# Une vie d’ingénieure dans le bâtiment
En 2014, je réalise mon stage de fin d’année dans un bureau d’études Fluide qui me propose un poste en CDI directement après l’obtention de mon diplôme d’Ingénieure, que j’accepte avec d’autant plus de plaisir que tout s’était très bien passé et qu’il y avait une bonne ambiance dans l’entreprise.
Je suis intégrée dans une nouvelle équipe qui est toute aussi sympa mais sur des spécifications techniques que je ne connais pas. Mon travail consiste donc à réaliser différentes tâches sur plusieurs projets afin d’apprendre un maximum de choses. Tout le monde est disponible pour me former et pour m’apporter son expérience, j’apprends vite et passe rapidement sur un poste de Chargée d’Etudes sur un projet défini.
Je suis alors responsable des notes de calculs, schéma de principe et plans d’exécutions réalisés soit par l’équipe, soit par moi-même et suis surtout le point d’entrée « études » pour l’agence qui nous mandate, qui elle gère la partie exécution. Le planning est serré, « c’est toujours le cas dans le bâtiment » et il n’est pas question de prendre trop de marges d’erreur dans les calculs car le but est avant tout d’« optimiser ». Les plans ne sont pas encore terminés qu’il faut déjà donner les réservations au Gros Œuvre pour qu’il puisse les intégrer sur leurs plans et les prendre en compte dans la réalisation qui n’est que rarement réalisée plus d’une semaine après. Je me demande comment est-ce possible ? Il y aura forcément des modifications, et aux frais de qui ? Tout cela doit bien évidement être tracé pour pouvoir s’en justifier au moment voulu. Il faut donc être sûre de soi et capable de tout justifier.
Un an après, on me propose un poste d’Assistante Chargée d’Affaire en agence, dans le service de Plomberie. J’accepte volontiers. Ça me faisait plaisir d’avoir plus de contact avec le chantier, c’était plus concret et je prenais plus de responsabilité. J’ai vite compris que c’était quelque chose qu’il fallait faire dans le milieu du travail : « grimper ».
J’accompagne donc des Chargés d’Affaire pendant 1 an, sur plusieurs chantiers, afin de comprendre le poste que je devrai incarner. On me donne ensuite mon premier chantier, toujours en tant qu’Assistante, mais cette fois-ci d’un Chargé d’Affaire CVC (chauffage, ventilation, climatisation), qui n’y connait pas grand-chose à la plomberie. Je dois donc avancer par mimétisme et essayer de programmer, ordonnancer, contracter de la meilleure des façons mais sans jamais vraiment savoir si j’avais bien tout prévu : comment prévoir une tache dont on ne connait pas l’existence ? Tout cela contraint par un planning serré. Alors, me voilà partie pour un chantier de réhabilitation d’un immeuble de bureaux classé monument historique en hôtel de luxe. Le délai est d’une année. Mais, dès la phase études, on se rend compte qu’il y a beaucoup de manquements : techniques, architecturaux et financiers. Commence alors dès même le démarrage du projet, la mise en place d’un dossier de gestion de contentieux où l’on y consigne tous les documents qui nous semblent importants. Ça nous servira de défense.
Ce climat est anxiogène, on n’a pas le droit à l’erreur, pas le droit au retard. Donc pour ne pas se tromper, je me plonge dans le travail et préfère relire tout 2 fois avant de diffuser un document, passer une commande, envoyer un devis ou valider une facture. Pour ne pas être en retard, je tente de tout anticiper et ne compte pas mes heures. De toute façon, ça ne sert à rien de compter ses heures car je suis passée au forfait-jour, vendu comme un avantage : « pas besoin de poser de RTT si tu as un rendez-vous perso ». C’est en fait la plus grosse arnaque du siècle car je ne compte plus mes heures et n’ai donc plus de RTT. Est-ce que l’on va vraiment à des rendez-vous persos sur son temps de travail ? Bien sûr que non ! Eh puis je dois assister aux réunions de chantier toutes les semaines sur site, à Paris alors que je tu vis à Nantes… Me voilà partie pour prendre le train à 5h du matin tous les mercredis, sans ne jamais le remettre en question.
