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# Une vie de stagiaire non payé
J’ai 23 ans et je viens de finir mes études d’ingénieur. J’ai fait durant mes études un stage de 6 mois... non payé.
Par Collectif Publié in #CHRONIQUES DE L'EXPLOITATION le 13 octobre 2025 16 min de lecture
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# Une vie de stagiaire non payé

J’ai 23 ans et je viens de finir mes études d’ingénieur. J’ai fait durant mes études un stage de 6 mois … non payé.

Une des conditions obligatoires pour obtenir le diplôme d’ingénieur est d’avoir fait une mobilité internationale pendant ses études, typiquement un stage, un semestre académique ou un double diplôme à l’étranger. Une subtilité de mon école est le fait qu’on ne puisse pas faire cette mobilité en stage de fin d’études. Sauf que les doubles diplômes sont difficiles à obtenir et que tout le monde ne trouve pas de semestre à l’étranger intéressant à faire. Ainsi, la plupart des étudiants font une césure entre la 2A (deuxième année du cursus ingénieur, correspond au bac+4) et la 3A (troisième et dernière année) qui comprend un stage en France puis un stage à l’étranger. Si pour la plupart des gens « césure » veut dire s’amuser, partir à l’autre bout du monde, mener un projet personnel, pour nous c’est plus ou moins un passage obligé. Environ deux tiers des étudiants y ont recours, ce qui est anormalement haut, et ce malgré la CTI (commission des titres d’ingénieurs, l’organisme habilitant les écoles à délivrer le diplôme d’ingénieur) qui dit explicitement qu’une césure ne peut pas être forcée. Trouver un stage de césure n’est pas aussi facile que pour les stages de fin d’études plus classiques. Déjà, parce que c’est une pratique plus rare qui n’est répandue presque qu’au sein de notre école, donc peu d’entreprises ont des processus en place pour en proposer. Mais aussi parce qu’à ce moment-là on n’est pas diplômés, on n’a pas d’expérience, et on a suivi très peu d’enseignements spécialisés, et donc les entreprises sont moins intéressées. C’est d’autant plus le cas pour les entreprises étrangères qui sont peu familières du système français des écoles d’ingénieur et encore moins des césures.

C’est là qu’intervient le programme de l’école auquel j’ai participé, en partenariat avec une ESN (entreprise de services du numérique) d’une cinquantaine de salariés, fondée et dirigée par un certain S. Il propose aux étudiants intéressés par l’informatique une césure en un an, comprenant un semestre en son sein où l’on réalise trois projets puis un stage à l’étranger. Il y a une promo par semestre, on peut commencer en septembre entre la deuxième année et la troisième année, ou en février entre les deux semestres de la deuxième année. Le programme vend des petits projets, présentés comme du prototypage, à des entreprises clients. Chaque projet est réalisé par un groupe de quatre étudiants, encadrés par deux « coachs » : un employé technique et un employé commercial de l’ESN qui en plus de leur travail habituel épaulent les étudiants et leur font profiter de leur expérience et de leurs compétences. L’objectif annoncé est de nous faire monter en compétence et de nous former avec des projets variés. Au programme : web front-end, back-end, databases, scripting, internet des objets, développement mobile, data science, intelligence artificielle, machine learning, bot/NLP, reverse engineering, sécurité. Enfin, le programme nous aide à trouver un stage à l’aide de contacts qu’il a avec des entreprises à l’étranger.

Étant donné que seuls les étudiants travaillent sur les projets et que les coachs sont pris parmi les développeurs et commerciaux de l’ESN, ça permet au programme de réduire ses coûts au minimum : à ma connaissance il n’a que deux salariés, le directeur et la manager. C’est cette dernière qui s’occupait de la répartition des projets, de la création des équipes et de l’attribution des coachs, du recrutement des étudiants, etc. Néanmoins, on avait de temps en temps affaire au directeur du programme, un certain P., entretenant d’excellentes relations avec S. C’est aussi le directeur d’un département administratif de l’école, et donc quelqu’un qui a une certaine influence. Pour vous situer le personnage, il y a quelques années il a menacé l’étudiant président de l’association de réseau (qui sert de fournisseur d’accès internet dans les résidences de l’école) de s’opposer à sa diplomation car ce dernier avait refusé de mettre en place une boîte noire pour enregistrer illégalement tous les faits et gestes des étudiants utilisant le réseau.

Le programme avait initialement lieu sur le campus de l’école, ce qui était très pratique pour les étudiants. En raison de contraintes d’organisation, il a déménagé dans des locaux de l’ESN situés dans une des zones les plus chères de Paris. Comme je n’étais pas payé pendant ces 6 mois, j’ai compressé mes dépenses en prenant un logement pas trop cher selon les standards de la région parisienne (550€ par mois). Par contre, c’était un logement assez miteux, dans un vieil immeuble délabré de banlieue : fenêtre de la cuisine qui ne ferme pas, ascenseur qui reste bloqué entre deux étages, chauffage qui marche mal, moisissures dans la salle de bain, punaises de lit dans la chambre d’une de mes colocs… que du bonheur ! Et ça me faisait deux heures de transports en commun par jour. Il n’y avait ni cantine ni ticket resto, donc le midi je mangeais au restaurant universitaire du CROUS pour réduire mes dépenses alimentaires. Il n’y en avait pas à proximité immédiate comme ça donc je devais encore me taper du temps de transport entre midi et deux pour aller manger au CROUS le plus proche. Heureusement, le management était plutôt laxiste (puisqu’absent) et je faisais déborder ces affreux temps de trajets sur le temps de travail sans que personne ne râle.

