révolutionnaire.
Cela veut dire métaboliser les contraintes biophysiques au sein du corps politique. Que l’on ne s’y trompe pas : il n’y a pas de salut écologique situé en dehors des contraintes matérielles, donc d’une forme ou d’une autre autre de sobriété. Tout l’enjeu consiste à savoir situer correctement cette sobriété sur le plan social et à l’articuler de la manière la plus démocratique possible, par conséquent en introduisant la discussion environnementale au sein de l’appareil de production lui-même. Car on ne se dégagera pas des contraintes liées au ravage écologique : l’effondrement de la biodiversité et le réchauffement climatique sont en cours, c’est factuel. Leurs conséquences s’imposent à nous, de manière plus ou moins violente selon que l’on est riche ou pauvre. A +4°C, ce qui correspond à la trajectoire de réchauffement actuellement la plus probable d’ici la fin du siècle, l’agriculture deviendra quasiment impossible en France. Avec des températures autour de 40°C et un taux d’humidité environnant les 60 %, le corps humain entre en zone létale. L’âge où l’on pouvait considérer notre écosystème comme une réserve de ressources naturelles inépuisables et abondantes est donc terminé. Il faut être clair là-dessus.
D’où l’impératif de sortir rapidement du capitalisme, histoire ne serait-ce que de limiter les dégâts sur le plan écologique. Si nous étions en régime authentiquement communiste, avec des niveaux de vie approximativement similaires et une égalité d’accès au pouvoir politique, poser comme horizon pratique la réduction de notre empreinte matérielle afin de perpétuer nos possibilités de vivre serait relativement aisé. Mais le capitalisme organise à la fois une dépossession politique de la majorité sociale et une reproduction des antagonismes de classes qui rendent le consensus matériel, en l’état, impossible. Dans un tel système, l’acceptabilité sociale de la décroissance ne peut rester que marginale. D’autant plus que la division verticale en classes sociales concurrentes produit des formes de mimétisme ascendant, qui pousse les classes populaires à fétichiser le mode de vie des classes supérieures, nourrissant en retour la dynamique du capital, ce qui place les premières sous le contrôle économique et symbolique des secondes. Dans la structure sociale actuelle, on observe en effet une imitation de classe asymétrique, entraîné par des hiérarchies symboliques fondées sur l’opulence et l’ostentation des besoins artificiels, manufacturés par la société du spectacle autour du règne de la marchandise comme format général des biens ; donc des rapports sociaux.
Bref : les contradictions écologiques du capitalisme sont insurmontables. Elles peuvent être différées temporairement par une sorte de darwinisme écolo qui parlerait la langue de la sobriété en l’enrobant d’injonctions morales destinées aux classes populaires. Mais repousser la résolution du problème ne fait que l’étendre, jusqu’au point, plus très éloigné, de non-retour.
« Cette « non-violence » devient rapidement l’excuse pour expurger toute forme de conflictualité dans la praxis, y compris dans son pendant discursif, pour rejoindre finalement les berges de la modération bourgeoise et de l’euphémisation institutionnelle. […] En définitive, qui dit « non-violence » travaille à la négation de la lutte des classes. »
Positions revue : L’un des grands moments récents du retour de la conflictualité au sein du mouvement écologiste est celui de Sainte-Soline. Il nous semble important de s’arrêter dessus car il incarne une bifurcation dans l’organisation et un saut qualitatif dans la politisation des militants. La répression policière ahurissante à laquelle se sont confrontées les personnes présentes ce jour-là a constitué une montée en conscience accélérée, comme l’avait été le mouvement des Gilets jaunes quelques années auparavant. Lorsque le rapport de force est concret (empêcher la construction d’une méga bassine) et qu’il menace les intérêts de la classe dominante (les grands exploitants agricoles), la réponse l’est elle aussi (5 000 grenades tirées en une journée, plus de 200 blessés). Autour d’un mouvement comme les Soulèvements de la Terre, s’organise une forme de lutte écologiste qui fait la jonction avec la dénonciation du mode de production responsable de la destruction de l’environnement. L’écologie devient un aspect de la lutte anticapitaliste et non un secteur autonome séparé de l’économie politique. Cette transformation est impulsée par des auteurs comme Andreas Malm, Paul Guillibert, Kohei Saito, Michael Löwy, ou des courants comme l’écosocialisme, qui portent une radicalité nouvelle et intègrent la lutte comme un fondement théorique et pratique. A ce titre, le roman de Stephen Markley, Le Déluge, qui campe la fiction dans des années similaires aux nôtres mais qui la poursuit sur plusieurs dizaines d’années, expose bien les divisions au sein du courant écologiste. D’un côté, une organisation de jeunes CSP+ très diplômés, A Fierce Blue Fire, organise des campagnes de désobéissance civile et de sensibilisation des grandes entreprises ; de l’autre, une organisation secrète mène des attentats, les Weathermen. Leur seuil de radicalité augmente à mesure que la crise écologique s’intensifie. Mais à la fin, l’échec est patent d’un côté comme de l’autre car aucune des deux organisations n’a clairement construit un projet susceptible de lutter et de sortir du capitalisme. Comment analyses-tu l’apparition d’une forme d’écologie insurrectionnelle et ses premiers succès (projets de méga bassines annulés, suspension du chantier de l’A69) ?
