Voici un an que le mouvement des Gilets jaunes a démarré, ouvrant la voie au plus spectaculaire mouvement social de la Ve République. Si celui-ci n’a pas su muter de la révolte à la révolution, nous postulons que cela tient en sa trop grande division. Ainsi, nous avons vu s’ériger, à mesure des semaines, une séparation de plus en plus marquée entre les Gilets jaunes des ronds-points et ceux présents en manifestation qui ont largement contribué à déplacer le combat sur le terrain virtuel des réseaux sociaux.
L’occupation des ronds-points : un socialisme des moyens
Le 17 novembre, s’exprime partout en France la colère d’un peuple contre l’augmentation des prix des carburants. Parti de province, ce mouvement mêlant spontanéité et indignation draine près de 300 000 personnes – selon les chiffres du ministère de l’intérieur. Ses organisateurs, en la personne de Priscilla Ludosky et Eric Drouet, en appellent à l’occupation des routes, des ronds-points et des rues. Immédiatement, le mouvement dépasse ses revendications initiales pour exprimer un mécontentement d’une ampleur largement sous-estimée par les pouvoirs publics. Il ne s’agit dès lors plus de taxe sur le carburant, mais de justice sociale, de dignité, de répartition des richesses et des pouvoirs. Le 17 novembre ne prend pas fin à la tombée du jour mais se poursuit le lendemain. Les ronds-points deviennent alors un lieu d’occupation en raison de leur visibilité et de leur caractère central pour la circulation. Par une ironie teintée d’humour populaire, ses occupants revêtent le gilet jaune qui leur avait été imposé quelques années auparavant « pour leur sécurité ».
Sur les ronds-points de province fleurissent des cabanes accompagnées de leur indispensable tonneau métallique pour se chauffer, cuisiner, se rassembler. Des inconnus, auparavant pris en étau au sein d’une existence contrainte par la précarité, le stress et la dépossession de leurs moyens de décision décident de se réunir. Rapidement, cette somme d’individus évolue pour former un collectif uni par la solidarité, la nécessité, l’amitié et la conviction d’avancer dans une direction commune. Les ronds-points, par leur organisation très particulière, imposent un fonctionnement collectif. L’expression usitée l’illustre parfaitement : il faut « tenir les ronds-points ». Cette analogie empruntée à l’histoire syndicale témoigne de la nécessité d’avancer en groupe et non seul.
Dès lors, il s’agit de mutualiser les compétences et les moyens ; qui d’apporter du bois de récupération, qui de faire les courses, qui de mettre ses talents de construction à l’œuvre, qui d’organiser les rotations, etc. Une micro-société s’établit en bordure des villes. Elle détermine ses propres règles sociales et se requestionne à mesure des problèmes rencontrés par ses membres. La cabane, initialement un habitat de fortune, voit ses fonctions évoluer. On la renforce, on l’embellit, on l’accompagne quand on le peut d’un jardin, d’un potager. Elle devient, pour certains, une maison mais cette fois sans permis de construire ni crédit. Durant ces premières semaines, les Gilets jaunes redécouvrent un ensemble de valeurs qu’ils pensaient abandonnées : la solidarité dans la souffrance, la fraternité exprimée par des liens simples, la joie d’être entouré de personnes qui comptent. L’existence semble alors bien différente car chaque individu est relié à plusieurs autres, et tous sont unis par une nécessité commune : tenir le rond-point et porter le combat jusqu’à son terme.
Ce proto-socialisme des moyens, réalisé plutôt qu’intellectualisé, où chacun veille à ce que la propriété de tous perdure, où les relations sociales s’établissent autour du tryptique maussien : donner, recevoir, rendre, contribue à ancrer durablement le mouvement des Gilets jaunes au sein de la population et à le rendre sympathique à ses yeux. En effet, les ronds-points revêtent un caractère populaire, accueillant, accessible et agrègent à eux les curieux, les dubitatifs et les révoltés.
