menu Menu
# Une vie en intérim dans un parc d'attraction
Pendant environ 2 ans, j’ai travaillé dans la restauration dans un parc d’attraction. Je n’étais pas formé à la cuisine, j’avais une licence et un master en sciences sociales. En parallèle de tout ça, j’étais en début de transition, avec les galères administratives et les errances médicales que ça impliquait.
Par Collectif Publié in #CHRONIQUES DE L'EXPLOITATION le 1 décembre 2025 34 min de lecture
Le rire et le couteau Précédent Du métal sans Mittal, nationaliser pour rompre, pas pour éponger Suivant

# Une vie en intérim dans un parc d’attraction

            Pendant environ 2 ans, j’ai travaillé dans la restauration dans un parc d’attraction. Je n’étais pas formé à la cuisine, j’avais une licence et un master en sciences sociales. J’ai commencé à bosser là-bas l’été entre ma troisième année de licence et ma première année de master, en 2022, puis par intermittence jusqu’à ma deuxième année de master, et à nouveau un mois à l’été 2024. Pendant cette année de M2 (master 2), j’ai préparé des dossiers de candidatures et de projets de recherche pour trouver une bourse de thèse qui a été acceptée et que j’ai commencée en octobre 2024. En parallèle de tout ça, j’étais en début de transition, avec les galères administratives et les errances médicales que ça impliquait. Actuellement en burn out, je profite de ce petit temps pour coucher à l’écrit des observations sur mon expérience de travail : la cuisine et la restauration « collective ».

           Pour le contexte : dans ce parc d’attraction, il y a différents lieux de restauration, qu’on appelle dans le jargon interne « les unités ». Ce parc d’attraction est une grosse machine à fric. Il est possédé par un groupe qui possède de nombreux parcs en France. Au sein de chaque unité : il y a un patron, et au-dessus de lui un « grand patron de la restauration de tout le parc d’attraction », puis au-dessus encore d’autres grands patrons du parc d’attraction, et encore au-dessus, les grands grands grands patrons du groupe qui possèdent le parc. Complexe emboîtement hiérarchique qui paraît complètement lointain à toutes les petites foules de travailleur.euses du parc (qui sont très diverses : accueil, sécurité, manutention, magasinier, cuistot, serveur, nettoyage, etc.). Dans le parc, les travailleurs (tous secteurs confondus) ont différents statuts, mais en gros trois dominent : les CDI, les CDD (s’apparentent à des saisonniers, ou avant CDI) et les vacataires (qui sont en fait des CDD journaliers reconduits, qui « bouchent les trous »). A ça s’ajoutent parfois des jeunes en alternance, en BAC Pro ou CAP.

            Quand je débute en 2022, je finis ma licence de géographie. Je sais que je vais déménager et changer de ville mais je cherche du travail pour l’été. Je postule à un parc d’attraction à proximité de là où vivent mes parents. Jusque-là, j’ai dépendu complètement financièrement de mes parents et des bourses, en ayant parfois de petites sources de revenus avec la fac, ou ailleurs, ou en vendant des choses que je crée. Mes parents sont à l’époque plus ou moins contractuels de la fonction publique pour l’un et professeure des écoles pour l’autre. On est une famille nombreuse, mais étant le dernier et les autres étant en emploi, j’apprends que je n’aurai droit aux bourses l’année suivante.  Or, à la rentrée, je commence un master en région parisienne et je m’inquiète pour le coût de la vie. A tout cela s’ajoute le fait que je suis trans, j’en ai parlé à mes parents l’été précédent. J’ai commencé la testo, mais sous forme de gel qui n’est pas remboursé par la sécu et me coûte un bras… j’en arrive à des dosages où ça me revient à quasiment 100 euros par mois. Le dilemme devient : tu préfères être en manque d’hormones ou mal manger ? Je suis un peu mal à l’aise de dépendre de mes parents pour ça. Bref, je décide de chercher du travail.

            Après avoir envoyé pas mal de candidatures à ce parc d’attraction, je finis par recevoir un appel du service vacataires. J’étais ravi : on me proposait de bosser deux jours, en plonge. Je devais envoyer un certain nombre de papiers administratifs. A cette période, je n’avais pas encore eu de retour de ma demande de changement de prénom à l’état civil, mais j’avais déjà quelques structures qui avaient accepté de changer mon prénom. A l’envoi des papiers, je reçus un coup de téléphone. On me questionna. J’expliquai la situation et je dis que si c’était possible, ça serait mieux pour moi d’utiliser plutôt mon prénom X. La personne dit qu’il n’y avait pas de soucis pour les fiches d’horaires de postes, la présentation aux équipes, mais que légalement, sur les contrats de travail, il faudrait garder mon prénom de naissance.