Clément Sénéchal : Dans un roman d’anticipation sociale assez récent, Le Ministère du futur (2020), Kim Stanley Robinson réfléchit lui aussi à la violence comme levier efficace, voire incontournable, contre le réchauffement climatique. En l’espèce, le ministère du futur est créé par les instances multilatérales onusiennes pour défendre les intérêts des générations qui ne sont pas encore nées. Au moment où se déroule l’action (entre 2025 et la moitié du siècle), une canicule meurtrière accable certaines régions de l’Inde (on compte les morts à la pelle) et pousse le pays, traumatisé, à changer de régime politique et d’ordre social, mais aussi de stratégie diplomatique et de doctrine géopolitique. Clairement, le pays s’engage sur une voie dure vis-à-vis des autres pays qui ne jouent pas le jeu de la réduction des émissions de CO2. Emanation de l’Accord de Paris, le ministère du futur utilise quant à lui son softpower pour pousser différentes réformes économiques, plus ou moins convaincantes, auprès des banques centrales. Chemin faisant, la patronne du « ministre du futur » finit par apprendre l’existence d’une branche clandestine au sein de son administration, qui travaille avec un groupe armé formé à la suite de la grande canicule indienne : des attentats à répétition sont fomentés contre les transports aériens et maritimes, jusqu’à les rendre trop insécures pour être praticables, y compris par la grande bourgeoisie. Cela entraîne non seulement un changement culturel significatif, mais aussi une réduction drastique des émissions de GES.
Vu l’ampleur des phénomènes à venir, ce scénario ne m’apparaît pas complètement improbable. Il pose en creux la question de la violence politique, qu’il va bien falloir thématiser à nouveau un jour ou l’autre.
En l’occurrence, les Soulèvement de la Terre ont tranché un débat récurrent au sein du champ environnemental : celui de la « diversité des tactiques ». Les SLT tolèrent une forme de contre-violence dans ses mobilisations, afin de « désarmer » des sites écocidaires par le sabotage, ou bien de tenir tête à la violence d’Etat. Certaines mobilisations, comme à Sainte-Soline, sont segmentées pour proposer différents niveaux de conflictualité aux protagonistes. Or, cette diversité des tactiques, outre qu’elle place la confrontation au bon niveau et permet de dévoiler la nature autoritaire du régime d’accumulation capitaliste, permet d’agréger différents groupes militants et parvient à réunir des milliers de personnes dans la pampa contre un arsenal ultra-répressif. C’est beaucoup plus inclusif et efficace que ce que peut proposer Greenpeace avec sa « désobéissance civile » mise en scène pour les photographes et pratiquée par des activistes suréquipés et surentraînés, où nul affrontement n’advient jamais.
En réalité, le totem de la non-violence défendue par Greenpeace et consorts permet de justifier l’écologie symbolique et d’élaborer une zone de légitimité confortable, nichée au cœur de l’arc républicain, au sein de laquelle aucun risque substantiel n’est jamais pris – et surtout pas par la direction. Cette « non-violence » devient rapidement l’excuse pour expurger toute forme de conflictualité dans la praxis environnementale, y compris dans son pendant discursif, pour rejoindre finalement les berges de la modération bourgeoise et de l’euphémisation institutionnelle. On se souvient de la « douceur » de Marie Toussaint brandie pour sermonner les classes populaires, lors du meeting d’ouverture de sa campagne des Européennes : « En bas, on sait se tenir. » Plus récemment : le directeur de Greenpeace France, Jean-François Julliard, inconnu du grand public malgré une quinzaine d’années passées à la tête de l’organisation, s’est échiné à répéter que la statue de cire d’Emmanuel Macron dérobée au Musée Grévin n’était qu’« empruntée » momentanément, mais surtout pas « volée ». Elle sera rendue sans une égratignure. Kidnapping symbolique d’un symbole, apogée de l’écologie qui fait semblant.
