# Une vie de modérateur
C’est dimanche et il faut que j’aille au boulot.
C’est-à-dire qu’il faut que je me fasse du café, que j’allume l’unité centrale dans le salon et que je me cale dans mon fauteuil. Je suis en télétravail, et je ne sortirai pas de la journée. On peut appeler ça du confort. On peut aussi appeler ça de l’aliénation. Je vais appeler ça s’apprêter à serrer les dents, parce qu’aujourd’hui c’est dimanche et en ce moment je n’aime pas les dimanches.
Les vidéos viennent le dimanche.
Je lance le logiciel de la boite, je m’identifie, je me log. Le logiciel est fourni par la boite, par des gens que je n’ai jamais rencontré en vrai et avec qui je n’ai de relation que par Skype et Gmail. Je sais vaguement à quoi ils ressemblent avec leur photo de profil Skype. J’ai évidemment essayé de les retrouver sur les réseaux sociaux mais très peu de gens travaillant dans la modération de contenus sont sous leurs vrais noms sur les RS, question de sécurité. On travaille sur des dingues et on ne sait jamais lequel sera plus dingue que les autres. Il est 8 heures du matin et ma journée commence.
Je ne sais pas encore que c’est ce dimanche que je vais regarder un homme habillé d’une combinaison orange être brûlé vif dans une cage. Je ne sais pas encore, à 8 heures du matin, que je vais regarder cette vidéo en entier, et ensuite fixer le vide pendant une dizaine de minutes et recommencer à travailler.
Pourquoi je vais regarder cette vidéo ? Parce que c’est mon boulot. Je suis modérateur et je modère. Des commentaires, des posts Facebook, des opinions de forums, et des vidéos. Et le dimanche matin, c’est le jour des vidéos de l’Etat Islamique qui passent par un proxy jordanien et sont balancées sur les forums – ceux que je modère. Et c’est pourquoi je n’aime pas les dimanches, parce que j’ai déjà trop vu de vidéos de décapitations et d’exécutions et de gens morts. En général je n’en regarde aucune jusqu’au bout. J’ai essayé, mais je n’y parviens pas. Je supprime dès que possible, le plus vite. Il y a un flux. Je suis tenu à un certain nombre de commentaires à l’heure et avec 3 secondes en moyenne par commentaire, clairement, on fait de l’abattage. Plus vite je modère, plus mon flux augmente, plus mes N+1 sont satisfaits et peuvent dire qu’ils sont satisfaits à leurs supérieurs, qui peuvent à leur tour dire, etc. Dans quelques années, la boite va être rachetée par un conglomérat américain et les conditions de travail vont encore se dégrader. On nous supprimera les congés, on nous imposera d’autres grilles horaires sans augmentation, et on sera surveillés à chaque minute. Mais pour le moment ce dimanche matin, je modère des vidéos de l’Etat Islamique le plus vite possible en évitant de surtout les regarder.
Mais celle de l’homme dans la cage, je vais la regarder jusqu’au bout, et plus de 10 ans après je ne comprends toujours pas pourquoi. J’aurais pu la supprimer tout de suite, j’aurais dû le faire, et dans une sorte de défi idiot cette fois je me suis dit : je regarde en entier.
J’ai vu un homme être brûlé vif dans une cage.
Et cette phrase est une abomination. Et avoir vu cette vidéo est une souillure que je ressens en moi.
Même encore maintenant.
Et les photos, les photos d’enfants morts, tout le temps. Les camps en présence qui s’agonisent à coups de photos d’enfants morts, des petits corps sortis de gravats et couverts de poussière telle cette enfant vétue d’une robe toute bleue qui était une tache de couleur sur le gris d’un sol en ciment. Je refusais de comprendre cette photo que j’ai regardé une bonne minute avant de saisir qu’elle n’avait plus de tête… Alors je me suis levé, j’ai ouvert la porte de l’appartement et j’ai descendu l’escalier pour me retrouver dehors en cherchant à respirer et tout ce qu’il y avait dehors c’était un ciel bleu de la même couleur que cette robe.
Je gagne un peu plus que le SMIC pour 40 heures de travail par semaine.