            Le premier jour en plonge, je m’étais retrouvé dans l’unité 1. La plongeuse avait la quarantaine, le dos pété. Elle aurait dû être en arrêt mais ne l’était pas. Elle m’expliqua que sa mère était aussi plongeuse depuis 50 ans sur une autre unité. On fit la plonge à 4 personnes. Ça se passait bien. Le deuxième jour, sensiblement pareil. Le soir, on finit de ranger et de nettoyer la salle et la cuisine avant de s’arrêter boire un coup. Je pris un soda sans savoir si j’allais retourner bosser dans cette unité ou non.

            Le lendemain, le service vacataire me rappela. Il y avait un jour de plonge que je pouvais faire dans l’unité 2. La dame au téléphone me dit aussi que l’unité 3 avait encore besoin d’un commis de cuisine pour deux jours. Je répondis que je n’étais pas formé à la cuisine et que je ne serai probablement pas compétent pour le poste. Elle me dit que ça allait le faire, que c’était juste « mettre des plats dans des cassolettes ». Je dis d’accord et elle m’expliqua le fonctionnement de l’unité 3 qui était un peu différente des autres car ouverte hors horaires du parc.

            L’unité 3, c’est celle où j’ai passé le plus de temps et que je connais le mieux. Le premier jour où j’ai fait une vacation dans l’unité 3, j’ai appris qu’un de leurs collègues (un cuistot en CDI) s’était suicidé sur le lieu de travail (c’était récent, il restait encore les habits de travail et son casier au vestiaire à son nom). C’était plus ou moins tabou entre les collègues, parfois certains en parlaient au détour d’une phrase. Je sais que ça faisait partie des raisons pour lesquelles il y avait dans cette unité une forte présence du patron qui devait, j’imagine, essayer de surveiller le management d’équipe (sans réaliser que probablement, les cadences, l’obsession de la plus-value, du rendement, de faire des salles complètes, ont pu jouer dans le mal-être criant d’une partie des travailleurs).

            Au bout de trois semaines de vacations, impliquant que chaque soir j’aille signer mon contrat (j’ai un classeur d’archives complet rempli de ces contrats à la journée), le chef me proposa un CDD pour l’été. J’acceptai. Matériellement ça n’était pas une bonne idée, les primes de précarités de fin de contrat des vacations étant plus avantageuses financièrement, mais ça me rassurait d’avoir un emploi assuré pour l’été.

            Quand j’allais signer mon contrat, j’étais toujours un peu mal à l’aise. On était plusieurs à attendre et il y avait un moment de gêne quand on me demandait : « prénom de naissance ». Plus tard, quand j’ai changé de prénom, j’étais presque content d’aller signer mes contrats de travail (même s’il reste le « MADAME » en majuscule…).

            Le premier été, en 2022, il y a eu la canicule. Je faisais quasiment tous les trajets à vélo, n’ayant pas le permis : 9km aller, 9km retour, avec des tronçons de départementales à 80km/h pour les voitures et les gros poids lourds qui me dépassent. Le soir, ça impliquait de rouler de nuit sans trop de lumières. C’était dangereux, je l’ai compris petit à petit, mais en même temps j’aimais ce temps de soupape entre le travail et la maison. Plus tard, mon père m’a très régulièrement emmené au travail, ou parfois une amie proche, j’étais toujours gêné de leur demander de l’aide pour ça. Quand j’étais « du matin » (8h-16h, qui finissait souvent plus à 17-18h), je pouvais prendre le bus.

