Si l’auteur qualifie la situation actuelle de « guerre sociale », c’est parce que les « réformes » qui se succèdent depuis 2010 (« loi travail », CICE, Loi Pacte, réformes des retraites…) traduisent la volonté des élites politiques et économiques de prendre en main l’Etat pour « soumettre le travail au capital » et parce que la « dynamique d’avancée du néolibéralisme et de résistance du corps social » à laquelle nous assistons provoque un divorce inédit entre l’Etat et les classes populaires.
Loin de diaboliser le gouvernement en place, l’auteur y reconnaît une vieille connaissance qui a marqué le XIXième siècle par sa brutalité et son inefficience, elle n’est que la forme pure du capitalisme.
Romaric Godin explore la généalogie de ce « modernisme de droite ». Il repère dans les années 1840 un débat important à l’intérieur du courant saint-simonien entre ceux qui préconisent le développement industriel par la planification et ceux qui, plus nombreux, plaident pour une action indirecte et globale qui vise à fonder une « société de marché ». Or ce néolibéralisme des origines ne brilla pas par ses résultats. L’auteur rappelle que plus les capitalistes tiraient le maximum de la protection étatique (faible taxation des revenus et du capital, protectionnisme, criminalisation de la contestation sociale), plus ils investissaient à l’étranger, et moins ils innovaient.
La dépendance mutuelle entre élites capitalistes et politiques, sous domination des premières, cessa à partir des deux guerres mondiales. L’apogée de l’«Etat impartial », qui oeuvre à la collaboration du capital et du travail, se situe entre 1945 et 1983. Au cours de cette période, l’Etat se donne pour tâche de préserver les intérêts de long terme de la classe dominante malgré cette dernière, ce qui le conduit à ne plus céder à ses exigences de court-terme. Grâce au contrôle des capitaux, aux nationalisations, à la fiscalité du capital ou bien aux cotisations sociales, l’économie bénéficie d’une main d’œuvre très productive, d’infrastructures collectives de qualité, d’un taux d’emploi des 25-60 ans supérieur à celui des Etats-Unis et d’un « filet de sécurité » qui aplanit les effets des récessions.
Ce capitalisme tempéré « à la française » dure jusqu’aux années 2010, mais à partir de 1983, toutes les élites politiques adhèrent au « modernisme concurrentiel ». Toutefois, si les dirigeants du parti socialiste mettent leurs pas dans ceux du giscardisme, ils jugent prudent de tenir compte des résistances de la société. C’est pourquoi l’Etat engage des réformes financières audacieuses mais se montre plus modéré quand il s’agit de flexibiliser le marché du travail ou de réformer la protection sociale. Les réformes qu’il met en oeuvre sont partielles ou assorties de compensations sous la forme de nouveaux droits sociaux (CMU, RMI, 35 heures), de mesures de solidarité (réintroduction de l’ISF en 1989) ou d’emplois publics. C’est ce que Romaric Godin appelle le « modèle hybride » ou une « forme de moindre mal dans le paradigme néolibéral ».
La crise de 2008 change la donne. Un temps abattu, le néolibéralisme européen se relève de ses ruines et, pour survivre, barre la route à toute alternative politique.
A partir de 2010, lorsque la « crise des dettes souveraines » éclate, les plans d’austérité se généralisent. Tous les moyens sont bons pour appliquer une « thérapie de choc » : on use de la force en Grèce, on installe des « gouvernements techniques » en Italie, on hisse l’extrême droite au rang d’opposante officielle pour mieux exercer un chantage sur l’opinion: la réforme ou le nationalisme.
En France, c’est l’heure de la repentance. Du rapport Gallois à la commission Attali, jusqu’à la plateforme électorale d’En Marche, tous communient dans le rejet de l’Etat social impécunieux et déresponsabilisant. Mais comme Nicolas Sarkozy et François Hollande ont perdu la confiance de leurs bases électorale populaires, seule l’alliance des classes moyennes et supérieures est capable d’engager des réformes radicales. Emmanuel Macron, incarnation du confusionnisme entre élites politiques, administratives et financières est celui qui convient pour mener cette « Révolution ».
