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Chili : que reste-t-il du soulèvement populaire ?
18 Octobre 2019 : une mobilisation populaire sans précédent depuis la fin de la dictature se déclenche au Chili. Du nord au sud, le pays s'embrase, le pouvoir vacille et la camisole de peur héritée de Pinochet se fissure. Trois ans après, le Chili a été malaxé en profondeur par un processus de rénovation sociale et politique.
Par Jim Delémont Publié in #4 Quel avenir bâtir ? le 31 octobre 2022 23 min de lecture
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Chili : que reste-t-il du soulèvement populaire ?



18 Octobre 2019 : une mobilisation populaire sans précédent depuis la fin de la dictature se déclenche au Chili. Du nord au sud, le pays s’embrase, le pouvoir vacille et la camisole de peur héritée de Pinochet se fissure. Trois ans après, le Chili a été malaxé en profondeur par un processus de rénovation sociale et politique. Au fil des échéances électorales, imposées par des mobilisations massives ou fruits du calendrier, la suite de victoires populaires ouvre la voie vers une Convention constituante afin de permettre au peuple chilien d’écrire une nouvelle page de son histoire. Pourtant, tout semble s’arrêter brutalement en septembre 2022 à l’occasion du référendum sur le projet de nouveau texte constitutionnel, balayé dans les urnes avec 61,89 % des voix contre et seulement 38,11 % pour. S’il ne s’agit pas d’un coup d’arrêt net au renouvellement démocratique et la conquête de nouveaux droits, ce scrutin ouvre néanmoins une période tissée d’incertitudes pour les aspirations populaires et met la gauche au pied du mur. L’élection du Président Gabriel Boric, à la gauche du Parti socialiste chilien, devait être celle en mesure d’accompagner la nouvelle Constitution et la traduire par un exercice du pouvoir renouvelé. L’expérience chilienne de ces dernières années constitue ainsi une matière première essentielle afin de mieux saisir les tenants et aboutissants des batailles à mener contre le néolibéralisme.

« Ce ne sont pas 30 pesos, ça dure depuis 30 ans ! Pour une nouvelle Constitution ».


Le soulèvement populaire ou la fin de l’héritage de la dictature


En Octobre 2019, le gouvernement du Président Piñera, de la droite conservatrice, entreprend d’augmenter le ticket de métro de 50 pesos, l’équivalent de cinq centimes. Une augmentation symbolique qui résonne comme l’humiliation de trop pour les habitants de Santiago du Chili et les étudiants. Après plusieurs mouvements de fraudes massives initiés depuis les universités, de nombreux carabiniers sont envoyés à l’entrée des stations. Les images de la répression, particulièrement violente, font le tour des réseaux sociaux et indignent le pays. Plusieurs appels à mobilisations sont relayés, la machine est lancée. En quelques jours, des milliers de Chiliens-nnes descendent dans la rue pour soutenir les étudiants et dénoncer un système qui n’est plus supportable. Le 18 octobre se déroule alors la marcha la más grande de Chile, la plus grande marche de l’histoire du pays, au cours de laquelle 1,5 millions de personnes se rassemblent dans les rues de Santiago. Alors que le mouvement se déploie autour de la Place Baquedano, les revendications se catalysent peu à peu autour de la Constitution de 1980, écrite par un groupe d’experts et de Chicago Boys sous la houlette du dictateur Pinochet.


Pris en étau après un mois de paralysie nationale, le 15 novembre Sebastián Piñera lance un ultimatum aux différents partis chiliens : ou bien un accord est signé entre toutes les parties pour trouver une issue institutionnelle, ou bien les pouvoirs spéciaux sont attribués aux militaires afin de rétablir l’ordre dans le pays. L’Accord pour la paix et la nouvelle Constitution est ainsi signé et rend possible l’organisation d’une Convention constituante. Néanmoins, la signature de cet accord créé un véritable schisme à gauche, entre ses promoteurs et ceux qui le condamnent comme un énième outil qui dépossède et écarte le peuple des décisions. Raison pour laquelle Gabriel Boric, alors député à la table des négociations, signe cet accord uniquement en son nom propre et non en celui de son groupe parlementaire. Se pose également la question des prisonniers politiques et de la justice rendue aux victimes de la rébellion. En effet, au terme de la mobilisation, le bilan humain est lourd avec pas moins de 5 000 arrestations, 2 600 blessés dont plus de 150 blessures aux yeux et 26 morts.