            On avait droit normalement à une bouteille plastique d’eau par salarié par jour. Je me souviens de jours où elles n’étaient pas livrées. Une fois, un cuistot qui avait ouvert et bu une bouteille en verre s’était fait engueuler par le patron parce que « c’est destiné aux clients. ». On n’avait pas toujours nos pauses, parfois même, pas du tout. Ils bidouillaient les contrats de travail pour que ça soit légal, on me l’a expliqué très vite : si tu prends pas ta pause, on te fait commencer plus tôt, si tu fais trop d’heures sup’, on te les décale à un autre jour, etc. Après, je me sentais déjà bêtement privilégié d’être payé toutes mes heures en restauration. Bon, dans les faits, ça faisait pas mal de journées de travail qui duraient littéralement 11h non-stop. Le premier été, je ne fumais pas, donc je n’avais même pas de « pause-clope », ma pause, c’était sortir les poubelles. Je me souviens d’une fois, un collègue non-fumeur me fait : « Viens, on va fumer ! ». Je ne comprends pas, il répète avec insistance : « Viens ! On va fumer ». On est sortis tous les deux 5 minutes près des poubelles. C’était notre pause à nous. C’est arrivé une fois dans l’été.

            Dans cette unité, il y avait une ambiance variable, mais toujours très tendue. Isolément, chaque collègue était à peu près sympathique, mais il y avait de multiples tensions entre la salle et la cuisine, la plonge et la cuisine, les magasiniers et la cuisine, les patrons et la cuisine… Et aussi en interne au sein de l’équipe de cuisine : entre ceux « du matin » et ceux « du soir », entre les formés en cuisine et les non-formés, entre les saisonniers et les permanents, entre les différents postes (le chaud et le froid), etc. Beaucoup de racisme, beaucoup de sexisme, beaucoup d’islamophobie aussi.

            Je me rappelle d’un collègue en particulier, P., qui ne s’arrêtait jamais de parler, et qui ne disait quasiment que des choses ultra sexistes ou racistes. Je n’arrivais pas du tout à le supporter. Plusieurs fois j’ai essayé de lui dire de fermer sa gueule et qu’il disait des choses racistes ou sexistes, mais il le prenait pour une blague et riait de mes remarques. Je me souviens d’un collègue anglais, K., avec qui on échangeait en anglais, lui comprenait mais ne parlait pas français. Un jour il m’a vu être en colère et me demanda pourquoi, je finis par lui dire que je ne pouvais plus supporter P. Il me répondit qu’il fallait « fermer ses oreilles » dès qu’il était là et que c’est ce qu’il faisait pour continuer.

            Quand j’ai commencé à bosser dans l’unité 1, c’était en tout début de la prise de testostérone et je n’avais clairement pas de passing[1]. En arrivant, j’ai choisi d’aller dans le vestiaire des femmes, aussi pour éviter le vestiaire des hommes qui ne donnait pas trop envie niveau ambiance. Un des premiers jours de travail, au moment de la pause pour aller manger et tandis qu’on retournait changer nos chaussures, un collègue, O., me lança : « ça t’arrange bien toi de te changer dans le vestiaire des meufs ! » (Sous-entendu : tu peux mater). Je lui répondis du tac-au-tac : « En fait je suis bi, donc bon, peu importe ! » (Je ne sais pas trop ce qui m’a pris, mais en tous cas ça a laissé un vieux blanc un peu gênant, qui intérieurement m’a plutôt fait rire). Plus tard, il a fini par s’excuser de sa blague, m’expliquant qu’il voulait bien faire.

            Cet espace, cette cuisine, c’est un des premiers lieux où on m’a appelé par mon prénom. Ça a été quelque chose d’important pour moi, même si la plupart des collègues me genraient quand même plutôt au féminin. Petit à petit, des choses ont changé. Un jour où les patrons passaient en cuisine et serraient la main de tout le monde, ils m’ont dit « Bonjour Madame », D., le second en place ce jour-là, un type assez bourru, les a repris sèchement : « C’est Monsieur ». D., c’était un type qui n’arrêtait pas de se reprendre lui-même quand il me genrait au féminin, et qui, un jour, m’avait demandé si pour moi c’était « comme Eliot Page » – il avait découvert les trans masculins par la série The Umbrella Academy.

            En fait, je pense que j’ai été la première personne trans rencontrée pour une bonne partie de l’équipe. Je me rappelle d’une fois, en plein rush du service, alors que j’étais à mon poste avec un collègue, un autre collègue, Z., nous lança ironiquement : « Allez les filles ! ». J’ai répondu : « Non. C’est de la merde sexiste ce que tu dis. ». Il a bogué car on s’entendait bien et m’a demandé pourquoi. Je lui ai expliqué que : premièrement, je n’étais pas une fille, et surtout que « fille » n’était pas une insulte. Il a fini par changer du tout au tout sa manière de m’interpeller.

