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"Une fois que tu sais"... que feras-tu ?
« Mon père m’a dit regarde. Ma mère m’a dit écoute. ». Emmanuel Cappelin a retenu la leçon et revient à travers son documentaire sur plusieurs décennies d’aveuglement et de surdité.
Par N. Publié in #ART'ILLERIE le 18 septembre 2021 13 min de lecture
« On a besoin d'un discours qui valorise les victimes du capitalisme et leur donne fierté et unité. », entretien avec Nicolas Framont Précédent La louve Suivant

Une fois que tu sais,

« Mon père m’a dit regarde. Ma mère m’a dit écoute. ». Emmanuel Cappelin a retenu la leçon et revient à travers son documentaire – en salle le 22 septembre – sur plusieurs décennies d’aveuglement et de surdité. Jeune trentenaire né en pleine ascension du néolibéralisme, Emmanuel Capellin est très vite sensibilisé à la question environnementale qu’il cherche à résoudre par de multiples biais : à 20 ans, il part planter des arbres dans la forêt équatorienne (période botanique) ; il enchaîne avec une phase zéro déchet (période zéro carbone) ; puis il part interroger des scientifiques au service de films engagés (période conscientisation). Malgré tous ces chemins empruntés, il débouche toujours sur une impasse. Ni les démarches associatives, individuelles, ou culturelles ne font dévier d’un millimètre le paquebot de l’humanité qui file vers un gouffre dont les icebergs fondants constituent autant d’alertes. Confronté au désespoir d’une situation qui paraît figée, il reprend l’avion direction l’Orient où il espère trouver des réponses spirituelles à une existence qui semble ne plus en mesure d’en apporter. S’engageant sur un porte-conteneur chinois, il côtoie la folie humaine élevée au rang de système. Vaisseau de la consommation transportant des tonnes de marchandises à travers les océans, chaque porte-conteneur pollue comme 50 millions de voitures ; les 20 plus gros, qui font la fierté des gouvernements et des industriels, polluent autant que la totalité des automobiles de la planète. « Métaphore d’un monde qui file à la dérive chargé de toute son arrogance » commente avec justesse Capellin.

« Emboîtant le pas à un monde dérégulé, Reagan et Tatcher entraînait l’Occident et avec lui le reste de la planète, dans une danse funèbre. »

Comment ne pas sentir l’urgence quand, rien que pour l’été 2021, se sont produits : des mégafeux dans le Var et des incendies ravageurs en Grèce, Italie, Turquie, Etats-Unis ; des inondations en Belgique et en Allemagne ; une canicule record au Canada… Ces événements viennent faire écho à une dynamique saisissante : disparition de la calotte glaciaire, extinction des espèces, fonte du permafrost, montée des eaux, emballement climatique, pollution des airs, sols et eaux, ralentissement du Gulf Stream – liste non exhaustive. Face à ce qui semble inéluctable, Emmanuel Capellin rappelle que dès les années 70, des hommes et femmes avaient annoncé que le chemin emprunté était mortifère et ne pouvait conduire qu’à une catastrophe. Ainsi en est-il du rapport Meadows publié en 1972 et intitulé : « Les limites de la croissance ». Dans l’un des différents scénarios élaborés à augmentation constante de la population et à maintien de la consommation des ressources, Denis Meadows et son équipe prévoyait un effondrement de la société industrielle dans la première moitié du XXIe siècle par pénurie des ressources fossiles sur laquelle celle-ci repose et affaissement climatique. Pénurie énergétique + emballement climatique = extinction du vivant. L’équation était simple, évidente presque, mais inaudible à l’ère du triomphe du mode de vie états-unien. Emboîtant le pas à un monde dérégulé, Reagan et Tatcher entraînaient l’Occident et avec lui le reste de la planète, dans une danse funèbre. Tandis que les musiciens s’apprêtent à quitter la scène, les notes sonnent de moins en moins justes.

« La croissance, l’abondance, vont disparaître »

