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# Une vie de prof
Je suis prof d’histoire-géo, dans un petit collège rural au sein d’une région viticole. J’enseigne sur trois niveaux. C’est un collège sympathique, on est une quarantaine de profs, dont certains sont à cheval sur deux voire trois établissements, les gamins sont issus de familles de classes moyennes ou populaires. Ce sont des enfants plutôt respectueux, encore imprégnés d’une forme de respect traditionnel dans le monde rural pour l’institution scolaire...
Par Collectif Publié in #CHRONIQUES DE L'EXPLOITATION, #POSITIONS le 7 octobre 2024 19 min de lecture
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Une vie de prof

Je suis prof d’histoire-géo, dans un petit collège rural au sein d’une région viticole. J’enseigne sur trois niveaux. C’est un collège sympathique, on est une quarantaine de profs, dont certains sont à cheval sur deux voire trois établissements, les gamins sont issus de familles de classes moyennes ou populaires. Ce sont des enfants plutôt respectueux, encore imprégnés d’une forme de respect traditionnel dans le monde rural pour l’institution scolaire. Et puis, ils sont très curieux. Ils posent beaucoup de questions, disons jusqu’à la 4e, après ca se tasse un peu plus, les plus grands intériorisent les règles aussi bien sociales que scolaires, on écoute, on se livre moins à la spontanéité de peur d’être jugé. Bref, c’est un chouette lieu pour enseigner. Parce que, dans ce métier, notre matériel fondamental, celui sur lequel on travaille, celui avec lequel on travaille : c’est l’enfant.

Je crois qu’il y a deux catégories d’enseignants : ceux qui ont fait ce métier avant toute chose par goût pour leur discipline, et ceux qui l’ont fait plutôt par goût pour l’échange avec les enfants. Les deux peuvent et doivent se rejoindre pour donner un bon prof. Mais pour ça, il faut des conditions.

J’ai décidé de devenir prof après avoir pas mal cherché ma voie. D’abord, j’ai voulu aller vers le journalisme, puis l’édition, j’ai erré dans des petits boulots, et puis j’ai fini assistant d’éducation dans un collège en ZEP. La moitié des gamins étaient issus de l’immigration et pour un tiers, les parents parlaient mal français, voire pas du tout. On utilisait le traducteur google pour échanger. Ces gosses avaient des trajectoires de vie cassées et côtoyaient dans leur quotidien une violence terrible. Dans le quartier, à la maison, dans la rue. Et nous, on attendait qu’une fois passées les portes du collège, ils puissent s’asseoir huit heures durant derrière un bureau. C’était impossible pour certains, difficile pour la plupart. On faisait notre maximum pour les tenir, juste les tenir à l’école, qu’ils ne décrochent pas, qu’ils ne soient pas exclus, qu’ils puissent aller jusqu’à la troisième et ensuite avoir un projet d’orientation. On en perdait certains en route. C’était chaque fois un arrache-cœur. On savait bien ce qui les attendait : multiplication des institutions scolaires, décrochage, absentéisme, petite délinquance pour certains, démêlées avec la justice. On récupérait parfois des élèves en cours d’année qui en étaient à leur troisième ou quatrième établissement depuis la sixième. Je me souviens d’un gamin qui, son premier jour chez nous, était venu me voir pour me dire « Ca se passe comment si on se bat ici ? ». Je lui avais répondu : « Ici, on ne se bat pas. ». C’était faux, bien sûr. Je me souviens du visage de ce gosse. Il avait une figure longue, des yeux bleus déjà durs, les traits tendus. Il avait été sorti de sa famille, placé en foyer par la justice et au moindre dérapage un centre de détention pour mineur l’attendait. Je me suis pris d’affection pour lui tout de suite et ça a été réciproque, je crois. Assez rapidement, il m’a montré ce qu’il écrivait. Des paroles de rap. Il écrivait très bien, c’était même étonnant si jeune. Il écrivait si bien qu’il avait été repéré par des labels. Je l’encourageais à continuer, à coudre toute sa violence sur le papier, tout ce qu’il me racontait : un père alcoolique ex-légionnaire, les rites initiatiques sous forme de passages à tabac dans les caves des tours, la vente de drogue, les bastons, la violence policière, etc. Il s’agissait pour moi de rester au contact. Ne pas le perdre. Il était en probation et devait donc être impeccable à l’école et en dehors. Pour ce qui était du collège, je m’en chargeais : j’essayais d’aplanir le truc avec les collègues quand il s’emportait et je passais un temps monstre à discuter avec lui, à le canaliser. Ça tenait à peu près. Et puis, un jour où il était en surtension, il me confia que le weekend à venir il devait retourner chez lui, dans son quartier. Il appréhendait. C’était énorme, pour lui, d’admettre ça : qu’il avait peur. Peur car il était attendu. Peur de refaire une connerie. Peur de ce que ce que pourrait lui faire ceux qu’il avait quitté. Peur du deal, de replonger. Le lundi, il n’est pas revenu. Son éducateur m’a appelé, ça s’était mal passé, il partait le récupérer. Il est finalement revenu au collège en milieu de semaine, l’œil bleu. Il était muré dans le silence. A force d’insister, il m’a avoué s’être battu à son retour au foyer, dans la rue, parce que des mecs le fixaient. Il a répondu. Ça a dégénéré. Après ça, on l’a perdu. Quelques jours plus tard, son éducateur m’appelait pour me dire qu’il le renvoyait du foyer et que dorénavant c’était la justice qui gérerait. Trop de problèmes, pas assez de moyens pour s’occuper de lui alors qu’il avait tant d’autres gamins à sauver.