            Une autre fois en fin de service, un des derniers soirs où j’ai bossé là-bas, un collègue serveur, tout jeune, me fit une remarque sur ma coupe de cheveux (je m’étais rasé la tête), me disant que c’était chouette car ça faisait plus « homme ». Je lui répondis que je m’en fichais. Il était un peu bourré, et me dit : « Tu devrais aller à Tahiti ! Moi j’ai vécu à Tahiti, y a pleins de transsexuels là-bas, y a même Miss Trans ! Tu devrais y aller, même pour des vacances, tu vois, tu te sentirais bien là-bas ». C’était tellement absurde que je n’ai pas su comment réagir.

            Quand je suis arrivé dans l’unité 2, j’ai d’abord continué comme d’habitude à aller dans le vestiaire « des femmes ». Un jour, une collègue me dit : « Tu sais qu’il y a le vestiaire des hommes à côté ? ». Le soir, en se changeant, je lui ai dit que j’étais trans et que je ne savais jamais trop où aller. Elle m’a répondu, toute désolée : « Oui, j’ai vu que les autres t’appelaient « elle » au travail… J’avais pas compris. ». Visiblement, elle m’avait « pris » pour une femme trans. J’étais tellement paumé que je me suis dit que j’allais tester le vestiaire des hommes. En plus, j’avais quelques collègues musulmanes et je me suis posé pleins de questions sur le fait qu’étant trans (bien que non-binaire), peut-être que ça pourrait les gêner qu’on partage le même vestiaire. J’ai fini par aller dans le vestiaire des hommes ce qui fut une découverte peu charmante. Entre les commentaires grossophobes, le vieux collègue gay qui mate les jeunes ostensiblement (j’aurais cru que ça aurait été un allié, hélas non), les discussions de jeunes hétéros dégradant leurs partenaires sexuelles, la non-mixité masculine n’a pas grand-chose de bon à garder. Moi je me changeais dans mon coin, en essayant de cacher mes seins comme un con et en me disant que « ça passerait ». Heureusement, il y avait quand même aussi des collègues supers, avec qui il n’y avait aucun souci, aucune gêne ou exotisation. Ils n’étaient pas nombreux, mais ils existaient. Je n’ai pas envie de blâmer les autres, je me dis qu’il y a un travail de fond qui n’est pas accessible à tout le monde, que c’est aux RH de faire le taf, en présentant les gens comme il faut, ce qui n’est pas toujours le cas.

            Au cours de l’année 2023, j’ai eu des périodes vraiment compliquées. Entre les cours, les aller-retours en train jusqu’à la ville où vivaient mes parents pour aller bosser au parc où je m’endormais plus ou moins… J’étais éclaté. J’étais en colère tout le temps. Vexé aussi. Vexé quand au travail on me demandait : « comment c’était les vacances ? » (alors que j’étais en cours, en région parisienne). Et vexé à la fac quand on me demandait : « pourquoi tu n’as pas fait tel devoir ? » (alors que je bossais dans une autre ville). J’ai fini par être suivi par un docteur, un psy, qui me prescrivit des anxiolytiques et des somnifères. Je fumais des clopes à longueur de journée – ça ne m’a pas quitté depuis. Un jour où ça n’allait pas du tout, le docteur me proposa un arrêt de travail, pour surmenage. J’étais complètement paniqué, pour moi ça n’était pas possible d’arrêter de travailler parce que j’avais besoin de thunes. Le doc était démuni et m’a quand même fait un arrêt que je n’ai finalement jamais envoyé.

            Il y aurait encore énormément de choses à écrire sur le rapport au travail en cuisine et le lien avec le virilisme ou les galères dans lesquelles ce secteur met les gens : cadences intenables, prise de coke, alcool… sans parler de ce que ça implique de bosser avec des collègues constamment sous tension.

            L’été 2024, après la fin de mon stage de M2, j’avais prévu d’aller bosser en cuisine au festival d’Avignon avec ma sœur. L’expérience s’est tellement mal passée qu’on a abandonné notre poste très rapidement. Ayant toujours besoin d’argent pour débuter l’année (déménagement, frais d’inscription en doctorat, premier mois de travail, etc.), j’ai retoqué à la porte du service vacataire du parc d’attraction pour y retravailler jusqu’à la fin de l’été. D’abord envoyé quelques jours dans l’unité 3, j’ai fini le reste de l’été dans l’unité 4.

