Athena,
ou le fantasme d’une Cité en guerre
Il n’aura fallu que trois minutes. Trois minutes pour que la violence émerge : sur les visages, dans les vêtements, dans la musique, à travers le cocktail molotov jeté sur le commissariat ou les cris – pas les mots – des jeunes venus se battre, dans la voiture bélier s’écrasant sur la façade du bâtiment. La violence. Partout. La violence faite spectacle. Et la fascination (du latin fascinare : charmer, ensorceler) pour sa brutalité. D’abord la fascination pour la violence, en tant que telle, ensuite le prétexte moral. La bourgeoisie admire ces corps, ces coups, cette brutalité dont elle sait être l’artisane en définitive, mais à laquelle elle préfère attribuer d’autres visages, d’autres corps et d’autres noms. Pour se masquer, comme toujours, au social elle oppose la morale, l’émotion, l’idée. Athena est un concentré de tout cela. Romain Gavras, à titre individuel, ne nous intéresse pas. C’est un réalisateur médiocre qui ne doit sa position qu’à celle de son père. En revanche, il nous interpelle en tant que bourgeois essayant de construire une narration pseudo-artistique sur un sujet qu’il se refuse à analyser pour ne pas se voir dedans ; il préfère l’objectifier, le réifier, et le détourner pour en ôter toute pensée. On ne raisonne pas sur la situation sociale d’un prolétariat immigré de banlieue sujet à l’exploitation, au racisme et à la violence policière comme arme de contention contre ses révoltes ; on regarde les conséquences d’une « bavure ». Passif, spectateur d’un spectacle qui n’a d’autre vocation que de se regarder lui-même. Devant Athena, on regarde un film de Romain Gavras essayant, en fermant les yeux, de se regarder lui-même. On ne voit rien ? Normal, son réalisateur est aveugle.
Arrachons ses paupières. Forçons-le à regarder. Ouvrons-lui les yeux. Son film n’a jamais commencé.
Evacuons, d’un trait de plume, la question de la forme. Elle est médiocre, poisseuse, et inapte à toute beauté parce qu’imperméable au réel. Tant dans les plans, le choix de musiques guerrières annonçant bien le projet que dans les dialogues stéréotypés qui insultent un siècle de production cinématographique. Comme le disait Victor Hugo : la forme, c’est le fond qui remonte à la surface.
Le fond, en revanche, met en avant toute la panoplie des thèmes d’extrême-droite dès les premières minutes du film, façon anthropologie de zoo humain. Sans aucun dialogue, défile devant nous une horde animale de jeunes arabes et noirs hurlant, cassant, brûlant, volant, attaquant un commissariat et ses hommes ; un drapeau français flotte ironiquement entre les mains d’un jeune juché sur le toit d’un camion de police dérobé pendant l’attaque et entouré de motos sur une roue rappelant les rodéos urbains ; la cité est évoquée en repli et en opposition aux flics, dont on se vante de les avoir bien « baisé » ; s’y cache un homme fiché S ayant commis des exactions pour le compte de l’Etat islamique ; des violences contre une femme ; des insultes homophobes ; du trafic de drogue ; une discussion métaphorique niveau cm2 de musulmans à la mosquée sur la conduite à tenir. Tout y est. Voici le décor – mais le terme est bien trop élogieux pour ce qui s’avère plutôt être un mauvais patchwork en carton-pâte. Pour ne rien oublier, et pour illustrer la lourdeur de la « patte » Gavras, un mendiant boîtant – vraisemblablement issu de la communauté des gens du voyage – est introduit à l’arrivée du convoi dans la « cité » qui ressemble à une forteresse bidonvillesque. Définitivement, le réel ne représente aucun intérêt pour Gavras. Ça n’est pas son sujet. Ainsi Abdel peut-il massacrer à coups de poings son frère sans ne recevoir le moindre éclat de sang sur son t-shirt qui restera immaculé jusqu’à son ultime scène ; ou encore, ces ascenseurs qui sont toujours en parfait état de fonctionnement au sein d’un quartier où tout est dégradé.