En définitive, qui anone « non-violence » travaille à la négation de la lutte des classes. Qui hurle « non-violence » finit par obéir à la tyrannie des bonnes manières. Qui dit « non-violence » finit par souscrire au dialogue factice entre la société civile et le pouvoir. Qui rabâche « non-violence » sous-entend souvent France insoumise infréquentable. Etc. Un jour, la directrice de la communication de Greenpeace m’a convoqué à un entretien de recadrage parce que j’avais dit « ces gens-là » sur France Inter à propos de 63 milliardaires français. Ce n’était pas « respectueux », ni « conforme aux valeurs de non-violence promues par Greenpeace » : outrage ! Quand le DRH d’Air France s’est fait déchirer sa chemise, en octobre 2015, par des syndicalistes ulcérés par son plan social, j’ai eu l’outrecuidance d’affirmer sur les réseaux sociaux que la violence se trouvait du côté de l’entreprise qui brisait des vies réelles pour quelques profits spéculatifs : on m’a demandé de supprimer ma publication. Quand j’ai dit que la Primaire populaire était une entreprise politique « illuminée et destructrice », même topo : le directeur général de l’organisation m’a demandé de supprimer mon post, notamment parce qu’on ne peut pas utiliser « ces termes-là ». Quand j’ai rétorqué à François Gemenne, qui me harcelait sur X parce que j’avais défendu de jeunes militantes contre lui, qu’il serait gentil d’arrêter « ses fantaisies de drama queen », la direction m’a notifié (avec sanction lourde) que j’avais « excédé indiscutablement ma liberté d’expression » (sic) et porté atteinte à « l’image de l’organisation » (sic). J’ai des exemples de ce type à la pelle. L’écologie du consensus bourgeois pratique la pudeur répressive et dépolitise ses contenus.
Cette tendance mène à l’impuissance. Aujourd’hui nous avons besoin que la lutte retrouve une capacité d’épouvante. D’autant plus que le complexe capitaliste se passe de l’état de droit et privilégie une politique du fait accompli, comme on peut le voir sur le projet d’A69, un projet conceptualisé pour les cadres du Big Pharma qui travaillent chez Pierre Fabre et défendu jusque dans les rangs du PS local par des histrionnes comme Carole Delga, avec illégalismes et conflits d’intérêts en tous genre. Pour s’interposer, il faut avoir la capacité de résister matériellement, c’est-à-dire physiquement. Surtout dans une société en proie à une dynamique d’extrême-droitisation. La « nature qui se défend » doit dépasser le stade du slogan, sans quoi nous allons au désastre. Je rappelle que pour Machiavel, s’il faut savoir inspirer l’amour et la crainte pour tenir le pouvoir, la crainte lui apparaît nettement plus fiable (elle est moins volatile). Les environnementalistes de bonne volonté devraient peut-être méditer là-dessus, afin d’éviter l’angélisme falot qui les condamne à regarder passer les trains du cynisme.
Pour autant, tout ce qui peut relever de l’action directe doit être strictement encadré et organisé minutieusement. Derrière, il faut un collectif sans faille. Car la violence rend fou avant qu’on s’en aperçoive. Même quand elle semble légitime. Personnellement, je pense que l’action directe doit s’en tenir aux biens matériels. Mais surtout, qu’elle doit rester momentanée, presque évènementielle. Son aspect sacrificiel la rend presque impossible à tenir dans la durée : elle doit être l’exception qui conquiert la norme, à savoir le pouvoir d’Etat.
« La première tâche qui s’impose est de dégommer la gauche bourgeoise, qui désactive les causes dont elle s’empare en les évidant. Que ce soit sur le féminisme, l’écologie ou l’antiracisme, elle travaille constamment à désarmer leur potentiel subversif pour les rendre appropriables par l’ordre social dominant. »
Positions revue : Lénine a eu cette phrase célèbre : « Sans théorie révolutionnaire pas de mouvement révolutionnaire ». A gauche, aucun mouvement politique de masse ne peut revendiquer ce statut. En revanche, la seule force électorale qui peut prétendre à défendre une certaine forme de radicalité est la France insoumise. Il nous semble impératif d’opposer à l’écologie du spectacle actuelle, et à l’écologie austéritaire à venir, un projet communiste défendant l’abondance contre la pénurie. Précisons que l’abondance n’est pas l’opulence – qui est un régime d’accumulation ostentatoire – mais la situation qui offre les conditions pour que chacun puisse répondre à ses besoins et ne plus lutter pour les satisfaire. Il y a, selon nous, un enjeu politique majeur à reprendre l’écologie aux « Ecologistes » pour la rendre matérielle : réduction du temps de travail, transformation du mode de production et des biens de consommation, priorisation des besoins essentiels, etc. C’est le seul moyen de mobiliser les masses vers un projet progressiste où l’exploitation forcenée de la nature sera perçue comme le prolongement direct de l’exploitation capitaliste du travail. Lutter contre l’une ne peut se faire sans l’autre. En somme, d’une lutte au ras du sol à l’assaut du ciel. Partages-tu ce constat ?
