# Une vie de doctorant
Je suis en fin de master lorsque l’on me propose de continuer en thèse. J’accepte et dès l’entrée en doctorat s’opère déjà une sélection décisive : le financement de la thèse. Le sésame c’est le contrat doctoral, il détermine qui aura un salaire pendant les trois années à venir et qui devra se débrouiller et trimer en travaillant à côté. Bien-sûr j’étais ce doctorant de deuxième catégorie. C’est à ce moment-là que j’ai compris qu’il fallait trouver un travail et donner des cours.
Sans travail, pas de possibilité de travailler la thèse. Sans cours, pas de possibilité de travailler à la fac. Alors j’ai cherché un travail et j’ai trouvé des mi-temps à cumuler avec la thèse. Et pour les cours, pas d’autre choix que de réaliser des vacations payées en dessous du SMIC. En bref, le doctorant non financé est le couteau suisse de l’Université française, et c’est d’ailleurs ce qu’on m’a dit une fois. À cela se rajoute que le doctorant n’a pas de statut propre, il est à la fois étudiant et enseignant. Il est à mi-chemin entre deux statuts, il n’est plus l’un et n’est pas considéré comme totalement l’autre.
Pour débuter en beauté, mes premiers cours étaient en distanciel, à l’époque de la Covid : rien d’épanouissant ni pour les étudiants, ni pour moi. Les étudiants étaient en détresse et j’étais isolé derrière un écran pour assurer « la continuité des cours ». Je me souviens avoir naïvement dit à l’époque que j’aimais enseigner.
Pourtant, les conditions étaient globalement déplorables : trop d’étudiants, trop de copies, trop de mails. Mais pas assez d’argent pour vivre. Le vacataire est le travailleur invisible de l’enseignement supérieur français. Tout lui fait croire qu’il est secondaire, il est payé à la tâche, il est un intervenant extérieur à l’Université à qui l’on peut refuser des cours, à n’importe quel moment. Il est méprisé : il n’est pas enseignant mais « chargé de TD ». Il est pourtant le cœur du travail de l’Université, il fait souvent le boulot du Professeur, souvent celui de l’administration, en même temps que le sien. Et pourtant, on le paye 43,50€ de l’heure[1], six mois plus tard (certains attendent encore qu’on leur envoie leur contrat afin de mettre en paiement des vacations réalisées en 2022). Pour compenser, on lui dit qu’il faut faire plus de cours, sinon ce n’est pas « rentable ». On lui dit aussi qu’il est chanceux de pouvoir avoir l’occasion de donner tel ou tel cours ou d’avoir telle ou telle opportunité professionnelle. En réalité, ces opportunités sont comme toutes les relations à l’Université : elles ne tiennent qu’à un fil. Elles sont souvent gratuites, autrement dit mal payées. Bien entendu, c’est dans l’intérêt du doctorant d’accepter.
Je l’ai dit, les vacations sont obligatoires lors du doctorat. Elles ouvrent une porte fragile dans l’enseignement. D’abord parce qu’elles ne sont pas limitées aux doctorants, celui-ci peut être en concurrence ou être subordonné par rapport à d’autres personnes qui ne souhaitent pas forcément enseigner. Ensuite, parce que le doctorant lui-même est un « intervenant extérieur » il est alors mis à part de la faculté. Une manière de lui faire comprendre la chance qu’il a de travailler à l’Université. Ce qui contraste fortement avec le réel : le doctorant est soumis à un fort lien de subordination auprès du Professeur puisqu’il doit suivre son cours, s’adapter à ses attentes et à ses exigences.
De l’autre côté, il prend de plein fouet toutes les demandes des étudiants, il est leur principal interlocuteur, le seul à mettre en œuvre du contrôle continu. Il doit tenir compte des parcours aménagés, mais on ne lui transmet pas toujours la liste et pas toujours les aménagements. S’il tombe malade, alors il doit toujours rattraper ses cours, il ne peut donc jamais se placer en arrêt. En cas de problème, il n’est pas toujours soutenu. Ce contexte est particulièrement propice au travail gratuit. Par exemple, le professeur demande à organiser un contrôle un samedi matin, qui doit le surveiller ? Ou encore, le professeur a trop de copies à corriger à la fin du semestre, qui doit les corriger ? Le doctorant devient alors un simple exécutant, et quand il a de la liberté, il est soulagé. Pour autant, lorsque le professeur revient six mois plus tard pour solliciter une correction des copies de rattrapage du semestre d’avant, c’est toujours le doctorant qui doit être disponible. Et l’on nous fait croire que la vacation est un service rendu sur une durée très courte ! À l’inverse, des formations entières reposent sur la vacation, et ce sont les vacataires qui tiennent l’Université à bout de bras. Le vacataire doit aussi faire attention avec le cumul d’emploi, en cas d’emploi étudiant il peut être interdit d’enseigner. Sinon, il peut apprendre six mois plus tard que les cours donnés ne lui seront jamais payés. Enfin, le vacataire est souvent au chômage, et dans ce cas, il jongle difficilement entre France travail – qui n’a jamais compris ce que être vacataire voulait dire – et les ressources humaines de la fac – qui ne savent souvent pas quand est-ce que les versement sont effectués et surtout ne savent toujours pas faire de justificatifs compréhensibles pour France travail –, un seul pas de côté, une vacation justifiée un peu trop tardivement et le doctorant se retrouve avec un trop-perçu, aggravant sa situation de vulnérabilité.