            À l’unité 3, quand j’ai annoncé que j’allais faire des vacations à l’unité 4, on m’a dit : « ah bah ça va, c’est les vacances… ». A l’inverse, quand je suis arrivé dans l’unité 4 et que j’ai expliqué que j’avais bossé plutôt dans l’unité 3 jusque-là on m’a dit : « ah oui, et ça allait ? ». Dans l’unité 4, je découvris un tout autre rapport à la cuisine et au travail. Le premier jour, j’arrivai, comme à mon habitude, bien en avance. Après m’être changé, il restait encore un quart d’heure avant l’heure d’embauche. Habitué à l’unité 3, où il y avait toujours quelqu’un présent pour les petits-déjeuners et où les personnes titulaires (CDI) venaient en avance, je me dirigeai vers la cuisine. La porte était tout bonnement fermée. Je m’assis à la petite table de pause et j’attendis, semi-inquiet de la situation : et si je m’étais trompé ? Et si j’étais tout seul à gérer la prépa du service ?

            Quelqu’un finit par arriver. Je me présentai à lui et indiquai que c’était mon premier jour dans l’unité et que j’embauchai à 8 heures. Il regarda sa montre : 7h50. « C’est pas l’heure encore ! ». Il sourit. Je souris. J’appris que c’était un second. Il alla se changer puis revint d’un pas plutôt nonchalant. D’autres cuistots arrivèrent. Certains en tenue, d’autres non. Une quinquagénaire, A., lança : « Bon, alors ! Qui veut un café, là ? ». Je regardai l’heure :  8h. C’était l’heure d’embauche. Je ris intérieurement et me dis que c’était sûrement une blague. Non. Les cuistots passèrent leurs commandes : café au lait pour machin, le café court pour truc… A. me dit qu’elle allait me montrer où on faisait le café. Je l’accompagnai. Elle était grognon mais pas méchante pour autant. Une personne pleine d’ironie. On retourna dehors et on but un café. C’était sympathique et pour la première fois, je découvris de vrais moments de liens entre travailleur.euses. Ça discutait de plein de choses, mais aussi évidemment du service. Une partie des gens laissait leur tabac dehors. Les gens qui ne fumaient pas prenaient aussi un café.

            Je me rendis compte combien mon travail dans l’unité 1 m’avait marqué dans ma manière de travailler. J’étais sans cesse stressé, avec l’impression constante de ne pas en faire assez, de ne pas apprendre assez vite. Ici, ils étaient plusieurs à trouver du temps pour former les nouveaux. C’était assez confortable car on ne reposait pas uniquement sur une seule personne. Rapidement, on m’apprit les différents postes. A l’unité 4, tout était noté explicitement. Il y avait un livre de recettes avec des fiches plastique sur les différentes chambres froides, les indications de ce qu’il y avait dedans, des mots et des pictogrammes. Moi qui avais pas mal besoin d’explicitations, j’étais content et me sentais plus à l’aise que dans l’unité 1 où c’était le bazar (ou plutôt : ceux qui rangeaient savaient, les autres ignoraient).

            Une autre différence majeure avec l’unité 1 : il n’y avait sensiblement moins (voire pas) de tensions entre la salle, la cuisine et la plonge (ce qui est assez rare en restauration). On se disait tous.tes bonjour systématiquement. C’était bête, probablement anodin, mais ça jouait quand même. C’était peut-être dû à ces deux trois choses-là :

  • D’abord, en tant que cuistots, on se chargeait aussi d’une partie du service (les plats chauds étaient servis en mode « self »), donc nous aussi on était en contact avec les clients et on partageait certaines galères avec le service.
  • De la même manière, les personnes « en salle » étaient aussi responsables d’une partie du dressage des assiettes pour certains plats, ce qui leur faisait passer du temps de travail en commun avec la cuisine.
  • Un des seconds était le mari d’une des responsables de salle : ça paraît trivial, néanmoins, ça se sentait qu’ils partageaient entre eux leurs galères et les comprennent, et je pense que ça rejaillissait dans les manières de transmettre des ordres ou des codes de comportements entre salle et cuisine.
  • On était (un peu moins) en sous-effectif en cuisine, ce qui nous permettait de prendre une pause au-delà des pauses cigarettes, laissant plus de temps potentiel pour papoter avec la salle.
  • Concernant la plonge : un des CDI (un jeune qui venait de passer son CAP) avait d’abord longtemps été plongeur dans cette unité, puis il avait commencé à filer des coups de main en cuisine. Le chef et lui s’entendaient si bien qu’il l’avait pris en alternance pour son CAP et il était maintenant cuistot. Deuxième chose, le chef prenait régulièrement la place de plongeur, quand il manquait des gens en plonge, ce qui arrivait assez régulièrement.