Je suis évidemment auto-entrepreneur. Pas par choix ; parce qu’on m’a très explicitement fait comprendre à l’entretien d’embauche que ce serait « préférable ». C’est le mot exact de la personne que j’ai eu au bout du fil, l’entretien s’étant déroulé par téléphone. Je l’ai déjà dit, je n’ai jamais rencontré en vrai une seule personne de cette boite pour laquelle j’ai bossé 10 ans. Un CV déposé sur le site de l’entreprise, un seul coup de fil, pas besoin de trop m’expliquer le job puisque j’avais fait la même chose dans la boite d’avant : de la modération de contenus. Lire des commentaires, censurer ou publier, c’est tout. Et à la fin de la conversation, de façon complètement détendue et comme allant de soi, de glisser qu’il serait « préférable » que je passe en statut AE. L’entreprise « préfère » avoir affaire à des « indépendants ». Traduire : on veut des larbins qui ne la ramèneront pas. Traduire : tu seras entièrement dépendant et corvéable et on te vire quand on veut. Traduire : mets-toi en statut AE sinon pas de job. La violence du rapport de forces, avec le joli nœud rose de la « liberté » et de « l’indépendance ». J’étais au chômage, en fins de droit, et si on en croit les libéraux, j’aurais en effet été parfaitement « libre » de refuser, et donc entièrement libre d’aller aux Restos du cœur en me demandant quand j’allais être expulsé. J’ai accepté avec un consentement extorqué et je suis devenu auto-entrepreneur. Sans droits au chômage, sans point CPF (compte personnel de formation), sans cotisations retraite, sans congés, sans rien. Le statut AE c’est un cadeau de Nicolas Sarkozy, au fait. Je fais semblant de faire une facture à mon “client”, qui me paie en retour ma “prestation”, et ça s’appelle du salariat déguisé, et c’est sur ce point que dans quelques années je vais les coller aux Prud’hommes, procédure en cours au moment de rédiger ses lignes.
Mais ce dimanche, je ne le sais pas encore.
Une fois que les forums sont nettoyés, ça devient plus calme. C’est-à-dire qu’il reste encore simplement 6 heures à modérer des commentaires racistes, homophobes, antisémites, dégradants, sordides et minables. Égoutier du web. 2 ou 3000 commentaires par jour, j’ai fait le calcul une fois : en une année j’ai lu un million deux cent mille commentaires. 1 200 000. J’ai travaillé 13 ans dans ce secteur. J’ai lu et vu des choses à écœurer les porcs. J’ai vu des centaines de personnes mourir, et toutes de morts violentes, assassinées, exécutées devant une fosse, décapitées.
Brûlée vivante dans une cage.
Et des milliers et des milliers et des milliers de commentaires comme autant de dégueulis, de haine, d’intolérance, de désir d’humilier et d’avilir, de détruire et salir par les mots.
C’est toujours le dimanche à 8 heure du matin que je commence ma journée, et je ne sais pas encore que je vais sortir un jour de ce boulot maudit, qui marque à vie toute personne qui l’a fait. Demandez à n’importe quelle personne qui est passée par un travail de modération, elle vous dira la même chose. Au bout d’un moment, et d’un moment très rapide, on est cramés. C’est encore renforcé par l’aspect télétravail : pas de collègues avec qui plaisanter, souffler, prendre un café pour faire sortir la pression. Seuls. Toutes et tous, seul.e.s, chez nous, devant un écran qui dégueule l’horreur du monde. Régulièrement, on ouvre un canal privé sur Skype pour rapidement échanger avec une ou un collègue. Pour se plaindre. Pour faire une vanne. Pour se soutenir, souvent. Et puis on replonge dans le flux. Au bout d’un moment on s’aperçoit qu’à peu près tout le monde est sous cachetons. Même les N1, N2 sont sous cachetons. Tout le monde est au bord du craquage en permanence et tient comme il peut.
Des années à voir des horreurs pour le salaire minimum, en nous faisant régulièrement comprendre que c’était ça ou la porte. Mais on ne nous menace jamais de nous virer, ce serait trop grossier. On nous propose de nous rendre notre liberté : « Peut-être que si ça devient trop compliqué, tu as aussi le droit de reconsidérer notre collaboration » ai-je entendu au téléphone une fois, par une voix calme et aseptisée. Dans ce métier, le turn-over est important. Les plus cassés finissent par démissionner et se retrouver sans droits au chômage, on le sait parce qu’on prend des nouvelles des ex-collègues. Qui galèrent. Et qui disent toutes et tous la même chose : on préfère encore galérer.
C’est toujours le dimanche à 8 heure du matin. Et je ne sais pas encore que je vais contacter une avocate et monter un dossier de requalification, et s’il est question de fric à la clé – parce que ne nous mentons pas, ça compte –, il y a d’abord une question de réparation. Ces gens savaient parfaitement ce qu’ils faisaient. Pas une seule fois on a eu du soutien ou une session de débrief pour exprimer qu’on en chiait et qu’on ramenait ce boulot dans nos vies et jusque dans nos rêves. Pas une fois on ne nous a proposé les services psychologiques d’aide. Ils ne me doivent pas que du fric. Ils me doivent justice. Et justice j’aurai.
Quand on sort d’une relation d’emprise, on est encore sous le choc. On est à ce point habitué à ce que l’emprise soit une partie évidente de la vie que se rendre compte qu’on peut vivre sans peut être un vertige. Le genre de relation d’exploitation au travail que je viens de décrire est une forme d’emprise, et c’est la plus communément partagée. Moi-même quand j’écris ces lignes, je ne sais pas encore ce que je vais faire de moi maintenant.
Mais j’ai au moins une certitude : plus jamais ça.