Initialement prévu le 26 avril 2020, le référendum pour une nouvelle Constitution se déroule le 25 octobre suite au contexte sanitaire. Après avoir choisi s’ils souhaitaient ou non une nouvelle Constitution, les Chiliens-nes décident si, en cas de processus constituant, la Convention constituante doit être totalement élue ou bien mixte, en intégrant une moitié de parlementaires. La moitié des électeurs se rendent aux urnes et votent à plus de 78 % pour une nouvelle Constitution rédigée par une Convention totalement élue. Ainsi, dans des secteurs parmi les plus violentés par le système néolibéral, comme les dénommées Zonas de Sacrificio, des villes et villages sacrifiés à l’industrie pétrochimique ou à l’agriculture intensive, le vote en faveur d’une nouvelle Constitution réalisa ses plus hauts scores. Une illustration de la capacité du soulèvement populaire à avoir fait la jonction entre de multiples attentes.

Des députés-ées constituants-es brandissent le projet de nouveau texte constitutionnel et lèvent le poing dans la Convention.


Le renouvellement politique incarné par le processus constituant


Les élections constituantes se déroulent le 11 avril 2021 à l’occasion d’un super scrutin au cours duquel maires et présidents-es de régions sont également élus. De la répartition des 150 sièges au fonctionnement de la Convention, tout est pensé par la droite afin de verrouiller les décisions en s’assurant a minima une minorité de blocage et ainsi préserver le statuquo sans remise en cause des fondamentaux hérités de la dictature. Le soir des résultats, la surprise est totale : non seulement la droite est battue à plate couture par Apruebo Dignidad, la coalition entre les partis de gauche de rupture et le Parti communiste chilien, mais cette dernière se retrouve elle-même talonnée par les élus-es indépendants-es de la Lista del Pueblo. L’émergence des constituants indépendants souligne la capacité de ces nouveaux collectifs à incarner les aspirations populaires, portées par des profils de candidats directement issus soit des mouvements sociaux, soit de personnes ayant symbolisé lors du soulèvement une cause ou un mot d’ordre. Des élus qui, dans tous les cas, s’emparent de l’arène constituante tout en étant hors du sérail des partis politiques. Bien que la participation électorale diminue à 41,55 % des inscrits, la coloration de la Convention constituante en fait un organe singulier dans le paysage institutionnel chilien qui bouscule la culture politique. Outre le fait d’être le premier organe constituant paritaire au monde, la Convention est également composée de 17 sièges réservés à la représentation des peuples originaires présents au Chili. Un représentation arrachée grâce à la pression exercée par la mobilisation populaire, mais que la droite n’a jamais accepté et sur laquelle se cristallise une grande partie de ses attaques.


La riposte de l’élite politique et économique est immédiate, virulente et offensive avec l’ensemble de l’appareil médiatique à sa disposition. L’installation de la Convention et le début de ses travaux marque le coup d’envoi de longs mois de fake news, dénigrements, mensonges permanents et inlassablement diffusés dans les quotidiens nationaux et sur les chaînes d’infos. Des éléments savamment repris par les réseaux d’extrême-droite sur internet. Une campagne qui réalise un long et méthodique travail de sape contre l’organe constituant, peu à peu marginalisé et perçu comme une caricature de lui-même. Une tâche que la droite se voit faciliter par les égarements et maladresses régulières de constituants-es qui tâtonnent ou surjouent les codes du soulèvement populaire.

