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Suicidée d’un cri, pour accoucher d’un silence
On crève d'enseigner. On crève de travailler. Au sein de l'éducation nationale, il existe une omerta terrible sur la souffrance au travail sous-estimant amplement les dépressions et les suicides. Christine Renon s'est donnée la mort, épuisée d'avoir donnée sa vie à une institution qui ne reconnut jamais son existence.
Par N. Publié in #POSITIONS, #SNIPER le 12 octobre 2022 9 min de lecture
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Suicidée d’un cri, pour accoucher d’un silence

Ndlr : Dans le cadre de la parution du documentaire « L’école est finie » de Julie Chauvin, diffusée par France 3 Normandie, nous republions ce texte écrit après le suicide de Christine Renon à laquelle le documentaire rend hommage. Christine Renon s’est donnée la mort, épuisée d’avoir donnée sa vie à une institution qui ne reconnut jamais son existence. Il existe une omerta terrible dans l’éducation nationale sur la souffrance au travail sous-estimant amplement les dépressions et les suicides. Nous saluons la parution de ce documentaire et encourageons toutes les enseignantes et tous les enseignants en particulier, et tous les travailleurs et travailleuses en général, à alerter. Nous lancerons bientôt une nouvelle rubrique sur ce thème.

Lundi 23 septembre 2019, Christine Renon, directrice de l’école maternelle de Mehul, est retrouvée sans vie dans la cour de son établissement.

Quelques jours avant d’accomplir ce geste désespéré, elle adressa une lettre à sa hiérarchie et aux directeurs de son département. Cette lettre constitue un cri, un cri de désespoir couché sur trois pages. Par ce geste ultime, Christine Renon a forcé l’écoute. Elle a témoigné de son expérience, de son quotidien, et à travers elle d’une situation où « tout se passe dans la violence de l’immédiateté » et dans la solitude. Sans sa mort, sans cette issu tragique, gageons que nous n’aurions jamais entendu parler de Christine Renon. Qui se serait intéressé à la souffrance anonyme d’un corps muet ? Qui aurait tendu l’oreille pour donner la parole à ces cohortes d’être humains réduits au silence ? Christine Renon est morte et le meilleur hommage que nous puissions lui rendre est d’arracher au règne de l’immédiateté dont les médias sont complices, les maux d’une profession en déliquescence.

Christine, c’est Céline, c’est Soizic, c’est Alain, c’est Ramzi, c’est Elodie et Fabien, tous ces hommes et toutes ces femmes qui ont fait le choix de devenir enseignants. Qu’ils exercent dans le premier ou le second degré, ils sont rentrés dans le métier du professorat avec beaucoup d’idéaux et de naïveté. Ils ont cru dans le message républicain d’une instruction pour tous ; dans ce service public qu’est l’école, en charge de compenser les inégalités entre les territoires et les classes sociales. Ils avaient en tête le destin extraordinaire d’hommes comme Albert Camus, pied noir algérien ayant grandit dans la misère qui, par l’école et une bourse d’Etat, reçu bien des années plus tard le prix Nobel de littérature. Tous ont voulu donner aux Camus contemporains, qu’ils se prénomment Mohammed ou Eva, les chances de réaliser un jour ce que leur cœur leur dicterait. L’école est une idée magnifique salie par un monde dégueulasse.

Ce monde, c’est celui qui brisa les idéaux de Christine Renon comme tant d’autres enseignants. Rappelons qu’après les agriculteurs et les policiers, les enseignants constituent la profession qui se suicident le plus. Être enseignant, c’est faire face à des difficultés sans cesse renouvelées :

  • Le manque de moyens : qui pousse les professeurs des écoles à acheter leur propre matériel à leurs frais, qui voit des établissements sombrer dans la misère (humidité, rats, froid l’hiver, chaleur l’été, etc.),
  • Le surmenage : qui est la résultante d’une multiplications des tâches administratives ces dernières années sans aménagement du temps de travail (cahier de texte en ligne, échanges de mails avec les parents et l’administration, saisie des notes et des compétences, démarches de suivi personnalisé pour les élèves en difficulté, etc.) ; de réunions incessantes avec des interlocuteurs multiples (communes, équipes pédagogiques, parents, psychomotriciens, psychologues, pédiatres, orthophonistes, etc.).
  • La dévalorisation du métier : qui engendre des difficultés de recrutement aux concours d’entrée dans l’enseignement pour un métier mal rémunéré compte-tenu du niveau d’étude (les enseignants français sont 3e au classement de l’OCDE en termes d’heures réalisées sur une année, mais derniers en termes de salaire…) ; qui traduit d’une dégradation continue de la valeur symbolique d’une profession qui est dépeinte par les politiques et les médias comme « feignante », « trop payée », et « toujours en vacances ».
  • Les conditions de travail : des classes surchargées avec des élèves toujours plus difficiles, des parents parfois revendicatifs et agressifs, une hiérarchie oppressante quand elle se manifeste et bien trop souvent rabaissante face aux exigences gouvernementales et aux réformes incessantes (tant administratives, pédagogiques que didactiques).
  • La solitude : qui s’accompagne d’une dévalorisation de soi face à l’immensité des tâches à accomplir et qui conduit au mieux à la dépression et à la démission, au pire au suicide.