Le constat est sans appel : « La croissance, l’abondance, vont disparaître » affirme Jean-Marc Jancovici. L’effondrement du climat fermera la fenêtre de stabilité climatique qui, depuis 12 000 ans, a vu fleurir toutes les avancées humaines et ouvrira les portes de la crise perpétuelle. Crise qui est l’un des moteurs du système capitaliste et que Marx et Engels avaient si bien décrit dans Le manifeste : « Le bouleversement continuel de la production, l’ébranlement ininterrompu de toutes les catégories sociales, l’insécurité et le mouvement éternels distinguent l’époque bourgeoise de toutes celles qui l’ont précédée. ». Nous serions tentés d’y ajouter : « l’extinction du climat par poursuite d’un désir insatiable de profit ». Profit qui noie tout, et aveugle. Tous. Ainsi, interrogé par une commission parlementaire, Jancovici répond-t-il à un député qui se gausse d’un retour à une vie à l’africaine : « On ne sortira jamais de ce problème sans vision. Sans vision, c’est le chaos qui règlera la situation. ». Si les rapports d’experts, colloques, conférences, ouvrages spécialisés ne manquent pas pour démontrer que le changement climatique a emprunté une pente dramatique qu’il convient de rétablir de toute urgence, la question du projet alternatif concentre les tensions. Ce problème tient au fait qu’il faudra « réapprendre à vivre en univers contraint ». L’ère de l’illimitation est terminée. Définitivement. Mais, a-t-elle véritablement existée pour tout le monde au-delà du sentiment ? L’humanité devra renouer avec sa condition historique fondamentale : vivre avec des limites. Limites qui devront s’étendre aussi bien dans la sphère économique que dans la sphère intime. Il s’agira, pour chaque être humain habitué à un certain niveau de confort, de modifier son mode de vie et l’habitus qui l’accompagne. Ici, nous aurions aimé voir Emmanuel Capellin convoquer un auteur comme Frédéric Lordon dont le dernier ouvrage traitre d’un « Communisme désirable », c’est-à-dire d’une alternative politique qui s’inscrit aussi bien dans le champ matériel que psychique. Car, et c’est sûrement là que le combat sera le plus redoutable à mener, il faudra entraîner les consciences vers la nécessité du changement. Ici, deux perspectives peuvent être posées.

« A aucune échelle la société industrielle et high tech ne peut être soutenable sauf à découvrir une énergie entièrement propre et à réviser la totalité de nos chaînes de production. »

La première explorée par Emmanuel Capellin est individuelle et postule que l’on peut convaincre par la raison, celle-ci devenant le moteur de l’action – ici le saut qualitatif du « je » vers le « nous » peut opérer. Ainsi convoque-t-il des chiffres, des scientifiques de renom, des militants qui exposent combien nous avons dépassé tous les seuils d’une croissance soutenable. Tel Richard Heinberg arguant que si tous les êtres humains accédaient à un confort modeste : à savoir posséder une voiture toute simple, une jolie maison, un réfrigérateur, deux enfants, la destruction de la planète et des générations futures seraient inévitables. A aucune échelle la société industrielle et high tech ne peut être soutenable sauf à découvrir une énergie entièrement propre et à réviser la totalité de nos chaînes de production. C’est entendu. Le constat est indémontable. Mais ensuite ? Face à l’incendie qui approche, le colibri a-t-il une quelconque incidence ? Force est de constater que malgré la multiplication des films, ouvrages, conférences sur le sujet, rien n’a fondamentalement changé – même si les initiatives à échelles humaines modestes sont à saluer ne serait-ce par ce qu’elles révèlent de cette culture de la solidarité et de l’entraide qui perdure et que défend par exemple Pablo Sevigné. Néanmoins, l’approche par la raison témoigne de son impuissance à faire évoluer une réalité profondément installée.

« Il n’est que la force du mouvement qui puisse à la fois entraîner les consciences avec elle, et opposer à celle du conservatisme réactionnaire une volonté collective suffisamment puissante pour lui en imposer. »

La seconde perspective nous apparaît donc inévitablement collective et postule que l’on peut accéder à la conscience du réel avec une saisissante rapidité par l’action. Le mouvement Gilets jaunes a révélé combien des hommes et des femmes hors des problématiques politiques avaient pu s’en saisir avec acuité en quelques semaines jusqu’à produire des alternatives et solutions radicalement en adéquation avec la réalité. Gageons que l’éducation politique est plus efficace sur un rond-point que sur les bancs de Science-po. Or, par la raison, le processus de prise de conscience des enjeux et de leur nécessité de mise en actes est lent et se confronte à une succession de mécanismes de défense qu’oppose aussi bien l’économie capitaliste que l’économie psychique qu’elle a induite chez ses acteurs. Jamais nous ne convaincrons la classe bourgeoise, celle qui possède tout, d’abandonner ses possessions matérielles fondant son être profond, et avec ses intérêts individuels, au profit de l’intérêt collectif. Sa conscience reposant sur ses intérêts, et le profit n’ayant de sens que dans le sien, il n’est aucun discours aussi censé qu’il soit qui puisse la convaincre. Il n’est que la force du mouvement qui puisse à la fois entraîner les consciences avec elle, et opposer à celle du conservatisme réactionnaire une volonté collective suffisamment puissante pour lui en imposer.

