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Editorial : Que vive la grève !
Dans ce numéro, nous avons cherché à comprendre à travers divers exemples historiques, ce en quoi consiste une grève, réussie ou défaite. Ses conditions de production, de naissance et de mort, doivent nous servir à éclairer notre actualité et à tracer les sillons de notre futur.
Par N. Publié in #5 La grève le 27 novembre 2023 12 min de lecture
Les grèves de 1936 et leurs suites Précédent Un Guernica en haute définition Suivant

« Mais ce n’est pas, je crois, cet état d’esprit qui a déterminé la grève. Non. En premier lieu, on n’a pas eu la force d’attendre. […] Il s’agit, après avoir toujours plié, tout subi, tout encaissé en silence pendant des mois et des années, d’oser enfin se redresser. Se tenir debout. Prendre la parole à son tour. Se sentir des hommes, pendant quelques jours. Indépendamment des revendications, cette grève est en elle-même une joie. Une joie pure. Une joie sans mélange. », Simone Weil, Grève et joie pure.

L’année 2023 démarre par un mouvement social d’ampleur mobilisant, le 31 janvier, jusqu’à 2,8 millions de personnes dans la rue selon les syndicats, 1,2 million selon la police, soit un record depuis 30 ans. Le premier mandat de Macron avait témoigné d’une nette accélération de l’agenda néolibéral – essentielle au maintien du taux de profit – que la crise des Gilets jaunes n’avait que brièvement ralentie. Son second mandat poursuit et prolonge les objectifs du premier : destruction des derniers conquis sociaux et bastions de l’Etat social issu de la Seconde Guerre mondiale ; financiarisation étendue de l’économie ; flexibilisation du marché du travail et destruction du droit du travail ; paupérisation et chômage accrus. Rien ne résiste à l’acide macronien. Un premier assaut porté contre le système des retraites en 2020 avait été arrêté par la mobilisation et surtout par une épidémie mondiale : la COVID-19. En 2022, le gouvernement revient à la charge sur l’âge de départ à la retraite. Déjà étendu sous Sarkozy (de 60 à 62 ans), puis sous Hollande (passage à 43 annuités), le projet envisage de le repousser à 64 ans. Une frontière est franchie. En décembre 2019, les huit principaux syndicats français se réunissent en intersyndicale et appelle à une journée de manifestation et de grève le 19 janvier. Massivement suivie, elle le sera encore davantage douze jours plus tard au point de battre les records de 1995 et 2010. Suivront treize autres journées d’action mobilisant aussi bien les petites villes rurales que les grands centres urbains. Politiquement, les partis de gauche depuis les législatives de l’été 2023 sont unis au sein de la NUPES et unanimement opposés à cette réforme. Le contexte social est explosif : inflation, chômage massif, réductions des mécanismes de solidarité (APL, RSA, allocations chômage, etc.). Médiatiquement, tous les sondages convergent : près de 80 % des travailleurs sont opposés à cette réforme et 60 % des Français. La situation est mûre pour une grande victoire dans la rue. Et pourtant, c’est un échec. La loi est entérinée par 49-3 le 16 mars et la mobilisation, au lieu de connaître un puissant regain de colère et d’engagement, finit par s’effondrer. Le 1er septembre, la loi entre en vigueur.

Dans ce numéro, nous avons cherché à comprendre à travers divers exemples historiques, en quoi consiste une grève, réussie ou défaite. Ses conditions de production, de naissance et de mort, doivent nous servir à éclairer notre actualité et à tracer les sillons de notre futur. La grève porte en elle de multiples enjeux. Tout à la fois cessation de l’activité et reprise en main de la production par les travailleurs, la grève questionne comment le travail doit être accompli ; elle offre un temps pour une réflexion sur ce qu’il faut produire ou non, selon les moyens et les besoins, dans quelles conditions, pour quelle rémunération. La grève vient rappeler, aussi bien au travailleur qu’à la bourgeoisie, qui a la souveraineté sur le travail : non pas le détenteur du capital qui exploite, mais l’exploité qui travaille. C’est lui qui en dernière instance rend la production de toute chose possible ou non. La grève est donc aussi une question d’empowerment. C’est par elle que le travailleur prend conscience de sa force ; c’est par elle qu’il se réalise en tant que sujet collectif : sa souffrance, comme sa force, est collective. Il éprouve dans la camaraderie, au quotidien et plus encore dans la lutte, combien l’union coordonnée détermine la force. Néanmoins, la grève ne suffit pas. Si elle sert d’accélérateur de conscientisation, elle ne permet pas le basculement révolutionnaire sans l’appui d’une organisation à même de structurer, d’orienter et d’appuyer la classe ouvrière ; organisation qui se doit d’être suffisamment souple et démocratique pour refléter les intérêts et évolutions des travailleurs.