Gabriel Boric au soir du 1er tour le 21 novembre 2022 à Santiago du Chili. (©Jim Delémont)


L’élection de Gabriel Boric, l’espoir porté par la gauche face à l’exercice du pouvoir


L’élection présidentielle intervient dans ce contexte bouillant où les antagonismes sur la Convention constituantes sont à leur paroxysme. Gabriel Boric figure alors comme le leader de la gauche après avoir été propulsé à la table des négociations avec le gouvernement de Piñera. Son profil incarne le renouvellement politique chilien. Président de la Fédération des Étudiants du Chili (FeCh) en 2011, après avoir participé aux mobilisations lycéennes et étudiantes, il devient le premier député indépendant du pays en 2012 dans sa région natale des Magallanes. Il contribue alors à la création du Frente amplio en 2016, une stratégie visant à rassembler les organisations politiques à la gauche du Parti socialiste au sein d’une même coalition électorale et politique.


Si le 1er tour de l’élection présidentielle permet à Gabriel Boric d’accéder au 2nd tour avec près de 26 % des suffrages, les visages sont graves. Le candidat d’extrême-droite et nostalgique de la dictature José Antonio Kast décroche la première place avec près de deux points d’avance. Un électrochoc qui bouscule le pays et mobilise pendant l’entre-deux tours l’ensemble de celles et ceux qui étaient restés mitigés-ées face à un Gabriel Boric jugé plutôt tiède. Une situation qui aurait déjà dû alerter et interroger sur la stratégie politique mise en place par le candidat et ses équipes. Des politistes chiliens soulignent ainsi un processus dit de ñuñozición[1], du nom de Ñuñoa, quartier de la capitale prisé par la classe moyenne supérieure jeune et diplômée. Une façon d’interpréter l’enlisement de Boric et du Frente amplio dans des ressorts discursifs qui ne parlent pas au-delà de région de Santiago. La campagne du second tour est le point de flexion à partir duquel s’impose durablement les débats relatifs à la stratégie que la gauche doit adopter pour conquérir une majorité. En effet, si la victoire de Gabriel Boric au second tour, avec plus de 55 % des voix, sonne comme un soulagement et prend des allures de triomphe dans les avenues de Santiago du Chili, elle attendait d’être consolidée par les premiers mois de son mandat.


Fait du calendrier, en se déroulant tout juste six mois après la prise de fonctions du Président Boric, le référendum sur le projet de nouvelle Constitution du 4 septembre 2022 est aussi devenu, par la force des choses, un vote d’évaluation sur les premières mesures mises en place par le nouveau gouvernement. Or, ce dernier a connu quelques faux départs et plusieurs des figures les plus proches de Boric, propulsées Ministres, se sont prises les pieds dans le tapis, perdant tout leur capital politique. Ce fut notamment le cas pour Izkia Siches, ancienne directrice du Collège des Médecins du Chili, qui a joué un rôle de premier plan pour assurer la victoire de Boric au second tour. Nommée première femme Ministre de l’Intérieur, elle a rapidement été acculée et dans l’incapacité d’apporter les premières réponses pour apaiser les tensions entre l’État chilien et les communautés mapuches dans le sud du pays. Dans un paysage politique ainsi troublé par les imbroglios de l’exécutif, les mesures nécessaires et attendues ont tardé et, pour les rares qui ont été mises en place, ont été noyées par l’inflation et la précarisation continue du pays.

Visuel issu de la campagne du Rechazo « Le drapeau national nous uni / le projet de nouvelle Constitution nous divise ».


La Convention constituante ou la désillusion après un échec cuisant


Après un an de travaux de la Convention constituante, un référendum soumet au peuple chilien la proposition de nouveau texte constitutionnel. Pour la première fois depuis 2012, ce vote est obligatoire et compte la participation électorale la plus importante de l’histoire du pays avec 85,86 %. Ainsi, environ 4 millions de nouveaux électeurs se rendent aux urnes. Des profils qui n’ont à aucun moment été intégrés dans le logiciel de pensée de la gauche chilienne. Une dynamique qui a également échappé aux enquêtes d’opinion, comme lors des élections constituantes.

La campagne référendaire du Rechazo, contre le nouveau texte constituant, a été alimentée par la droite et les milieux d’affaires à grand renforts de dons mirobolants. L’axe stratégique, clair et efficace, s’est attaché à développer la peur face au changement et la menace de voir vaciller la propriété privée. Des ressorts latents dans un pays où 30 ans de dictature ont contribué à imposer par la force brute le néolibéralisme et son enracinement dans les mentalités. Et c’est bien cet élément, la puissance du sens commun néolibéral dans la culture chilienne, qui a été sous-estimé par les organisations de gauche.