Le basculement vers la rue : l’individualisation de l’action
En parallèle de l’occupation croissante des ronds-points, les appels à manifester en ville se multiplient. Aux petites manifestations de villes moyennes de province se surajoutent des rassemblements massifs à Paris, Bordeaux, Toulouse ou encore Nantes. Des centaines de milliers de Gilets jaunes déferlent dans les rues pour clamer leur colère. Presque instantanément, des « débordements » ont lieu. L’Arc de Triomphe est tagué, des vitrines sont brisées, les portes du ministère de Benjamin Griveaux sont forcées au chariot élévateur. Au sein de la capitale, une ambiance insurrectionnelle règne qui surprend les forces de l’ordre et le gouvernement dans les premiers jours de décembre. Les trajets classiques de manifestation, dûment planifiés hors des lieux de pouvoir, sont caduques. A l’inverse, les Gilets jaunes envahissent les espaces réservés de la bourgeoisie. Tout parait alors possible.
Seulement, aussi spectaculaire que peuvent être ces rassemblements, ils ne dépassent pas le cadre d’une agrégation d’individualités temporairement réunies par un événement éphémère. On prend seul ou accompagné de quelques amis sa voiture, ou les transports en communs pour rejoindre une manifestation. On s’y adjoint dans l’anonymat le plus total, puis une fois celle-ci achevée, on la quitte pour rentrer chez soi. Un cortège de milliers de personnes donne, à ceux qui sont en son sein ou à ceux qui l’observent, un sentiment de puissance : celui du nombre. Entourée par des dizaines de milliers d’hommes et de femmes en colère, sa propre individualité paraît sublimée, renforcée et multipliée par celle de chacun de ses voisins. Néanmoins, un cortège ne forme jamais un corps et sa friabilité est aussi forte que sa constitution a été rapide. La répression hors de toute mesure des forces de l’ordre a confirmé si besoin était que le nombre ne constitue jamais un facteur de puissance. Il ne faut guère plus de quelques dizaines de policiers pour fragmenter un rassemblement de plusieurs milliers de personnes. C’est la perspective politique qui coalise les individus les uns avec les autres jusqu’à établir un véritable corps révolutionnaire.
Pourtant, malgré l’incapacité de ces manifestations à évoluer et à construire un véritable projet politique unificateur, elles se multiplient et concentrent sur elles toute l’attention médiatique. En parallèle de leur implacable répression, le pouvoir se lance à la reconquête des ronds-points chassant ses occupants et détruisant leurs créations. Courageusement, avec une abnégation qui s’est forgée à mesure que le groupe était confronté à des difficultés, les Gilets jaunes reconstruisent. Ils réenvahissent, chaque fois que cela est possible, leur rond-point. Combat aussi glorieux que vain. Le pouvoir tient bon, et les rangs commencent à se clairsemer chez les Gilets jaunes. La fatigue, le découragement, le recentrement sur les manifestations du samedis viennent à bout des ronds-points. On ne les évoque alors plus qu’au passé, comme un souvenir mémorable mais lointain.
Dorénavant, la lutte semble cantonnée à la rue et Internet.
Rentrer chez soi, allumer son ordinateur : la virtualisation de la lutte
Incontestablement, les réseaux sociaux ont constitué l’étincelle à l’explosion d’une colère populaire dont les conditions historiques étaient déjà réunies pour qu’elle s’exprime. Dès le mois de mai, Priscilla Ludosky lance une pétition contre l’augmentation des prix à la pompe. A nouveau, en octobre, elle lance un défi à ses suiveurs pour l’obtention de 1500 signatures gage d’un passage dans une radio locale. Son ascension médiatique s’entame alors. De même pour Jacline Mouraud dont la vidéo est virale ou encore l’événement créé par Eric Drouet et partagé de multiples fois. Les Gilets jaunes sont d’abord un phénomène numérique propulsé par des groupes – connotés à droite – déjà en place avant le 17 novembre et qui vont évoluer par la suite (tels les groupes « Colère » créés début 2018 en opposition à la loi limitant la vitesse de circulation à 80 km/h).
Pour autant, si les réseaux sociaux ont eu un effet d’accélérateur, de multiplicateur de la colère sociale, ils ne l’ont en rien créée. C’est celle-ci qui les a rendus utiles, nécessaires et décisifs dans les premiers temps. Ils le furent principalement pour communiquer sur des points de rendez-vous, des événements, ou bien des vidéos illustrant les violences policières. Cependant que la lutte sociale s’affadissait dans la rue, par diminution des effectifs et incapacité des Gilets jaunes à fonder un sujet collectif, elle se magnifiait sur Facebook. A mesure que le réel perdait en intensité, le virtuel en gagnait. Si numériquement les utilisateurs actifs des groupes Gilets jaunes diminuaient, pour autant l’activité de ces groupes perduraient et masquaient plus encore la chute annoncée du mouvement.
