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# Une vie de professeure des écoles
Septembre 2015. Première rentrée, j'ai 23 ans. "les professeurs stagiaires ne seront pas placés sur des écoles difficiles ou dans des classes à double niveau pour leur faciliter l'entrée dans le métier" : je suis nommée en classe de CE1-CE2 dans une "école à aider", la classe est difficile avec un enfant autiste. Je travaille jusqu'à 21h30, le week end et les vacances pour préparer ma classe. En janvier je veux déjà démissionner.
Par Collectif Publié in #CHRONIQUES DE L'EXPLOITATION, #POSITIONS le 19 septembre 2024 10 min de lecture
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Une vie de professeure des écoles

Septembre 2015. Première rentrée, j’ai 23 ans. “les professeurs stagiaires ne seront pas placés sur des écoles difficiles ou dans des classes à double niveau pour leur faciliter l’entrée dans le métier” : je suis nommée en classe de CE1-CE2 dans une “école à aider”, la classe est difficile avec un enfant autiste. Je travaille jusqu’à 21h30, le week end et les vacances pour préparer ma classe. En janvier je veux déjà démissionner. Je tiens quand même le coup, en me disant que c’est la première année qui est la plus difficile.

Septembre 2016. J’ai 24 ans, Deuxième rentrée. 10 septembre, soit 10 jours après la rentrée des classes : je n’ai pas été nommée sur un poste, je suis depuis 10 jours chez moi à appeler 2 fois par jour l’inspection pour savoir où je dois aller. L’inspection m’appelle : à partir de demain, mardi 11 septembre, je serai remplaçante dans la commune X, soit à 45 minutes de chez moi. Tous les matins je reçois des appels à 8h30 “Bonjour madame, aujourd’hui vous irez remplacer madame M. dans la ville de truc bidule en classe de CP. Bonne journée”. J’ai été enseignante de 58 classes différentes lors cette deuxième année.

Septembre 2017. J’ai 25 ans. Troisème rentrée. Je suis nommée en août en EREA (établissement régional d’enseignement adapté). J’enseigne à des élèves âgés de 16 à 23 ans en situation d’échec scolaire, un élève est plus âgé que moi. J’enseigne les matières générales à des futurs maçons. Mais aussi le code de la route et je m’occupe de l’internat jusqu’à 22h. Les crises chez ces adolescents sont récurrentes, je me retrouve à gérer des problèmes familiaux, des violences à répétition… Le soir je donne des cours de français aux élèves qui ne parlent pas cette langue.

Septembre 2018. J’ai 26 ans. Quatrième rentrée. Je suis nommée sur un poste de complément de service. Je complète les enseignantes à 80%. Le lundi j’ai des CP. Le mardi j’ai des CM1-Cm2. Le jeudi j’ai des des ce1-ce2. Le vendredi des CP-ce1. Mais je m’estime chanceuse, ces 4 classes sont sur la même école, à seulement 30 minutes de chez moi !

Septembre 2019. J’ai 27 ans. Cinquième rentrée. J’ai obtenu un mi-temps annualisé ! Je travaille donc de septembre à février et suis libre de février à août. Je suis ravie. Je fais donc classe la moitié de l’année dans une école classée rep+ (très difficile). Février arrive, je pars en voyage. Mars, confinement lié au covid. Je suis rapatriée en France après 1 mois de voyage. Je propose donc à l’inspection de reprendre du service pour remplacer mes collègues qui ne peuvent pas être présentes au vu du risque pour leur santé. L’inspection refuse : “je ne suis pas comptée dans le budget”. Je passe donc ma demi année de “libre” confinée chez moi, inutile aux élèves.

Septembre 2020. J’ai 28 ans. Sixième rentrée. Je complète des enseignants à 80%. J’ai 3 classes différentes dans 2 écoles différentes. N’ayant pas pu mener à bien mon projet l’année précédente je redemande un mi-temps annualisé. Celui-ci est refusé.