Tous les discours politiques, et autres protocoles de Kyoto, COP 21, accords de Paris, ne révèlent que le vide, l’agitation, et la bouffonnerie de ceux aux commandes. La justice climatique n’a aucune inscription réelle par ce que son fondement est biaisé. Il n’est de justice que sociale. Et quand la justice sociale sera réelle, elle sera nécessairement écologique. On ne peut pas plus accepter qu’un ouvrier soit dépossédé de la richesse qu’il produit, que l’usine qui l’emploie déverse le résidu de l’action du travail dans la rivière. Il s’agit d’un seul et même combat.

La faiblesse du documentaire d’Emmanuel Capellin réside probablement sur ce point : l’absence de perspective politique. Si sa qualité tient à sa puissance esthétique, poétique même, et à la force des arguments scientifiques convoqués, il passe à côté du rétablissement du principe causal : qui est responsable ? Sûrement répondrait-il : nous tous, Occidentaux, par acceptation, par lâcheté, par aveuglement, par confort. Ce faisant, parler d’ère anthropique prend tout son sens. L’homme est coupable. Cependant, l’homme, c’est à la fois personne et tout le monde ; et personne, parce que tout le monde. Lorsqu’Emmanuel Cappellin dit que : « Les pays les pays les plus vulnérables, ceux qui n’ont pas goûté au gâteau du progrès, en payent pourtant le prix », il effectue bien une distinction internationale dans le partage des richesses. Si certains peuvent se servir plusieurs parts du gâteau, jusqu’à atteindre la nausée, c’est bien parce que d’autres n’en ont même pas les miettes. Affinant son constat, il aurait pu cibler au sein de chaque pays, ces classes qui, même au sein d’un océan de misère, parviennent à se constituer un îlot de richesse. Lorsque l’on sait que les 1 % les plus riches polluent davantage que les 10 % les plus pauvres – tout en possédant plus de la moitié de la richesse mondiale –, on ne peut éviter d’apporter une ébauche de réponse à la question : qui est responsable ? Nous prenons le risque d’affirmer : la bourgeoisie, et, plus généralement, ceux qui profitent directement d’un système économique mis à son service – à savoir le capitalisme. Ceux que Frédéric Lordon nomme « la classe nuisible ». Ils sont le moteur du capitalisme et le verrou quant à son renversement. Ainsi, la lutte contre le réchauffement climatique et l’extinction du vivant doit-elle s’inscrire dans une lutte politique contre le capitalisme et la classe qui le défendra jusqu’au bout – quitte à entraîner la plus grande part de l’humanité dans la mort. Changer de modèle de société ne pourra se faire qu’à ce prix. Or, l’objectif d’abolition de la propriété privée des moyens de production, d’abolition des classes et des dominations qu’elles portent en elles (de classe, de race, de sexe), de communauté des biens, de sauvegarde des écosystèmes peut-il être réalisé sans une révolution violente et démocratique ? S’il était encore besoin de le prouver, les multiples soulèvements populaires qui ont secoué la planète ces dernières années, du mouvement des places aux Gilets jaunes, ont révélé combien « l’Etat est une administration appuyée par l’armée et par la police, dont toute la fonction est de renforcer, de légaliser, de faire apparaître comme morale l’oppression qu’exercent ceux qui possèdent les moyens de production – terres, mines, outils, habitations et la commune de ceux-ci, le Capital – sur ceux qui n’ont d’autre ressource pour survivre que de vendre quotidiennement leur force de travail. [1]». A mesure que les crises – climatiques, sociales, économiques – se multiplient et libèrent les colères, la réponse étatique se durcit. Un véritable bras de fer s’engage entre une humanité qui aspire à survivre, à mieux vivre, et une minorité bourgeoise qui a fait sécession – au sens de Christopher Lasch.

Il n’est probablement aucune réconciliation ni espoir à attendre. Comment ne pas désespérer de la bêtise et de l’aveuglement de la classe nuisible et de ses affidés qui célèbrent tout à la fois la COP 21, les marches pour le climat, et la rivalité de milliardaires entre Blue Origin et SpaceX ? Peut-on laisser plus longtemps les aveugles tenir la main du monde pour le guider ? Il n’est plus qu’à souhaiter qu’une grande tempête historico-politique balaye ces déchets carbonés dans les sphères spatiales vers lesquelles ils regardent – nous souhaitons à Thomas Pesquet d’être redescendu avant.  Cette tempête, en revanche, émergera d’un climat social bouillant qu’il nous appartient de produire et d’accompagner. Voici le seul changement auquel nous aspirons.


[1] Marx et Engles, Manifeste du parti communiste, pp. 20-21.


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