Alors à l’énoncé non exhaustif des difficultés qui noient les enseignants, une seule question mérite d’être posée : non pas « qui » est responsable, mais « quoi ». C’est par les structures globales qui pèsent sur notre monde qu’il est possible d’appréhender les causes de la mort de l’école et de ses acteurs.

« Ce bouleversement continuel de la production, ce constant ébranlement de tout le système social, cette agitation et cette insécurité perpétuelles distinguent l’époque bourgeoise de toutes les précédentes. » Karl Marx.

L’école, comme le rappelle avec justesse Gérard Noiriel dans Une histoire populaire de la France, s’est développée considérablement au XVIIIe siècle parce que les enjeux économiques, sociaux et politiques exigeaient que l’alphabétisation et le recours à l’écrit progressent. Celle-ci n’a cessé de s’étendre à mesure que la technique a envahi la production. Mais, tandis que notre société s’est tertiarisée et que la démocratisation scolaire s’est étendue, l’école a vu son prestige décroître. D’instance de promotion sociale pour une minorité et de formation minimale pour une majorité ; elle a été réduite à une simple institution de reproduction sociale transmettant les compétences minimales exigées par le marché. Celui-ci a étendu son emprise sur l’école, contaminant ses organes de formation, son langage (« projet », « compétence », « innovation », « numérisation », etc.), ses méthodes pédagogiques jusqu’à ses propres représentations : une école rentable, productive, efficace, adaptable et moderne. L’école constitua un temps un paradoxe : elle fut à la fois chargée d’instruire la population pour que celle-ci répondent aux exigences de l’économie et de la politique, et ce faisant, elle lui donnait les outils lui permettant de combattre ce « vampire suçant le travail vivant et la vie » qu’est le capitalisme.

Aujourd’hui les cursus de formation de l’élite technicienne échappent à l’école des masses et est réservée, en bien des cas, qu’à une élite fréquentant l’Alsacienne ou Henri V pour le secondaire, Polytechnique et Science-Po pour le supérieur. L’école est devenue un « mammouth » que les gestionnaires du capital s’emploient à dégraisser à grand coup de réformes austéritaires, de réductions d’effectifs et de contraction des moyens. L’ébranlement perpétuel de chaque espace de la vie sociale ne se fait qu’au profit d’une minorité parasitaire et mortifère. La bourgeoisie n’a que faire de l’école de la République, cela fait bien longtemps qu’elle l’a désertée. Elle ne daigne même plus prétendre lui témoigner son émotion.

Christine Renon est morte, Jean-Michel Blanquer est muet. Les médias s’agitent. Le théâtre vibre. Puis, dans quelques semaines, quand l’attention médiatique aura été retenue par un autre sujet, un discours emphatique de Greta Thunberg ou des incendies en Bolivie, Christine Renon aura disparu et le rideau sera retombé comme une guillotine sur son cou refroidi. Elle sera morte, une seconde fois, et avec elle, le destin tragique d’une institution vouée à la déstructuration la plus totale. Christine se sera suicidée d’un cri… pour accoucher d’un silence. Tragique.

Scène de séparation entre Camus (Jacques) qui va continuer ses études à Paris et son instituteur, M.Bernard :

« Il partait et Jacques restait seul, perdu au milieu de ces femmes, puis il se précipitait à la fenêtre, regardait son maître qui le saluait une dernière fois et qui le laissait désormais seul, et, au lieu de la joie du succès, une immense peine d’enfant lui tordait le cœur, comme s’il savait d’avance qu’il venait par ce succès d’être arraché au monde innocent et chaleureux des pauvres, monde refermé sur lui-même comme une île dans la société mais où la misère tient lieu de famille et de solidarité, pour être jeté dans un monde inconnu, qui n’était plus le sien, où il ne pouvait croire que les maîtres fussent plus savants que celui-là dont le cœur savait tout, et il devrait désormais apprendre, comprendre sans aide, devenir un homme enfin sans le secours du seul homme qui lui avait porté secours, grandir et s’élever seul enfin, au prix le plus cher. », Albert Camus, Le premier homme.


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