L’avantage de ce métier c’est qu’aucune journée ne se ressemble et que le temps passe toujours trop vite, beaucoup trop vite. Comme sur tous les chantiers, on finit par être en retard pour tout un tas de raisons, nous incombant ou non. Le client commence donc à parler de préjudice, de manque à gagner dû à l’ouverture tardive de son établissement. Je cours après le temps avec cette envie de bien faire mais ce qui me traverse l’esprit quand je suis en voiture ne présage rien de bon, j’ai parfois envie que quelqu’un me rentre dedans et que j’aille à l’hôpital, que quelqu’un me libère de toutes ces responsabilités. Je n’en parle à personne, parce que de toute façon ce n’est que mon problème et personne ne pourra faire mon travail à ma place, même pendant mes jours de congés. Le chantier prend tellement de retard que l’hôtel n’ouvre que l’année suivante. Malgré le délai dépassé, ma hiérarchie est très satisfaite du résultat et je me dis que finalement c’était une belle opération. Je suis fière du résultat et presque fière de moi, c’est rare. La maitrise d’œuvre en charge de ce chantier se voit attribuer un nouveau projet d’hôtellerie de luxe à Paris, notre entreprise répond à l’appel d’offre et le retour est presque positif, le chantier est à nous à condition que ce soit moi la Chargée d’Affaire. Je n’ai donc pas d’autre choix que d’accepter. Avais-je besoin d’une pression supplémentaire pour mon prochain projet ? Non.
Ce chantier est d’un tout autre niveau, les attentes du client sont particulièrement hautes, la réhabilitation plus compliquée que prévu et pour couronner le tout, il nous est demandé de prendre en charge des prestations qui sortent de notre domaine d’application habituel et pour lesquelles il faut se former rapidement. Mon envie de bien faire est toujours intacte et je prends ces sujets à bras le corps mais j’ai peur, c’est l’inconnu, plus encore que mon premier chantier et la pression est encore plus importante, même en interne. Je me mets à ne plus dormir, à penser à tout ce qu’on aurait pu oublier ou mal faire. Un matin je me lève avec la boule au ventre et une fois arrivée au bureau ça passe, une fois chez moi ça revient et le lendemain pareil, finalement je ne suis bien qu’au bureau, dans l’action.
Je passe donc beaucoup de temps au boulot car c’est à cet endroit que je me sens le mieux, jusqu’au jour où je me mets à vomir chaque matin, même le weekend. Je prends rendez-vous chez le médecin qui veut me mettre en arrêt mais psychologiquement je ne peux pas l’accepter. Elle me donne à la place des anxiolytiques qui me permettent de dormir la nuit et qui me font voir les choses d’un autre œil : « Plus rien n’est grave ». Ça me soulage pendant deux semaines, puis tout revient mais je n’ai pas envie de retourner voir mon médecin car je sais ce qu’elle va me dire. Mes amis le voient, me disent de quitter mon job mais je n’y arrive pas, j’ai l’impression de ne pas avoir le choix. Le travail a pris tellement de place dans ma vie que ça m’est essentiel et je me sens indispensable dans la réalisation de ce chantier. Aussi, comment vais-je rembourser mon prêt ? Qu’est-ce que je vais faire ensuite ? Je continue comme ça et quelques mois plus tard, un samedi matin, je ne m’arrête plus de pleurer. J’appelle ma meilleure amie qui me dit que lundi je donne ma démission et que c’est elle qui paiera mes mensualités de prêt jusqu’à ce que je trouve un autre job. Ce qu’elle me dit me soulage énormément et j’accepte.
Je pose donc ma démission le lundi, mon chef direct, avec qui je m’entends très bien et qui a toujours été aidant étant en congés, je vais voir la RH qui entend tout ce que je dis et semble désolée. Elle ne réagit à aucune de mes doléances, excepté quand je lui dis que si je calcule mon taux horaire je suis en dessous du SMIC, ce à quoi elle me répond que ce n’est pas comme ça qu’il faut faire quand on est au forfait-jour… et me prévoit un rendez-vous avec mon N+2 pour l’après- midi même. Ce dernier me dit qu’il ne souhaite pas me voir partir, que je suis faite pour ce métier. Je lui réponds que je ne me pense pas assez carriériste pour accepter de travailler de cette manière. Il me demande les conditions qui me feraient rester, je réponds qu’il faudrait que mon poste soit doublé sur le chantier sur lequel je travaille actuellement, que je souhaiterais également un Chargé d’Etudes avec qui j’ai déjà travaillé et en plus, une augmentation de salaire. Pourquoi ? Je ne sais pas, peut-être pour dépasser le taux horaire du SMIC.