Mais toutes ces difficultés devaient en valoir la peine, non ? Les projets étaient intéressants et nous ont beaucoup appris, n’est-ce pas ? Pour vous faire une idée du niveau d’intérêt d’une partie significative des projets, voici un petit palmarès des plus ridicules dont j’ai eu connaissance :

  1. C’était une mission bidon dont le client était l’école elle-même. Ils devaient développer une sorte d’interface pour que des professeurs puissent superviser l’avancée d’étudiants sur des projets de développement informatique, comprenant un chatbot, parce l’IA c’est trop cool vous voyez. L’idée de base était louable, mais le projet était mal défini et partait dans toutes les directions. Les différents profs n’étaient pas d’accord entre eux, et chaque réunion redéfinissait le projet. Mais la cerise sur le gâteau est que l’un des coachs n’était autre que P. lui-même. P. qui, par sa position, avait une ascendance sur les profs de l’école. Il forçait systématiquement les étudiants dans sa direction à lui, même si les profs insinuaient clairement que le projet ne servirait à rien. Mais ils ne pouvaient pas faire grand-chose puisque le coach du projet était littéralement le supérieur hiérarchique des clients. Là je crois qu’on a dépassé le concept même de conflit d’intérêt pour aller vers quelque chose de nouveau qui ne peut exister que dans les formes les plus dégénérées du capitalisme. Les étudiants sont allés sur le campus pour essayer de parler aux profs, le seul à qui ils ont pu parler leur a dit sans sourciller que le projet était inutile. Le seul « client » qui était présent à la soutenance finale était un prof qu’ils avaient dû voir deux ou trois fois pendant les réunions hebdomadaires, et qui était à peine au courant du projet. Même P. n’était pas là. À ma connaissance ils n’ont même pas livré le code.
  2. Le client était une entreprise assez critique dans le secteur de la défense. Ils voulaient déployer un chatbot sur leur infrastructure. Le hic, c’est qu’en raison des exigences de sécurité et de confidentialité, les étudiants n’avaient pas accès à l’infrastructure de l’entreprise, seulement à un autre site internet. Ils devaient faire fonctionner l’application dessus en priant pour que ça marche sur le vrai site. Normalement quand on développe et qu’on fait tourner un code, on obtient des messages d’erreur qui disent quel est le problème et quelle partie de code le produit. Mais là, ils envoyaient le code au client, qui répondait par mail deux jours plus tard « ça marche » ou « ça ne marche pas, et on ne peut pas vous dire pourquoi ». Le chatbot devait pouvoir analyser des données présentes sur n’importe quel site. Bien sûr, les étudiants n’avaient pas les données du site réel, et devaient donc faire de l’analyse de données sans les données du client.
  3. Les projets suivants concernaient un camarade de promo. Son premier projet consistait à utiliser l’IA pour révolutionner le processus de recrutement. En gros, ils devaient coder un script qui dit à ChatGPT d’assigner des CV à des fiches de postes. Un projet parfaitement pipeau, qui ne leur a rien appris, ni sur le plan du code au vu de la simplicité de la tâche, ni sur le plan de l’IA, car écrire un prompt ChatGPT n’est étonnamment pas une compétence suffisante pour décrocher un poste chez OpenAI. Son deuxième projet, pour une autre entreprise et avec un autre groupe, consistait à utiliser l’IA pour révolutionner le processus de recrutement. En gros, ils devaient coder un script qui dit à ChatGPT d’assigner non pas des CV à des fiches de poste, mais des fiches de poste à des CV. Mon camarade a fait comprendre à la manager qu’il quitterait le stage si son troisième projet était sur de l’ « IA ». Il a donc eu un troisième projet tout autre : des NFT d’objets de luxe pour LVMH, c’est-à-dire des objets virtuels stockés sur une blockchain grâce à laquelle tout le monde peut effectuer des transactions de manière décentralisée, à l’instar des cryptomonnaies. LVMH a sorti une blockchain privée appelée Aura en partenariat avec Prada et Mercedes, qui vise à stocker des NFT pour chacun des produits qu’ils vendent. Une blockchain privée. Une blockchain où les accès d’écriture sont exclusifs. C’est-à-dire une base de données cachée derrière un buzzword et qui consomme dix fois plus.
  4. Le pitch : « La Poste a raté le virage du numérique, elle ne veut pas rater celui du metaverse ». C’est tout. En pleine hype du metaverse après le renommage de Meta, La Poste est prise d’une grosse angoisse de passer encore à côté et charge le groupe de trouver quelque chose, n’importe quoi, qui les rendra pertinents. Après plusieurs jours à chercher désespérément une idée utile, ils se sont rabattus sur un pitch de centre commercial virtuel qui avait toutes les chances de foirer : les clients étaient sous le charme. Ils ont donc créé un jeu, une expérience virtuelle, sous Unity, un des moteurs de jeu les plus utilisés. Unity est principalement financé par un système de marketplace où les développeurs doivent acheter leurs assets (sons, modèles 3D, textures, animations …). Les étudiants avaient un budget de zéro (0) pour acheter ces assets. Le reste du groupe pissait du code pendant qu’un désigné volontaire faisait des maisons en découvrant Blender, le logiciel de modélisation et d’animation 3D le plus couramment utilisé. Il y avait deux environnements virtuels à faire, un village et une plaine de fleurs. Évidemment ils ont choisi un style « gros blocs tout moches ». Le plus drôle à faire n’était pas la galère sur Blender mais le sound design. Un des étudiants s’est pointé un jour avec sa guitare pour enregistrer deux morceaux à mettre en fond. Pour le champ de plaines, il aussi demandé à son père un solo de flute à bec (qui défonce). Dans le village, il y avait une voiture qui faisait des tours. Pour le moteur, ils l’ont fait à la bouche : en faisant MMMMMM devant le micro du téléphone, avec reprise de respiration pour les changements de vitesses. Avec la spatialisation de l’audio de Unity ça donnait un rendu aussi ridicule que drôle. Et pour les grillons dans le champ, là encore, quatre étudiants en école d’ingénieur autour de son téléphone qui faisaient KSSKSSKSSKSS (avec les grillons qui reprennent leur respiration évidemment). Plus ils avançaient sur ce projet plus c’était n’importe quoi. Et plus les clients étaient contents. À la fin, ils avaient un truc « bien nul à chier » qu’ils avaient honte de montrer. C’est donc tout naturellement que les clients sont allés le montrer à Vivatech, le salon de l’innovation au salon de la porte de Versailles. Les étudiants sont allés les voir, ils étaient là « tout fiers avec leurs gueules de costard de montrer [leur] bouse aux investisseurs ».