Septembre 2021. J’ai 29 ans. Septième rentrée. Je reste sur le poste de compléments. J’ai toujours 3 classes sur 2 écoles différentes. Je redemande le mi-temps annualisé. Il est encore une fois refusé.

Septembre 2022. J’ai 30 ans. Huitième rentrée. Je suis encore sur le poste de compléments. Je suis lassée, j’aimerais avoir ma classe, mes élèves, mes projets. Comme la plupart des demandes pour travailler à 80% ont été refusées cette année, je me retrouve sans classe le lundi. J’appelle donc l’inspection pour les avertir et leur demander s’ils me mettront remplaçante le lundi. Ils me répondent que non, que remplaçante n’est pas mon poste. Je suis donc en surnuméraire sur une de mes écoles. Je m’occupe des élèves en situation de handicap. En effet, depuis les réformes sur “l’inclusion”, ils sont nombreux dans les classes mais “faute de recrutement” (pour ne pas dire “faute de budget”), ces enfants n’ont plus de personne attitrée (appelé AESH) pour les aider. Je suis donc d’une grande aide le lundi : je décharge les collègues qui ont 26 autres élèves à qui enseigner et je donne une chance à ces élèves en situation de handicap d’accéder à l’enseignement.

Janvier : l’inspection m’appelle :

  • Inspection : Bonjour madame, je vous appelle car j’ai besoin de vous pour aller remplacer en CM1 CM2 à Saint Herblain. 
  • Moi : Mais vous m’aviez dit que je ne pouvais pas être remplaçante.
  • Inspection : Oui mais là c’est exceptionnel, c’est seulement pour ce lundi.

J’accepte donc, de toute façon, je n’ai pas le choix.

Lundi de la semaine suivante, ma directrice reçoit un mail informant que je serai dorénavant officiellement remplaçante tous les lundis. Énervée, je rappelle l’inspection.

  • Moi : Bonjour, ma directrice vient de recevoir un mail disant que vous m’affectez définitivement le lundi en remplacement. Vous m’aviez dit la semaine dernière que ce n’était pas possible, je ne comprends pas.
  • Inspection : Oui, alors en fait, on manque de remplaçants donc c’est la seule solution.
  • Moi : Mais ce n’est pas mon poste, j’ai déjà été remplaçante, je sais ce que ça engendre, c’est pour cela que je n’avais pas redemandé ce poste. 
  • Inspection : Nous n’avons pas le choix, vous n’êtes pas la seule dans ce cas. Je ne vais pas vous mentir nous utilisons les titulaire départementaux (mon poste) pour boucher les trous.
  • Moi : Vous êtes donc en train de me dire que vous m’utilisez comme « bouche trou » ? 
  • Inspection : Un peu oui, j’en suis désolée. Je n’y peux rien, je suis simplement la « messagère » (Je parle à la secrétaire de l’inspection).

J’envoie un mail à l’inspection et aux syndicats. On me considère comme un pion qu’on peut bouger comme bon lui semble (sans bien sûr proposer une revalorisation ou un dédommagement), j’en ai assez. Ne pouvant pas ignorer mon mail (et les syndicats), la secrétaire me rappelle une semaine plus tard :

  • Inspection :  Bon, madame, je vous ai trouvé un autre 80 % à compléter le lundi. Vous ne serez donc plus remplaçante mais brigade REP+. Il s’agit de compléter monsieur D qui a pris un temps partiel pour s’occuper de son enfant le lundi.
  • Moi : Brigade REP+ ? 
  • Inspection : Oui, vous irez donc tous les lundis remplacer un(e) enseignant(e) dans une école classée en REP+ (école très difficile) pendant que ce dernier sera en réunion »
  • Moi : Donc je n’aurai pas tout le temps la même classe tous les lundis.
  • Inspection : Non. Par exemple le lundi 20/03 vous aurez des CM1 à l’école urbain X et des CP à l’école Y l’après-midi. Et le lundi suivant des petites sections à l’école Z le matin et des CE2 à l’école U l’après-midi. Et le lundi suivant des CE1 à l’école K.