Dès le surlendemain toutes mes demandes sont mises en place et ça va beaucoup mieux, je sors la tête de l’eau. Dommage, ça n’aura duré que deux mois… Le Chargé d’Affaire qui travaillait avec moi se voit attribuer une nouvelle mission et le Chargé d’Etudes également. Je me retrouve donc de nouveau toute seule et au bout d’un mois, je rechute et reviens au même point. J’essaye tout de même de continuer en tentant de prendre de la distance, d’arrêter plus tôt le soir, mais ça ne fait qu’augmenter mon stress. Un jour la RH m’appelle, non pas pour prendre de mes nouvelles mais pour me demander si je souhaite participer à une vidéo promotionnelle de notre métier sur « Welcome to the jungle ». Elle me dit que ça serait chouette d’avoir le témoignage d’une femme, ce qui est rare dans ce milieu. A la réception du script je lis « Qu’est-ce qui vous anime chaque jour et pourquoi restez-vous chez X ? ». A ce moment-là, je bogue un peu et me dis qu’en fait je suis incapable de répondre à cette question. Je rappelle la RH pour savoir si je peux monter dans son bureau. Elle me répond : « oui bien sûr ». Elle est surprise de voir que je ne viens pas pour parler du script mais pour lui donner ma lettre de démission, pour de vrai cette fois-ci. Mon N+2 me convoque et essaye de nouveau de me garder en me proposant des alternatives mais à ce moment-là, une phrase que j’ai toujours en tête aujourd’hui est sortie toute seule de ma bouche : « Non Pierre, je veux que tu signes ma lettre, j’ai besoin de dormir ». C’était la première fois que je le tutoyais et aussi la première fois que je sentais de la compassion dans son regard. Il a signé ma lettre et le soir même je me suis endormie en rentrant du travail, jusqu’au lendemain matin. Sauvée.
En réfléchissant à tout ça, je me dis qu’il n’y a pas que cette entreprise qui m’a fait croire que j’étais irremplaçable, moi aussi je m’en suis convaincue. Car c’était la première fois que je me sentais valorisée, qui plus est par des hommes. J’avais la reconnaissance de ceux qui m’avaient rabaissée pendant 15 ans. Je n’avais pas besoin de performer dans mon genre, j’avais même l’impression que ça m’aurait desservie. Alors j’en ai profité pour mettre sous le tapis toutes ces années ou j’ai cherché à comprendre ce qu’il fallait montrer de moi ou non, toutes ces années ou j’ai dû répondre à la question : « T’es une fille ou un garçon ? ». Cette fois ci j’avais l’impression que ce n’était pas la principale préoccupation, et j’ai cru à tort que c’était parce que j’étais à la bonne place. Mais finalement, ce sont justement ces années-là qui m’ont fait accepter de travailler dans des conditions qui dépassaient ce que j’étais capable de supporter, parce que c’est ce que j’ai appris à faire depuis mes 7 ans : ne surtout rien dire quand c’est dur, continuer la tête haute et être encore plus forte. Prendre sur moi, ne pas parler, ça je sais faire et c’est ce que j’ai magnifiquement bien fait au travail avant que mon corps ne parle pour moi. Je me dis maintenant que j’aurais bien aimé que mon corps parle plus tôt, pas au travail, mais chez mes parents, quand je faisais semblant que tout allait bien. J’aurais peut-être appris à parler à ce moment-là. J’aurai peut-être été en mesure, à l’âge de 14 ans, de dire qu’il y avait des choses plus graves encore qui m’arrivaient : un cousin abusant de mon corps pendant une nuit où l’on dormait dans la même chambre. La culture du silence, c’est ce qui m’a menée au burn-out.
Nous appelons toutes celles et tous ceux qui souhaiteraient témoigner de leur expérience au travail à nous écrire à cette adresse : contact@positions-revue.fr.