La campagne de l’Apruebo, favorable au nouveau texte de Constitution,basée sur les droits sociaux, politiques et environnementaux, n’a ainsi pas été en mesure de rivaliser, ni d’être entendue ou comprise, au-delà du socle électoral rassemblé par Boric au 1er tour de l’élection présidentielle. De plus, en étant totalement articulée autour du pouvoir officiel et parlementaire, la campagne a laissé sur le banc de touche tout un éventail d’organisations et collectifs engagés sur les différents enjeux. Autant de forces vives avec des liens directs dans les quartiers et les villages qui se sont retrouvés grandement dépossédées et sans réelle coordination nationale. Enfin, alors que l’Apruebo devait incarner la force positive du rejet d’un système, la campagne s’y est finalement conformée de bout en bout, perdant tout d’un potentiel caractère subversif.


Les résultats du référendum du 4 septembre 2022 sont sans appel. Dans les bureaux de vote où la Convention constituante triomphait, le rejet du projet de nouvelle Constitution devient majoritaire. L’exemple du vote des femmes illustre également bien ce mécanisme. Alors que le nouveau texte constitutionnel est le premier à avoir été rédigé par une assemblée paritaire et qu’il consacrait de nombreux droits fondamentaux pour les femmes, plus de 50 % des Chiliennes l’ont rejeté.

Le défi est donc de taille pour que les partisans du changement parviennent à s’adresser à cette partie du Chili qui reste éloignée des institutions, qui n’est pas liée aux organisations sociales ou politiques et qui, surtout, est soumis au rouleau-compresseur néolibéral.

Plusieurs manifestations se sont déroulées afin d’interpeller Gabriel Boric contre le TPP 11. (© Vicente Montoya / Red Tomato)


Gabriel Boric enlisé dans ses contradictions : l’immobilisme face à la signature de l’accord de libre-échange TPP 11


Sur sa gauche, le Président Boric pouvait compter sur une certaine retenue lui épargnant des critiques trop virulentes jusqu’au référendum constitutionnel. Depuis, les langues se délient et les esprits s’échauffent, donnant lieu à des sorties médiatiques de plus en plus récurrentes. Le leader communiste Daniel Jadue, qui faisait face à Gabriel Boric lors de la primaire de la coalition Apruebo Dignidad, a ainsi en ligne de mire la place prépondérante acquise par le Parti socialiste chilien dans le deuxième gouvernement. Une présence dont le poids politique est de plus en plus prégnant, comme l’illustre l’affaire du TPP 11, un accord de libre-échange intercontinental qui remet une part de la souveraineté nationale dans les mains de tribunaux d’arbitrages pilotés par des firmes multinationales. Sans cesse repoussé par les gouvernements successifs des dernières années suite aux mobilisations populaires, dont le député Boric était alors pleinement partie prenante, l’abandon du TPP 11 était devenu un de ses engagements de campagne. Or, la ratification du TPP 11 est arrivée au Sénat, majoritairement à droite, ultime étape avant sa mise en place. C’est précisément à cette étape que la fonction présidentielle permet de retirer un point de l’ordre du jour de la chambre haute, empêchant ainsi qu’il soit traité. En dépit d’une multitude d’appels émis par les organisations mêmes qui ont contribué à sa victoire, le Président Boric n’a pas réagi. En toile de fond, des tractations avec le Parti socialiste et la droite pour ne pas générer de blocages de leur part dans les deux chambres.


Cette déconnexion entre le pouvoir exécutif et le soulèvement populaire a été consommée à l’occasion du 18 octobre 2022 quand le gouvernement annonce le déploiement de 25 000 carabiniers aux sorties de métro de Santiago, en réaction aux multiples appels à mobilisation pour célébrer les trois ans de la rébellion. Pour beaucoup, le bilan des manifestations laisse un goût amer suite à la répression, en dénombrant une vingtaine de blessés et une centaine d’arrestations. Sur les écrans, les scènes d’affrontements et la brutalité des forces de police rappellent celles de 2019 et entament l’organisation d’une opposition de gauche au Président Boric.