Clément Sénéchal : Complètement. La première tâche qui s’impose à nous consiste à dégommer la gauche bourgeoise, qui désactive les causes dont elle s’empare. Elle les éviscère pour se nourrir dessus. Que ce soit sur le féminisme, l’écologie ou l’antiracisme, elle travaille constamment à désarmer leur potentiel subversif pour les rendre appropriables par l’ordre social dominant. Au contraire, nous avons besoin de les relier dans un front révolutionnaire. Il faut donc assumer une écologie du clivage, qui objective la lutte des classes au sein même du champ environnemental. Tous les discours sur la complémentarité des approches nous mènent dans le mur. Derrière un universalisme abstrait et un unanimisme autoritaire, ses laudateurs défendent simplement leurs privilèges, parmi lesquels de gagner de l’argent avec une écologie qui perd.
La seconde tâche qui s’impose à nous consiste à cultiver une écologie révolutionnaire dans les pratiques, qui nourrisse un continuum ascendant et s’inscrive dans une chaîne d’équivalence populiste. Une écologie par le bas, populaire et autogérée, existe. Il faut l’élargir et l’approfondir, en faire un point d’incarnation politique : ce sont les luttes locales, de terrain, où se produit une réincorporation des valeurs dans les pratiques, la reconstruction d’un rapport au monde non-capitaliste, qui montrent la voie. Une écologie syndicale doit aussi émerger : les classes laborieuses sont aux avant-postes de notre rapport social général aux ressources naturelles. Elles jouent un rôle indépassable dans la lutte contre la productivité et la compétitivité. L’antiracisme doit aussi devenir central dans la lutte environnementale, afin de lutter contre la fragmentation des classes populaires et donner un contenu réel à sa vocation humaniste. Enfin, à l’échelon électoral et institutionnel, il faut travailler à la victoire de la gauche de rupture, car les moyens de l’Etat sont nécessaires pour faire face au ravage climatique à la bonne échelle, notamment parce qu’il nous faut exercer une coercition farouche sur le capital organisé, en particulier sur ses secteurs fossiles et financiers.
Il faut donc remettre au goût du jour un programme révolutionnaire authentiquement collectiviste, qui passe nécessairement par la socialisation des moyens de production et se donne pour principe organisateur l’axiome de Marx : « de chacun selon ses moyens, à chacun selon ses besoins. » L’un comme l’autre doivent être indexés aux capacités restantes de la biosphère. Attention donc à bien dialectiser le concept d’abondance avec les possibilités matérielles réelles de la planète en 2025, dans son rapport avec les évolutions futures : il y a une inertie du ravage écologique, tant sur le climat que sur la biodiversité. On ne reviendra ni au jardin d’Eden ni au pays de Cocagne. Il est même probable qu’à l’avenir, il faudra arracher à la nature de quoi survivre de façon sans doute plus brutale encore. Il faut donc travailler théoriquement et politiquement sur le sens de « l’abondance », en problématisant les notions d’émancipation et de liberté. Pour revenir à des modes de vie génériques qui soient universalisables, il faut supprimer des secteurs économiques entiers. Par conséquent, nous devons réfléchir au type d’abondance auquel mènerait l’abrogation de la loi du profit, en termes de partage des richesses, de nouvelles formes d’autonomie, de nouveaux accès à l’action collective, de réparations subjectives, de nouvelles sécurités matérielles, etc. Je pense qu’il est possible de trouver l’assentiment d’une partie suffisante des masses dans un programme politique dont l’horizon consiste à se libérer de la loi du profit, laquelle organise la tyrannie dans l’ordre économique, c’est-à-dire dans notre évolution écologique.
Au demeurant, les grandes lignes du programme sont claires. D’une part, étouffer le capital : pôle public du crédit, réappropriation monétaire, suppression des banques privées, interdiction de la publicité, interdiction des biens et services de luxe (types jets privés, super yachts), surtaxe des consommations superflues afin d’arrimer la valeur d’échange à la valeur d’usage, impôts confiscatoires sur le capital, politiques douanières agressives sur les marchandises internationales, calcul en nature et comptabilité écologique au niveau national, planification stricte des politiques industrielles pour sortir de « l’anarchie dans la production » (Marx). D’autre part, démocratiser la production et la distribution des ressources : nationalisation des secteurs stratégiques, instauration générale de la propriété partagée au sein des entreprises, réduction du temps de travail, création de nouvelles sécurités sociales sur l’alimentation, le logement et les transports, reprise des terres en autogestion, création de l’emploi garanti au niveau national. Une chose est sûre : l’avenir de l’écologie ne passe pas par l’environnementalisme, mais par la lutte des classes.
[1] « Greenpeace France, une entreprise comme les autres, avec surcharge de travail et climat social difficile », Le Monde, 3 octobre 2023.