Si en avril 1919, la journée de 8h est adoptée par Clemenceau c’est par crainte d’une amplification du mouvement social dans un contexte social (vie chère, grèves, retour des soldats) et politique (révolution de 17, CGT puissante) explosif. La structuration ascendante des forces de gauche permet un durcissement de la lutte des classes entre le prolétariat et la bourgeoisie. La IIIe Internationale, d’où sortira le PCF (1921), offrira un support idéologique et matériel puissant aux communistes européens pour organiser la lutte dans l’entreprise, dans la rue, et dans les urnes. Dans ce numéro nous avons souhaité revenir sur quelques moments glorieux de notre histoire sociale, en réinterrogeant ce qu’ils furent vraiment, derrière les mythes et symboles qui traversent toujours la gauche aujourd’hui.

Premier moment glorieux : 1936. Plus qu’une simple victoire de notre camp, 1936 a constitué un moment de compromis de classes où les forces de gauche, face à la menace fasciste, se sont unies pour la conquête du pouvoir, mais sur la base de divergences idéologiques et classistes majeures. Les grèves de l’été 36 sont venues à la fois appuyer le gouvernement Blum face au risque de réaction bourgeoise, et faire pression sur lui afin qu’il tienne ses promesses (augmentation des salaires, réduction du temps de travail, etc.), ce que nous expose Ludivine Bantigny. La parenthèse fut brève et dès 37, la police ouvrit le feu à Clichy sur des manifestants rassemblés contre une réunion du Parti social français du colonel La Rocque, faisant 200 blessés et six morts. Le Front populaire n’était pas un front ouvrier, et encore moins un front révolutionnaire. Il fut le maximum de progressisme possible de la SFIO et du Parti radical, et pour le PCF, un moyen de poursuivre et d’asseoir sa dynamique d’institutionnalisation et de respectabilité républicaine. Et ce, dans un contexte international de fascisation des régimes politiques et de réaffirmation d’un chauvinisme conduisant au primat national sur la question sociale. « L’unité à tout prix », nationale, supplantera pour un temps le « classe contre classe ». Ainsi, en 1934, le PCF renoncera au recours à la grève comme moyen de contestation au profit des meetings et des manifestations tandis que la SFIO abandonnera la défense acharnée de la République pour les libertés démocratiques[1]. Les deux principales forces de gauche s’unifiant derrière l’antifascisme. La grève est donc un moyen de lutte qu’il faut systématiquement repenser dans son contexte historique, dans la situation concrète qui est la sienne. Elle est une arme puissante, mais que l’on préfère parfois dégainer sans l’utiliser.