Une manifestante Plaza Dignidad, décembre 2021. (© Jim Delémont)


La lecture du rôle joué par le soulèvement populaire de 2019 : un enjeu déterminant


La lecture qui est faite du soulèvement populaire et sa place dans l’histoire chilienne est elle-même un enjeu quant à la compréhension actuelle de la période politique chilienne. Est-ce qu’il s’agit du point de départ des différents événements politiques qui ont lieu après l’accord du 15 novembre 2019, ou est-ce qu’il s’agit d’un bref moment qui marque le renversement du regard commun quant à l’héritage de la dictature ?


Quoiqu’il en soit, le soulèvement populaire ne doit pas éclipser l’ensemble des mobilisations qui se sont déroulées depuis 2004 dans la quasi-totalité des secteurs de la société chilienne. Un processus dans lequel les mouvements lycéens, étudiants et universitaires ont joué un rôle structurant comme force d’entraînement. Plus qu’un point zéro, le 18 octobre 2019 est avant tout le fruit de ces années de travail politique accompagné par la jeunesse. Une genèse du soulèvement permet ainsi de saisir le processus qui, in fine, a permis d’inverser le rapport de force en réduisant le système à son essence la plus radicale, incarnée par José Antonio Kast, le candidat d’extrême-droite à l’élection présidentielle de 2021, face à la nouvelle alternative institutionnelle de gauche que représentait alors Gabriel Boric. S’il est indéniable que l’échec de l’Apruebo au référendum sur le projet de nouvelle Constitution en septembre 2022 constitue un tournant, il est néanmoins impossible de savoir s’il clôt définitivement la séquence du soulèvement ou s’il en constitue une étape, de basse intensité, avant de nouvelles mobilisations.

Jorge Sharp, Maire de Valparaíso, lors de l’événement de clôture de la campagne « Apruebo Transformar », organisé en parallèle de la campagne officielle de l’Apruebo.


Les forces politiques populaires face à leurs choix stratégiques

« Cette gauche ne sert ni pour construire une majorité, ni pour s’adresser à ceux qui ne sont pas convaincus » a récemment tancé Jorge Sharp. Le Maire de Valparaíso qui a milité pendant plusieurs aux côtés de Gabriel Boric a claqué la porte de leur parti commun après les accords du 15 novembre 2021. Depuis, il tente de construire et coordonner une force politique hybride qui entend connecter les villes municipalistes et les différents collectifs mobilisés sur les enjeux sociaux et environnementaux. Une stratégie qui s’apparente de plus en plus à l’établissement d’une opposition de gauche au Président Boric. Pour ce dernier, l’exercice du pouvoir s’impose comme la véritable étape du feu. Bien qu’il se soit formé dans des organisations prônant une forme de rupture politique, à la gauche du Parti socialiste, la pression exercée par les vieux schémas de la social-démocratie ne le laisse pas indemne. De compromis en compromis, Boric tourne le dos au changement pour lequel il a été élu sans pour autant convaincre le centre, si bien qu’il risque de devenir totalement inaudible.


Au soir du second tour, les résultats auraient dû alerter la gauche sur ce qui est devenu un point aveugle : Gabriel Boric n’a pas été élu avec une majorité politique, mais a bénéficié d’un bloc autour de lui afin de contrer le candidat d’extrême-droite dans un pays fortement fracturé. Pour former une majorité, Gabriel Boric s’est doté d’un gouvernement qui s’équilibre entre la coalition Apruebo Dignidad, composée par des partis de gauche apparus depuis les années 2010 et le Parti communiste chilien, et la coalition Socialismo Democrático, héritière de l’ancienne Concertación qui s’est partagée le pouvoir pendant 40 ans avec la droite. Or, l’ensemble des ministères stratégiques sont désormais pilotés par des figures sociales-démocrates, laissant peu d’espace quant à un changement radical au niveau des politiques publiques. Pourtant, ce que le soulèvement populaire et les élections constituantes ont mis en exergue avec l’émergence d’élus-ues dits-es « indépendants-es », c’est bien la nécessité d’intégrer dans les institutions et les postes à responsabilité celles et ceux qui sont directement issus-ues du quotidien et des mobilisations sociales.