Sur le rapport au travail, les choses étaient bien plus saines :

  • On me demandait systématiquement si je voulais faire des heures supplémentaires sans qu’elles ne fussent jamais imposées.
  • On me rappelait systématiquement que je devais prendre des pauses.

Une phrase répétée par le second m’est restée en tête depuis : « Te fatigues pas, on sera pas payé plus si on va plus vite ! ». En l’occurrence, il avait raison.

Micro-sabotages pour cuistots contre patrons

            Quand le patron venait bosser en cuisine, A. prenait un malin plaisir à lui faire faire les salades, c’est-à-dire prendre des sachets de salade iceberg, les ouvrir, prendre une salade, retirer le trognon, et l’effeuiller. C’était une tâche répétitive, pas compliquée mais rébarbative et peu gratifiante. Je ne pouvais pas ignorer le petit sourire en coin de A. quand elle apportait une énorme pile de cartons de salades iceberg à côté du patron. Il était là, posté avec ses pompes cirées sous les sur-chaussures en plastique bleus qui ne servaient à rien, sa chemise boutonnée jusqu’en haut, son tablier de plastique, ses gants trop grands et un balai dans le cul. C’était assez satisfaisant de le voir faire ça, et plus encore peut-être, de savoir que A. faisait exprès de lui choisir systématiquement des tâches ingrates et abrutissantes. Elle me glissa un jour, suite à un discours moralisateur du patron pour un problème de produits en fin de date, « Tu sais moi tout ce qu’il dit : ça rentre par une oreille et ça sort par l’autre ! ».

            Lors d’un des premiers passages des patrons en cuisine, je me souviens que le second et le jeune en CDI avaient lancé : « on va leur faire la piscine ». Sur le coup, je n’avais pas compris. J’ai découvert qu’ils mettaient sciemment un peu d’eau par terre en cuisine, à un endroit où le sol est un peu déformé, ce qui donnait une flaque assez peu visible, mais potentiellement bien glissante sans chaussures de sécu. C’était leur petite habitude. Tout en cuisant leurs moules, leurs haricots, leurs sauces, en retirant les bouts d’os de poulet, ils regardaient du coin de l’œil les patrons, qui tendaient les bras en équilibristes, et qui essayaient de traverser le poste chaud sans encombre.

            Je me rappelle aussi d’un patron qui avait nonchalamment goûté un des desserts et donné une indication du type : « il faut faire comme si ou comme ça ». Le chef avait opiné. Plus tard, quand en préparant les desserts, je commençai à faire comme le patron l’avait dit. Le chef vint par-dessus mon épaule et me dit : « Qu’est-ce que tu fais, là ? – Euh… Je fais comme le patron a dit. – On s’en fout du patron, il y connaît rien en cuisine, continue comme tu faisais avant, c’était très bien. ». Le chef disait souvent à propos des patrons et des actionnaires : « Sans nous, ils sont rien. », avec dans la voix un espèce de mépris envers eux et une certaine fierté du travail bien fait.

Cauchemars et rêves en cuisine

            Pendant et entre toutes ces périodes de travail, la nuit, je rêvais des journées de travail. Hors du sommeil, à des moments divers, j’entendais encore le bip des machines à tickets, le bruit des casseroles, les gestes ancrés dans le corps, j’optimisais les déplacements dans ma propre cuisine ou les actions les unes par rapport aux autres… Et ce, juste pour faire des coquillettes à la sauce tomate.

            Je suis content de me dire qu’on peut faire manger à pleins de gens, c’est une activité qui me paraît super. Je crois que j’aimerais continuer à faire ça. Je ne suis pas doué en cuisine, je n’ai pas de goût particulièrement prononcé, ni une grande créativité culinaire ou gastronomique. Simplement, je crois que j’aurais envie de faire ça plus tard, retourner couper en masse des légumes, cuire, faire des sauces, servir des repas à des centaines de personnes. Je ne sais quelle forme ça pourrait prendre dans le monde actuel.