Pas assez de moyens.

Dans ce métier, comme dans tant d’autres, le fric manque toujours.

Je l’ai compris par mon expérience d’assistant d’éducation. Ça n’a pas suffi à me dégoûter de travailler avec des enfants et d’essayer de leur transmettre quelque chose. Mais, s’il ne fallait pas l’oublier, ma première paye après obtention de mon concours d’enseignant me l’a brutalement rappelé : 1450 €. J’avais fait 5 ans d’études, obtenu un concours où 15 % des candidats étaient reçus, pour toucher autant que ce je gagnais en faisant les nuits à Quick. Le jour où j’ai reçu mon salaire, je me suis senti humilié. « C’est tout ? ». Je ne sais pas comment mes camarades étudiants et moi avions réussi à traverser des mois de préparation en ignorant cette réalité : le salaire est minable. Le premier établissement que l’on m’a affecté, sur lequel j’étais à mi-temps, se trouvait à 160 km aller-retour de mon domicile. Et comme mon lieu de formation était dans ma ville de résidence, je n’avais pas le droit d’être défrayé pour le transport. Je me levais trois fois par semaine à 5h45, faisais une heure de route, donnais cours, repartais à la hâte chez moi pour corriger des copies, construire des cours que je donnerai le lendemain, rédiger des dossiers pour l’institut de formation. Je travaillais environ 50 heures par semaine. Le soir, à la mi-temps des matchs de foot qu’il m’arrivait de regarder, je corrigeais des copies. Le weekend, je préparais mes cours. Chaque heure était dévouée à assimiler les programmes, le verbiage du centre de formation (séquence, séance, progression, programmation, objectifs didactiques, pédagogiques, gestes professionnels : étayage, tissage, pilotage…). Pour 1450 €. Mais les vacances ! Les vacances, ce privilège suprême des fonctionnaires de l’éducation nationale. Je m’accordais 5 jours de repos sur les deux semaines et, le matin, pendant que mon amie dormait, je me levais pour corriger des copies. Mes copies me suivaient en vacances. Elles me suivaient à la maison. Elles me suivaient partout. Dans ce métier, la frontière n’existe pas entre le temps professionnel, en un lieu donné, et le temps personnel en un autre. Il existe un continuum entre les deux. On rentre avec son travail chez soi ; et chez soi devient un autre lieu de travail. Ce n’est pas une particularité des profs. Nombre de gens sont harcelés chez eux par leur travail, via les mails, les conf call, le télétravail, la surcharge psychologique, physique et mentale. Ici, je ne cherche pas à dire que mon métier est spécifiquement plus dur que celui d’un autre. Je cherche à dire ce qu’il est. Et, peut-être, à faire reconnaître ce qui est difficile socialement à faire admettre : ce métier est exigeant, difficile, chronophage, et mal rémunéré. C’est pour cela qu’il est boudé et qu’il connait une telle vague de démissions.

Parmi ma promo d’enseignants stagiaires qui avaient obtenu le concours, toutes matières confondues, plusieurs ont démissionné dès leur première année. Nombre d’entre eux n’ont pas supporté les conditions de travail et la formation. La formation ne prépare pas à devenir enseignant. Elle prépare à devenir un exécutant des instructions ministérielles. Elle prépare des petits soldats idéologiques pour lesquels chaque manœuvre ordonnée révèle combien la théorie enseignée n’a rien à voir avec la réalité du terrain. Nombre de nos formateurs n’avaient plus mis les pieds dans une salle de classe depuis des années. Leurs conseils n’en étaient pas. C’était une violence. Une violence qui venait s’ajouter à celle que l’on vivait déjà : un rythme de travail effréné, le sentiment perpétuel de ne pas être à la hauteur des exigences, la difficulté d’être seul face à trente élèves, avec parfois des classes très difficiles et aucun soutien de la hiérarchie et même de certains collègues. La solitude, la dégradation de l’estime de soi, la charge sisyphéenne à porter, a conduit l’un des nôtres à se suicider. Il avait alerté le centre de formation sur ses difficultés en classe et n’avait obtenu pour toute réponse qu’un pointage de tous ses manques et une menace de ne pas être validé à l’issue de son année de stagiaire. En effet, il ne l’aura pas été. Il s’est ôté la vie lui-même parce celle-ci ne lui appartenait déjà plus.