Les trois crises, institutionnelle, écologique et sociale, qui structurent le Chili n’ont pas trouvé de réponses pérennes et s’amplifient. Dans ce contexte, le soulèvement populaire est un moment de réorganisation qui suit son cours, et sur lequel tant les forces favorables au changement que l’extrême-droite peuvent capitaliser. La dispute pour le sens commun et le modèle de société proposé est la clef de voûte des échéances à venir. Un défi qu’a tenté de relever la Convention constituante avec sa proposition de texte, mais qui s’est révélée dans l’incapacité de s’adresser à l’ensemble du pays, de capter et d’interpeller au-delà des convaincus. A l’inverse, la droite, sans pour autant construire une majorité politique cohérente et consciente, est parvenue à rassembler des pans entiers du pays à travers un dispositif de pure communication, qui a pu entrer dans chaque foyer chilien par le téléphone portable ou la télévision, dont l’usage et la portée est installée de longue date depuis la dictature.


Pour faire face à ces défis plusieurs pistes de réflexions existent. Au pouvoir, la gauche doit être en mesure d’imposer des discussions à l’agenda politique qui ne soient pas celles de la droite. L’ensemble des crises qui traversent le pays ont des expressions matérielles significatives relatives à l’éducation publique, l’industrie nationale, l’accès à l’eau potable, l’extractivisme dévastateur, etc. Autant d’enjeux sur lesquels des organisations sociales, politiques, syndicales, associatives et communautaires se mobilisent et représentent une multitude de forces vives prêtes et disposées à faire bloc autour de Gabriel Boric et son gouvernement.

« Jusqu’à ce que la dignité soit inscrite dans la Constitution », Plaza Dignidad, décembre janvier 2022. (© Jim Delémont)


Conclusion

La Constitution de 1980 n’est plus légitime. Elle est en place de fait, en l’absence d’un nouveau texte constitutionnel approuvé par le peuple chilien. Les modalités du prochain organe constituant sont en pleines discussions dans les couloirs du Congreso. L’ensemble des anciens présidents chiliens, sur qui reposent pourtant le discrédit et le poids d’un système moribond, risqueraient même de siéger aux côtés des constituants-es afin de les conseiller sur les mesures à retenir ou non. Les plus optimistes déclarent que le risque encouru avec une telle organisation est d’obtenir en fin de course des réformes timides qui n’altéreront en rien la Constitution héritée de la dictature[2]. Les plus pessimistes, quant à eux, alertent sur l’urgence de coordonner et mettre en mouvement les organisations populaires pour ne pas se laisser affaiblir par une prochaine étape constituante déjà mort-née. Le défi est de taille et, aussi massives que soient les mobilisations populaires, le système politique remet une part importante des pouvoirs entre les mains des partis. Et pour l’heure, c’est bien du côté des organisations de gauche qu’il faut se pencher pour interroger leur capacité à incarner une alternative crédible et transversale. Il reste trois ans au Président Boric pour amorcer un nouvel élan politique, renouer la confiance avec celles et ceux qui l’ont porté au pouvoir et constituer un bloc populaire large en mesure de disputer une majorité face à l’extrême-droite. Les braises du soulèvement populaire sont encore chaudes.

« Détruire dans notre cœur la logique du système », les vers du poète José Angel Cuevas sont projetés autour de la Plaza Dignidad, encerclée par les carabiniers. Performance du collectif Galería Encima.


[1] https://www.lemondediplomatique.cl/2021/12/la-izquierda-chilena-hablemos-de-strategia.html

[2] https://ladiaria.com.uy/mundo/articulo/2022/10/jaime-bassa-corremos-el-riesgo-de-que-el-proceso-constitucional-que-hoy-se-discute-en-el-congreso-termine-con-reformas-menores-sin-alterar-la-constitucion-actual-de-chile/


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