            Je me dis que ça pourrait être autrement. Je pense aux soupes populaires, aux stands « Food not bombs[2] », à la BD La Cantine de Minuit, aux maraudes dans les rues, au « Free Breakfast for Children » du Black Panther Party, à l’internationale boulangère mobile et ses gâteaux à la semoule et au miel à Sainte-Soline, aux stands de supporters de foot ou de fin de manifs… D’une toute autre manière, je pense aussi aux restaurants universitaires, aux cantines scolaires, aux restaurants du personnels de différentes boîtes, à la restauration dans les hôpitaux, les prisons… Je me dis que c’est vraiment trop con que ça soit devenu des boîtes à broyer les gens aussi, des usines à nourrir, plus que des lieux où faire véritablement à manger pour des individus. Je me dis que c’est trop con parce que ça serait des lieux de production à collectiviser : il y a déjà des plans de travail, des fours, des couteaux, des machines de plonge, des raclettes pour le sol, des outils divers. Tout est là, déjà, on pourrait tellement cuisiner et manger autrement.

            Souvent je rêve de cantines. Des cantines partout, tout le temps, dans tous les sens, pour tout le monde. Je rêve de pique-niques géants. Je rêve d’apéros sur des tables sans fin. Je rêve de petits-déjeuners sur les places. Je rêve de plonges. De plonges collectivisées, comme des lavomatiques à vaisselle, où on lirait un livre ou on papoterait en attendant (ou en faisant) la vaisselle.

Un service pas vraiment comme les autres

            Il y a eu, pendant l’été 2024, à l’unité 4, un service assez particulier dont j’ai envie de témoigner, pour ce qu’il montre aussi en matière de possibles émancipateurs.

            C’était une journée où on a appris qu’il manquerait une personne en plonge pour le service du soir. L’équipe en cuisine était composée de 6 personnes : le chef, un CDI (un jeune qui avait tout juste passé son CAP l’année précédente), 4 CDD (étudiants et jeunes divers, non formés à la cuisine). Le chef nous expliqua qu’il allait remplacer le poste manquant en plonge et qu’il nous faisait confiance pour se débrouiller pour le service du soir.

            On s’est retrouvé là, tous les 5, au milieu de la cuisine. Je me souviens de l’étrange impression que ça donnait. Je pense qu’il y avait une part de crainte de chacun de faire un service comme ça. Finalement, on décida entre nous les postes qu’on préférait avoir, ce qu’on préférait faire. Pendant le service, on s’entraida, on échangea de postes aussi à des moments pour ne pas s’ennuyer (ou faire des gestes trop répétitifs). A un moment pendant le service, le chef passa nous voir, jeta un regard et nous a dit : « Bon, ben je retourne à la plonge », sous-entendu : « vous vous débrouillez très bien sans moi ».

            En fin de service, quand il y avait moins de monde et qu’on commençait à faire le ménage, on se dit : « Tiens, c’est le moment pour prendre des pauses, non ? ». Habituellement, c’était les seconds ou le chef qui nous disaient : « Machin, tu pars en pause ! », ou « Machin tu prends 5 minutes ! ». Là, on décida ça entre nous en organisant des binômes de pause. Le service se finit tranquillement, tous les 5 au ménage tandis que de l’autre côté, le chef lavait avec l’autre plongeur. Puis, il vint voir la cuisine. Tout était en ordre et nickel. On avait fait un gros service, de mémoire autour de 550 couverts. On s’en était sortis sans hiérarchie interne à la cuisine. Ça m’avait fait ressentir quelque chose de chouette, d’assez empouvoirant je dois dire.

            Bon, bien sûr, on avait enrichi les actionnaires aussi pendant ce service, mais en termes d’organisation du travail en cuisine, il n’y avait pas eu de hiérarchie et ça n’avait pas posé de problème. Certes, on avait déjà bossé ensemble, on connaissait tous les différents postes, et ça nous a aidé. Mais quand même, on a fait exactement le même travail… mais sans chef. Comme quoi, c’est possible !


[1]Capacité d’une personne à être considérée comme membre d’un groupe social

[2]Nom utilisé par différents collectifs autonomes informels de distribution de repas dans l’espace public


Précédent Suivant