Second moment : 1968. Le « moment 68 », comme nous le rappelle Michelle Zancarini-Fournel dans sa synthèse historiographique, doit s’appréhender bien au-delà temporellement des mois de mai-juin 68, et géographiquement de la révolte étudiante parisienne puis ouvrière sur laquelle notre mémoire médiatique s’est arrêtée. Le moment 68 doit intégrer les luttes sociales antérieures et postérieures à cet épicentre de la conflictualité qu’ont représenté le printemps et l’été 68. Ce mouvement social interroge aussi le rôle des forces politiques comme forces d’accompagnement, de dynamisation, ou, à l’inverse de répression. Le PCF est d’abord hostile à l’agitation étudiante et cherche à contrôler une révolte qui le déborde, préférant la négociation avec les forces de gauche plutôt qu’une révolution jugée impossible et relevant même d’« une aventure sanglante ». La CGT, de son côté, privilégie la concertation à l’insurrection et craint un front uni ouvriers-étudiants qui lui ferait perdre le contrôle de l’appareil productif syndiqué. Ses deux piliers de la gauche révolutionnaire, tarderont à soutenir la révolte en cours. Cela se comprend mieux en parlant « d’années 68 » pour évoquer les grèves, de 63, 68, 67, 71 qui révèlent une reconfiguration des luttes et des aspirations. Face aux structures institutionnalisées et ordonnées comme la CGT ou le PCF, de nouvelles générations ouvrières, composées de jeunes, de femmes, d’immigrés cherchent à bousculer les modes opératoires et poursuivent des ambitions plus combattives que des mouvements concurrentiels, à gauche, accompagnent (maoïstes, trotskystes, ligue communiste). Les grèves marquent des moments de crise, de crispation du rapport de force dont la sortie est difficile à prévoir. Si la crise de 68 finit par s’éteindre avec le protocole d’accords de Grenelle et l’appel à reprendre le travail de la CGT, les conflits sociaux ne disparaissent pas pour autant. La décennie 70 constitue une sorte de « guerre civile froide » des affrontements, largement alimentée par le récit politique droitier que la loi anticasseurs de 1971 – dite « loi Marcellin – incarne.

Troisième moment : notre modernité. Nous célébrons, en ce mois de novembre, le cinquième anniversaire de la naissance des Gilets jaunes. Cette révolte protéiforme que nous avions tenté d’analyser dans notre premier numéro est ici réinterrogée sous l’angle de la Jacquerie par Isabelle d’Artagnan. Moment épidermique de notre mémoire, la Jacquerie a donné lieu à de multiples récupérations, déformant sa réalité historique et faisant successivement de Jacques Marcel un héraut de la réaction traditionaliste ou de la révolution communarde. La séquence des Gilets jaunes a marqué un tournant avec le retour des morts et des mutilés lors d’un conflit social. La réaction du pouvoir s’est durcie pour s’élever à la hauteur du durcissement de la situation. La crise de 2008 a produit ses effets jusqu’à nos jours. Le capitalisme entre dans une nouvelle phase qui ne peut se réaliser sans une remilitarisation de l’ordre social. Et pourtant, des luttes sont victorieuses, comme celle menée dans l’industrie automobile et que nous raconte Politicoboy. Préparée, concertée, stratégiquement orientée, la grève a permis d’arracher de la part du « Big three », les trois premiers constructeurs automobiles américains, des avancées sociales majeures pour les travailleurs. Le rôle des syndicats dans la réussite (aux Etats-Unis, United Auto Workers) ou l’échec (en France, l’intersyndicale) d’une grève est déterminant ; leur efficacité tient en leur capacité à se renouveler tout en maintenant un haut niveau de radicalité des moyens et des fins, comme nous l’expliquent Rémi Castay et Tibor Sarcey . C’est ainsi qu’on mobilise, et remobilise, des secteurs « dormants » de la société, ce que nous rappelle la grève des enseignants américains de 2018. Le foisonnement des grèves, mouvements sociaux et révoltes actuels marquent depuis la fin des années 2000 notre entrée dans une « ère des crises » dont nous ne pourrons sortir sans chercher à en analyser les dynamiques. En complément de nos articles, trois entretiens ont donné lieu à de féconds échanges : sur la situation des sciences sociales et la nécessité d’une interdisciplinarité (Bernard Lahire) ; sur la question du dépassement du capitalisme à partir d’un déjà-là communiste (Bernard Friot) ; sur les ressorts de la bourgeoisie et les moyens de sa critique (Nicolas Framont).

Dans le contexte oppressant et oppressif de crise de rentabilité du capital et de transition du capitalisme, les travailleurs ont plus que jamais besoin de s’organiser face à la voracité sans borne de la bourgeoisie. La grève représente un outil puissant qu’il nous faut remobiliser et lier à un projet politique plus ambitieux que celui de mettre en échec une réforme ou une fermeture d’entreprise. A Positions, nous défendons une société communiste où l’exploitation de l’homme par l’homme serait rendue impossible. Comme dirait l’autre : « c’est notre projet ! ».


[1] Sur ces développements, lire Julian Mischi, Le parti des communistes, Hors d’Atteinte, 2020.


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