Gavras partage avec Jimenez le même mépris pour la réalité et le même racisme pour les jeunes racisés de banlieue. Mais, en bons réalisateurs bourgeois de gauche, ces derniers essayeront de présenter leur propagande comme des films visant à dénoncer. Dénoncer point. Il n’y a pas de contenu politique précis à leur dénonciation – mais ça n’est pas pour autant que ce film n’est pas précisément politique. Cédric prétendra éventuellement qu’il s’agit de dénoncer l’impossibilité matérielle pour les policiers d’effectuer correctement leur métier. Romain, lui, arguera que l’on peut tous succomber à la violence et à la guerre. En vérité, ces petits Fouquier-Tinville de la sous-culture se révèlent, malgré eux, de parfaits idéologues qui auraient tout à fait leur place sur le plateau de CNEWS si leur vision du monde pouvait accéder à la cohérence de leur position sociale. Gageons qu’ils se sentent très loin des éructations zemmouresques d’un Pascal Praud. Pourtant, tout dans leur geste révèle le contraire. Quand Romain Gavras filme l’arrivé dans la cité du camion policier volé au commissariat et conduit par des jeunes, un garçon surgit pour envoyer sur le pare-brise un pavé. Comme s’il avait été dans l’incapacité de reconnaître les siens, bien qu’ils fussent à la fenêtre du camion. Comme si les fauves ne pouvaient borner leur violence intrinsèque par la reconnaissance intelligente des leurs. Non, la violence prime sur tout. Elle est leur langage, leur mouvement, leur rapport au monde. Elle est la seule narratrice, la seule ligne directrice, chez « les noirs et les arabes » dont Zemmour nous a rappelé qui ils étaient vraiment. Eux aussi, à travers l’œil de Gavras, se regardent et se mettent en scène à travers leurs stories. Ils se plaisent à se réduire à ça. Le seul blanc qui apparaît dans la cité est Sébastien, un homme fiché S. Radicalisé par l’islam, ce dernier a commis en Syrie des exactions qui lui valent d’être recherché par la police et protégé par les musulmans de la cité. En écrivant ces mots, il est à se demander si une analyse est nécessaire. Sébastien est musulman. Il est devenu un barbare. Le syllogisme s’impose de lui-même. Lorsqu’une radio projette le commentaire d’un éditorialiste appelant au nécessaire réarmement de la police face aux racailles, au besoin d’un retour à l’ordre, un discours est posé sur des images. Il eut été possible d’en intégrer un bien différent. Par exemple, celui dénonçant le racisme systémique vécu par les populations de quartiers populaires, à même de justifier leur colère et leur besoin de révolte. Non, on entendra plutôt un éditorialiste légitimant le discours du syndicat de police Alliance, ou celui de Rassemblement national. C’est un choix. Aucun choix n’est neutre. Ici, Romain Gavras impose au spectateur un lien « rationalisé » entre ce qu’il voit et ce qu’il entend. Cela est-il conscient chez lui ? Cette question n’a pas d’intérêt car nous ne jugeons pas le sujet individuel, mais le sujet collectif. Or, nous l’affirmons : la bourgeoisie est intrinsèquement raciste, et elle le devient consciemment lorsque ses conditions d’existence sont menacées.
Reconnaissons tout de même à Gavras de montrer que ces jeunes sont doués d’organisation, au sein d’un espace où tout le monde connaît tout le monde et où la solidarité se manifeste quand il s’agit de se défendre, tous ensemble. Ici, il ne s’agit pas d’une solidarité sociale, qui pourrait prétendre à un changement de société par le haut, par la lutte, mais d’une solidarité raciale. Tarterêts, Saint-Denis, Pyramides, Bosquets, Aubigny. Les barbares unis. Contre les beaufs ?
Le premier blanc que nous rencontrons à l’image, en la personne d’un CRS en route pour Athena, nous est présenté humainement. Il est jeune, il se gratte les ongles de stress devant ce qui les attend, il a deux filles, des jumelles. Son collègue plus âgé est bienveillant, il l’invite à enfiler ses gants. Eux parlent. Eux se prennent en considération. Eux sont différents. Ils appartiennent à une autre humanité. La seule avec laquelle le spectateur peut s’identifier. L’humanité blanche. Celle qui montera, littéralement, à l’assaut d’Athena, comme les Croisés cherchant à reprendre Jérusalem aux barbares.
Jamais, chez Gavras comme chez Jimenez, les hommes et les femmes racisées de quartiers populaires ne pourront être présentés comme des êtres humains ; des êtres humains qui par exemple, à Aulnay, ont cherché à organiser de manière citoyenne, autogérée et gratuite, l’accès aux pompes à essence pour éviter les conflits. Ni comme à Nantes, où quatre frères se sont mobilisés avec tous les habitants de leur quartier pour retrouver l’homme qui avait assassiné leur mère et qui, devant sa porte, ont appelé la police pour que justice soit rendue et pour éviter de lyncher celui qu’on supposait coupable. Par respect pour la justice ; par respect pour l’être humain, même prétendument coupable, même supposé meurtrier de leur mère. Cette réalité-là n’a pas d’intérêt, parce qu’elle n’est pas un récit. Or, quand on n’a aucun talent pour le réel, on ne peut qu’espérer tisser péniblement de l’idéologie. Romain Gavras a réussi la double performance de révéler qu’il était aussi pitoyable réalisateur que couturier. Nous lui recommandons une voie de sortie : rentier. Ainsi sera-t-il à la véritable place qui est la sienne : nuisible parasite.
« Mais tu crois pas qu’elle a déjà commencé la guerre ! », hurle la sœur de Idir.
Oui, pour Romain Gavras, comme pour Eric Zemmour, la guerre a déjà commencé. Une guerre de civilisation, prélude à une guerre civile que le second appelle de ses vœux quand le premier feint de le redouter d’une main tout en la mettant en scène de l’autre. Athena est la mise en scène d’un fantasme. S’exprime dans ce film toute la fantasmagorie d’une partie de la bourgeoisie qui sent émerger les tensions extrêmes que le mode de production qui la porte fait naître, et qui jouit de les voir s’exprimer non pas sur le terrain social, mais sur le terrain racial. Athena est une pierre déposée sur l’autel du fascisme qui vient. Une pierre qui participe à resusciter la violence, la vraie, celle de la guerre civile. Elle est en germe dans les manifestations proto-fascistes à Lyon ou Paris contre le meurtre de Lola et dans les attaques de bars à Rennes par des milices d’extrême droite ; elle est en germe dans la candidature d’Eric Zemmour à la présidentielle ; elle est en germe chaque seconde, chaque minute, sur CNEWS, à Valeurs Actuelles, au Figaro, dans la bouche de Darmanin ou de Blanquer ; elle est en germe en Italie, en Autriche, en Suède ; elle est en germe au Capitole ; elle est en germe partout où la bourgeoisie est ébranlée et menacée. La guerre civile est le palliatif de la bourgeoisie contre le renversement de sa domination. Avant le retour à l’ordre. Celui qu’elle désire, profondément. En uniforme bleu, ou en chemise noir. L’ordre. Maintenu. Quoi qu’il en coûte.