En dix ans, le nombre de démissions a été multiplié par trois au sein d’une profession qui figure à la triste troisième place en matière de suicide. Se sauver. Littéralement. Se sauver pour aller faire autre chose, pour éviter le burn out ou la rechute qui serait fatale. Lors de ma première année, certains collègues stagiaires de maths ont démissionné pour aller dans le privé, ou donner des cours à domicile. Pour un salaire supérieur, ils n’avaient pas la charge de travail de préparation ou de correction. On se revoit de temps à autre. Ils n’ont aucun regret. Ils gagnent mieux leur vie que moi, travaillent moins, et se sentent plus libres.

Les premières années de carrière d’un enseignant sont difficiles et vienne éprouver sa résistance à l’effort et à la pression psychologique. Il faut à la fois apprendre un nouveau métier, s’insérer dans un collectif, assimiler ses règles et celles de la fonction, ingurgiter les programmes et bâtir des cours à même d’en retraduire les notions centrales, trouver sa posture vis-à-vis des élèves et les comprendre, enseigner bien souvent le jour-même un cours créé la veille et nécessairement mal maîtrisé. Il faut tenir. L’entrée dans le métier se fait la tête dans le guidon. C’est seulement au bout de trois à cinq ans que l’on peut commencer à prendre du recul et que l’on découvre progressivement comment ce métier passionnant a pu être rendu si laborieux et, par moment, dégradant. Il y aurait beaucoup à dire sur la fonction même de l’école, qui par bien des aspects opère un tri social problématique, mais cela nous éloignerait de la description du métier.

L’une des plaies qui saigne le corps enseignant est la dépossession de ses capacités de décision. Sans cesse, des personnes réunies dans des salles de réunion, décident à notre place ce qu’il convient de faire. En 2015, une réforme des programmes scolaires vient balayer les anciennes thématiques enseignées au profit de nouvelles. Est demandé aux enseignants prévenus l’été de refaire leurs cours. Il faut environ trois à cinq ans à un enseignant pour bien maîtriser un niveau et le contenu du programme à enseigner en son sein ; soit plusieurs années de répétition des mêmes cours, avec évidemment des modifications pour les rendre plus efficaces et adaptés aux profils et besoins des élèves. Et voici une refonte abrupte décidée par le Conseil supérieur des programmes. Passage imposé à la notation par compétences, nouvelle lubie managériale issue du privé imposée à l’école. La pédagogie de projet fait aussi son entrée, on insiste sur la nécessité de renforcer l’interdisciplinarité avec des EPI (enseignements pratiques interdisciplinaires) qui finiront par être abandonnés quelques années plus tard, tout comme la sanctification de la notation par compétences dont certains inspecteurs doutent aujourd’hui de l’efficacité après l’avoir imposée de force dans les académies. Le métier d’enseignant est frappé de réformite régulièrement, selon que le ministre en place ait décidé de créer sa grande réforme (Blanquer fut à ce titre particulièrement prolifique et brutal). Et sur le terrain, on doit appliquer. Bien souvent, nous ne sommes prévenus que par une publication au bulletin officiel, en général en juillet. Bulletin officiel que, bien évidemment, nous consultons avec assiduité durant nos vacances entre deux ouvrages pédagogiques sur les dernières méthodes cognitives inspirées d’un pays scandinave ou du Québec. Il en fut de même pour la réforme du lycée et le passage par spécialisation, ou l’abandon d’admission post-bac au profit de Parcoursup.