Après cette mise en perspective historique, Romaric Godin s’emploie à dissiper un à un les rideaux de fumée qui entourent la doxa néolibérale.
Dans une guerre, l’art de l’illusion est une arme. C’est pourquoi le Pouvoir avance masqué, aime à se définir comme un « centrisme » qui renvoie dos à dos le « modernisme de gauche », (jugé timoré et coûteux) et « l’ultra libéralisme » (jugé utopique). En réalité, le macronisme est un néolibéralisme intégral qui ne reconnait aucun interlocuteur, traite ses contradicteurs en ennemis de la « vérité économique » et tente de piéger la population avec de faux dilemmes.
Non, les Français n’ont pas besoin d’Emmanuel Macron pour identifier le danger Le Pen.
Non, les Français n’ont pas besoin d’un chantage à la balkanisation de l’Europe pour se résigner à la « réforme», car, dans leur grande sagesse, ils adhèrent à l’UE tout en rejetant la casse sociale. C’est pourquoi les Français se détournent des partis souverainistes, mais lorsque l’UE leur propose une Constitution qui inscrit la concurrence dans le marbre, ils s’y opposent.
Non, la France n’est ni la Grèce, ni l’Italie puisqu’aucune tension sérieuse sur les marchés financiers ne l’oblige à entériner l’absurde austérité budgétaire.
Non, le marché et la consommation ne sont pas l’alpha et l’oméga de la création de richesses : c’est le travail et le statut salarial qui génèrent la prospérité.
Au terme de son ouvrage, l’auteur appelle de ses vœux un changement radical de modèle économique et prédit une montée aux extrêmes des néolibéraux tant ces derniers sont incapables de relancer l’économie. Sans proposer lui-même d’alternative, il attire l’attention sur l’effervescence intellectuelle et militante qui, partout dans le monde, explore de nouvelles voies. Romaric Godin ne manque pas de citer les travaux de Stiglitz sur le « New Deal vert », ceux de Stéphanie Kelton sur « la théorie monétaire moderne » (repris par Bernie Sanders) ou ceux de Gabriel Zucman sur la fiscalité et les paradis fiscaux.
Romaric Godin note avec justesse que l’arrogance du « bloc bourgeois » macroniste s’explique par la solidité des institutions de la Vième République. Pourtant, les efforts du Gouvernement en vue de rabaisser les droits du Parlement expriment une faiblesse. L’incapacité à dialoguer avec les Gilets Jaunes, dont l’auteur rappelle qu’ils appartenaient au départ à des milieux artisans, commerçants plutôt enclins à une certaine dose de libéralisme (avant que l’étincelle n’embrase les ouvriers, les employés et les chômeurs), le fait que le patronat ait dû faire pression sur le Gouvernement pour proposer une « prime salariale extraordinaire » afin d’apaiser la crise, ou bien encore la violence avec laquelle on remobilise l’électorat retraité contre les « régimes spéciaux », tout en s’apprêtant à baisser du niveau des pensions, tout ceci donne l’impression d’un régime qui parvient pas à fédérer autrement que par la contrainte et la peur. En 1848 aussi, la bourgeoisie financière s’isola de la société, jusqu’à ce que, lasses de l’arbitraire et du désordre, la paysannerie, la bourgeoisie industrielle et une part du prolétariat apportèrent leur concours au coup d’état bonapartiste de 1851.
En termes gramscistes, l’attitude autoritaire du Gouvernement relève d’une stratégie délibérément non hégémonique. La mise à l’écart des intérêts populaires a pour objectif de semer le désarroi, la divisions et la violence afin d’entretenir un chaos qui pousse l’électorat « bourgeois » à serrer les rangs autour d’Emmanuel Macron. Une politique du pire menée par les pires des politiques…
Dans ce contexte anomique, le livre de Romaric Godin, parce qu’il invite le salariat à s’unir sur des bases matérialistes et démontre que le néolibéralisme fanatique appauvrit toute la société, est un outil précieux pour aider les démocrates à garder la tête froide dans la guerre sociale sans merci qu’on leur a déclarée.
La Guerre sociale en France. Aux sources économiques de la démocratie autoritaire. 2019 Romaric Godin aux éditions La Découverte