Est-ce une « punition » pour avoir râlé ? Je ne sais pas. Je me dis que le poste n’est vraiment pas terrible, que cela me rajoute un nombre incalculable d’élèves le lundi et une instabilité mais qu’au moins je sais où je serai tous les lundis (contrairement aux remplacements où on nous contacte à 8h30 pour nous dire où aller enseigner le jour-même). Je prends donc contact avec une amie de mon copain qui a ce poste de brigade REP+, j’envoie des mails aux collègues que je remplacerai, je commence à travailler pour ce futur poste. Je me console en me disant que j’aurais le droit à une prime de 80€ par mois pour les déplacements.

Le vendredi soir je vais boire un verre dans un bar avec mon copain. Son amie qui a ce poste est également là. Elle s’adresse à moi, peinée.

  • Amie : Oh j’ai appris pour ton poste, je suis vraiment désolée pour toi…
  • Moi : Comment ça ? Désolée de quoi ?
  • Amie : Que tu n’aies tout compte fait pas le poste de brigade REP+ de D.
  • Moi : Quoi ?!
  • Amie : On a reçu un mail aujourd’hui disant que tout compte fait tu ne serais pas sur ce poste. Tu ne l’as pas reçu ?
  • Moi : Non…

Exaspérée je me mets à pleurer. Je suis à bout.

J’attends donc le mail officiel de l’inspection. 1 jour. 2 jours. 3 jours Rien. J’appelle.

  • Moi : Bonjour, j’ai appris par une amie que tout compte fait je ne serai plus sur le poste de D ? »
  • Inspection : Ah les nouvelles vont vite !
  • Moi : Mais moi je n’ai pas reçu l’information alors que je suis la première concernée. J’ai déjà commencé à travailler, à prendre contact avec les collègues.
  • Inspection : Oui je sais madame. Moi aussi je suis abasourdie par votre cas. Je serais en colère à votre place !
  • Moi : Je le suis !
  • Inspection : Je comprends. Eh bien, écoutez, je vais parler de votre cas à l’inspecteur, on va trouver une solution pour que vous restiez sur ce poste ! 

Elle me rappelle l’après-midi. Je suis maintenue sur le poste de brigade REP+ le lundi.

Je suis donc remplaçante le lundi tournant sur toutes les classes de toutes les écoles classées difficiles (REP+), dans une classe le mardi/mercredi et dans deux autres classes d’une autre école le jeudi et vendredi. Et le pire dans tout ça c’est que j’arrive à m’en réjouir au vu de ce qui aurait pu être pire. Parce que oui, il y a des situations bien plus compliquée que la mienne.

Septembre 2023. J’ai 31 ans. Neuvième rentrée Cette année je serai en mi-temps annualisé ! Après une demande en décembre, un refus à février puis un recours en mars, la réponse finale tombe en juillet : je l’obtiens ! (J’ai la chance car nous sommes deux sur le département a avoir été acceptée sur une centaine de demandes). J’enseigne donc dans une classe de CE2 de septembre à février. Mon binôme reprendra la classe de février à juillet. 

Septembre 2024. J’ai 32 ans. Dixième rentrée. Après dix ans, j’ai enfin mon poste à titre définitif dans la ville que je souhaite. J’aurai ma classe, je travaillerai sur des choses que je pourrai améliorer les années suivantes, je ne changerai plus d’école, je ne changerai plus de collègues, je saurai où je vais tous les matins, je pourrai connaître mes élèves davantage, je pourrai mettre des projets en place.

Dix ans. Dix ans d’instabilité professionnelle dans « le plus beau métier du monde ».

Nous appelons toutes celles et tous ceux qui souhaiteraient témoigner de leur expérience au travail à nous écrire à cette adresse : contact@positions-revue.fr.


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