Dans le Paris rive gauche du ministère de l’éducation nationale, quelques bureaucrates en costume décident pour des centaines de milliers d’enseignants et d’élèves. Non pas pour leur bien, ou pour améliorer leurs conditions de travail, mais simplement pour faire des économies. C’est au nom de ses économies structurelles que mon salaire, aujourd’hui après près de sept ans de carrière, est de 1900 € net, dont 125 € de prime grenelle qui sera dégressive à mesure que je passerai des échelons d’ancienneté. Le dernier échelon passé, alors qu’il m’avait fallu plusieurs années, ne m’a fait gagner qu’une quinzaine d’euros… Nos salaires sont rongés par l’inflation tandis que nos effectifs augmentent sans cesse. Quand j’ai commencé, en collège, j’avais encore des classes à 25 élèves. Aujourd’hui, je suis partout à plus de 30 élèves. J’ai 6 classes. 180 élèves. Le rectorat vient de nous annoncer qu’il nous fermerait une classe l’an prochain. Nous n’attendons pas de perte d’élèves à la prochaine rentrée, et nos inscriptions n’étant pas faites, ils n’ont aucun moyen de le savoir déjà. Mais une classe sera fermée, et les effectifs continueront de croître. Plus d’élèves, plus de copies, plus de rendez-vous de parents, plus de situations à gérer, plus de conflits entre les élèves, moins de temps pour adapter nos cours à ceux qui en ont le plus besoin alors même qu’on nous impose de faire de la « différenciation » sans ne jamais répondre, que ce soit à l’inspection ou en formation, à cette question élémentaire : comment individualiser un enseignement dans des classes sans cesse plus nombreuses ? Comment récupérer chaque semaine 180 cahiers pour faire des annotations individualisées comme me l’a préconisée une inspectrice en me montrant « que ça prenait un peu de…enfin non, pas beaucoup de temps » ? Comment résorber l’océan qui existe entre ce que l’on nous demande de faire, ce que l’on nous reproche de ne pas faire au niveau de l’inspection académique, et la réalité de notre situation et du manque de moyens auquel nous sommes chaque jour confrontés ?

Dans plusieurs de mes salles nous avons des tableaux à la craie. Il n’y a pas de budget pour les changer. On a réduit le chauffage cet hiver : il faisait 16 degrés en salle des profs. Le wifi ne fonctionne que dans certaines pièces. Dans une grande majorité des classes, les ordinateurs datent de la fin des années 2000, ne supportent pas des fichiers trop lourds, tournent avec libre office ; on manque de tables et de chaises, nous n’avons plus de cartouche d’encre depuis cinq mois dans une imprimante parce que le Conseil départemental n’en a toujours pas recommandé. La liste est infinie. Et personne ne nous écoute, rien ne change, bien au contraire. La réforme du « pacte » – avec le diable ? – a été vanté comme une augmentation de salaire (arnaque, c’est une prime !) des professeurs s’ils acceptaient de faire des tâches supplémentaires. En somme : on nous propose de mal nous payer pour travailler plus. Et on appelle ça une « augmentation ». Le niveau de mépris que nous subissons est terrible. Comment peut-on oser demander aux enseignants de se réjouir du fait qu’ils seront payés plus s’ils travaillent plus ? Alors même que le rectorat a fait savoir aux chefs d’établissement qu’il n’y avait plus assez de dotation pour les heures supplémentaires et qu’il fallait fermer le robinet ouvert pendant la crise du COVID – Heures Supplémentaires Exceptionnelles (HSE) que nous pouvions prendre lorsque nous faisions des remplacements de collègues absents. Dans nombre de situations, nous travaillons gratuitement : lorsque l’on décide d’organiser un voyage scolaire qui peut même déborder sur les weekends comme ce sera mon cas cette année, une sortie, une conférence, l’intervention d’associations, tout cela représente un surtravail par rapport à nos tâches ordinaires, sans compensation d’aucune sorte. Mais nous le faisons quand même, pour nos élèves qui ne sont pas responsables de l’insupportable injustice des politiques menées. Tout comme nous faisons gratuitement, sur le temps du midi, du tutorat, ou le soir, de la surveillance d’élèves en retenue.

Voici la réalité d’un métier au sein duquel nombre d’entre nous sont en souffrance. Quel enseignant n’a jamais vu un collègue éclater en sanglots dans la salle des profs ? Soit à cause de la pression du métier, de celle des parents, ou d’un incident avec des élèves. Il existe une immense souffrance qui chaque jour se lève plus péniblement que la veille, pour se tenir devant une classe, anonyme, tremblante, se demandant combien de temps elle pourra tenir avant de craquer. Et puis, un dimanche 22 septembre au matin, dans la cour d’une école primaire d’Île-de-France, on retrouve le corps sans vie de Christine Renon. Dans la foulée suit une lettre envoyée comme une bouteille à la mer à une administration désintéressée mais dont les mots que nous n’oublierons jamais ont été, sont et malheureusement seront, ceux de tant d’entre nous. Par ce témoignage, je lui rends hommage.

« Aujourd’hui, samedi, je me suis réveillée épouvantablement fatiguée, épuisée après seulement trois semaines de rentrée. […] pour finir, je me demande si je ne ferais pas une petite déprime !!! je n’ai pas l’habitude, j’en ai jamais fait, mais j’ai une boule dans la gorge depuis ce matin et envie de pleurer et je suis tellement fatiguée ! Christine Renon, Directrice épuisée »

Nous appelons toutes celles et tous ceux qui souhaiteraient témoigner de leur expérience au travail à nous écrire à cette adresse : contact@positions-revue.fr.


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