Comme vous le voyez, beaucoup de projets de ma promo ont été de la pure hype IA qui suivait la sortie au grand public de ChatGPT, et se résumaient à caser une interface qui transfère les messages à ChatGPT absolument partout où c’était possible. Heureusement tous les projets n’étaient pas aussi catastrophiques – j’ai sélectionné les pires exemples. On reste tout de même loin de la montée en compétence technique sur des sujets pointus qu’on nous a vendus. Précisons au passage qu’en pratique, les coachs participaient aux réunions avec les clients, et c’est à peu près tout.

Le caractère « pédagogique » de ce programme, dont je vous laisse juger de l’efficacité, le différencie d’un stage (nous n’avions même pas de convention de stage, juste un ordre de mission), et donne donc le droit à l’école de ne pas nous rémunérer. Ils nous remboursaient juste les passes Navigo. Ils ne nous donnaient pas de tickets restaurant – je suppose qu’il aurait fallu qu’on soit légalement des stagiaires pour cela. Je ne suis pas juriste mais je ne suis pas sûr que l’inspection du travail serait très contente si elle voyait ça. Le seul but du programme est évidemment de faire travailler gratuitement des étudiants sur de la camelote vendue pour une bouchée de pain aux clients.

Pour finir faisons-nous une idée des sommes d’argent en jeu. Chaque projet était vendu 25 000€ (dont 5 000€ versés à l’école). On était 28 dans la promo en équipes de 4, donc 7 projets par cycle. 3 cycles par semestre, ce qui donne 7*3*2 = 42 projets par an (en réalité on est plus dans les 46 car certains projets se font par groupes de 3 et certaines promos ont été plus grandes). En multipliant par le prix, ça fait un chiffre d’affaires de plus d’un million par an. Pas mal pour une organisation avec un seul salarié en plus du directeur, non ? Je ne sais pas exactement comment est répartie la marge, si tout part grossir les poches de S. ou si P. prend également une belle somme au passage. Et pour boucler la boucle, quand les clients veulent poursuivre les projets, c’est l’ESN qui les reprend et qui vend ses services.

En conclusion, ce « stage » était plus ou moins une colonie de vacances. Bien plus une farce qu’une tragédie, bien loin de la violence d’autres chroniques de l’exploitation que j’ai pu lire. Ce n’était pas une forme d’exploitation qui me faisait me lever avec la boule au ventre, mais une forme d’exploitation tout de même : qui utilise la crédulité, le manque d’information et d’options d’étudiants pour en extraire de la plus-value, au profit d’un ou deux types très bien placés qui savent quelles ficelles tirer.

Nous appelons toutes celles et tous ceux qui souhaiteraient témoigner de leur expérience au travail à nous écrire à cette adresse : contact@positions-revue.fr (envoyer le fichier en .doc).


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