L’incapacité du mouvement a produire un discours unificateur, le recentrement de celui-ci sur les manifestations et la virtualisation du combat sont trois dynamiques qu’il faut réunir pour saisir comment les Gilets jaunes ont échoué à dépasser le stade de la révolte. L’individualisme propre à la rue est le miroir de celui des réseaux sociaux, à ceci près que ceux-ci entraînent en plus une déformation complète de la réalité. Les réseaux sociaux, par le mirage du nombre, l’illimité et la facilité de la critique, et l’horizontalisation des situations, participent à recréer une bulle hypertrophiant la réalité. Plus la rue perdait en radicalité, plus Facebook en gagnait avec des messages promettant des « Samedis noirs », des « Colère noires », l’envahissement de la capitale le « 21 septembre : la France entière à Paris ». Si les deux, la rue et Facebook, ont survécu au rond-point c’est parce que l’un et l’autre sont les symptômes de l’individualisme propre à toute société néolibérale où l’engagement est circonscrit à l’échelle de l’individu.
Les réseaux sociaux flattent la lâcheté, le repli sur soi et l’anonymisation. La mythification des engagements paraît alors à la portée de tous ; se rêver en révolutionnaire, tueur de flics, justicier, est soudainement possible. Tout est bon pour encourager la valorisation momentanée de soi ; de son expression. La colère sincère devient subitement désincarnée, immatérielle, fluidifiée par l’instantanéité des échanges virtuels ; insaisissable car inconsistante, elle en finit par devenir irréelle. L’existence virtuelle tient à un onglet. Une fois celui-ci clôt, on disparaît. L’engagement est bien moins contraignant que celui consistant à tenir et entretenir un rond-point, où il faut savoir obéir et respecter des règles, faire preuve d’une décence commune essentielle à une vie en société. Sur Internet, tout se vaut, tout le monde s’exprime et se sent en droit de le faire. Le Gilet jaune de la dernière heure est aussi légitime que celui de la première. Tout est possible parce que rien n’est vrai.
Jamais l’illusion du réel ne se fit plus visible que le soir des élections européennes où les groupes Gilets jaunes et leurs principaux leaders découvrirent avec stupeur le score de LREM. Alors que la cabale lancée contre Macron battait son plein, les Gilets jaunes se rêvaient en punisseurs du monarque. Les post inondaient la toile pour promettre au souverain sa chute, sa déculotté. Le soir du 26 mai, la découverte fut cruelle et la réalité se révéla tout autre.
Les réseaux sociaux et les manifestations ne seront jamais des moyens révolutionnaires car ils sont contrôlés et encadrés par ceux qui ont intérêt à maintenir l’ordre social en place. S’ils peuvent faire office d’allumettes pour enflammer la colère sociale, ils doivent être tout aussi vite abandonnés car ils ne sont pas du bois dont on forge une révolution.
Echec d’un mouvement sans conscience collective
« Ce n’est pas la faiblesse des luttes qui explique l’évanouissement de toute perspective révolutionnaire ; c’est l’absence de perspective révolutionnaire crédible qui explique la faiblesse des luttes »,
A nos amis, le comité invisible.
Alors, à l’issu d’une telle analyse, il faut tirer les conclusions de l’échec du mouvement des Gilets jaunes à conduire à un renversement de régime politique. Aussi somptueux et nécessaire qu’il fût, force est de constater qu’il n’a pas été capable, à aucun moment, de muter. En raison d’une absence d’homogénéité, des multiples classes sociales qui le traversèrent, il n’a pas été possible de construire une conscience collective unie par des intérêts communs. C’est cette absence de convergence idéologique qui explique la faiblesse des luttes menées et leur progressive épuisement. Sans perspective révolutionnaire, aucun mouvement social ne pourra espérer engendrer un basculement dans l’ordre politique en place. Si nous appelons de nos vœux l’établissement d’un véritable mouvement révolutionnaire, nous affirmons que celui-ci, pour triompher, devra porter en son cœur un discours anticapitaliste, socialiste et authentiquement démocratique.
« Les individus ne constituent une classe que pour autant qu’ils ont à soutenir une lutte commune contre une autre classe. », Karl Marx.