Alors j’ai tenu les trois premières années de doctorat. J’ai changé de casquettes autant que je pouvais : j’ai enchaîné les boulots, les cours et puis avancé la thèse. On m’a dit : « il faut varier les enseignements », j’ai changé de cours, et préparé à chaque fois de nouveaux supports. On m’a dit : « il faut participer à des colloques », j’ai communiqué et j’ai contribué. On m’a dit : « il faut écrire des articles », alors c’est ce que j’ai encore fait. Enfin, on m’a aussi dit : « il faut écrire la thèse ». J’ai alors écrit ce que je pouvais, et j’ai attendu, attendu sans arrêt.
Le doctorat est un marathon entrecoupé de longues pauses, durant lesquelles les retours arrivent souvent six mois à un an plus tard (lorsqu’ils arrivent). À chaque fois, le doctorant s’adapte et continue d’écrire en silence. Bien entendu, c’est dans l’intérêt du doctorant de terminer au plus vite sa thèse.
En même temps, il n’est pas rare que le doctorant soit sollicité pour des tâches gratuites qu’on lui demande de réaliser à côté de ses obligations. Par solidarité avec un laboratoire ou avec des Professeurs, le doctorant peut être amené à surveiller des partiels qui ne sont pas les siens. Lui sera tenu le discours suivant : « vous pouvez travailler votre thèse pendant la surveillance, ou corriger des copies ». S’il s’agit juste d’une entraide, en réalité c’est l’arbre qui cache la forêt. Une telle tâche une fois acceptée se généralisera et dégradera inévitablement les conditions générales du doctorant. Pour éviter cela, le doctorant doit savoir disparaître, mais ne le peut pas toujours.
À la fin de ces trois années, le doctorant financé, comme non financé a la possibilité d’obtenir un autre contrat avec la faculté. Un contrat d’Attaché temporaire d’enseignement et de recherche ou ATER. La sélection est rude, parsemée de fausses promesses, de candidatures dans de nombreuses facultés qui restent souvent sans réponse. C’est ce qui implique souvent d’accepter de partir loin de sa faculté d’origine, loin de son labo et loin de chez soi. Le bon doctorant doit être mobile, sans attache et dévoué au service public. L’obtention de ce contrat suppose aussi d’avoir avancé la thèse. Autrefois à temps partiel, ce contrat d’enseignement est aujourd’hui essentiellement un contrat à temps plein. Cela coûte moins cher aux universités et remplit les effectifs. Le doctorant doit faire 192h de cours sur l’année et, formellement, il s’engage à soutenir sa thèse.
Je peux dire que ce contrat, moins payé que le contrat doctoral et contenant trois fois plus d’enseignements, m’a épuisé physiquement. C’est à ce moment-là, que j’ai senti le sol s’échapper sous mes pieds. L’enseignement était trop intense, et le nombre d’étudiants était particulièrement dense pour un contrat d’un an renouvelable une seule fois. 400 étudiants à gérer, avec tout ce que cela implique : la disponibilité, l’énergie et l’implication. Je ne parle même pas du temps de correction. Sachant que les copies de partiels sont régulièrement corrigées par les doctorants, et qu’ils soient financés ou non, cela sort de leur attribution. Par malheur, il arrive souvent qu’un doctorant tombe sur un Professeur qui l’épie dans son travail et donne des consignes de manière autoritaire pour revenir dessus en permanence. C’est aussi aller jusqu’à lui demander de recorriger ses copies jusqu’à l’épuisement. Cette dynamique d’harcèlement managériale est parfaitement tolérée. Lorsque le doctorant n’est pas surmené, il est souvent dit de lui « qu’il est chanceux ». Des Professeurs allant même jusqu’à lui dire d’en profiter. Parce que le doctorant qui fait seulement sa thèse ne travaille pas en réalité.
En pourtant, en plein ATER, le doctorant subi le poids de la thèse qui n’avance pas. C’est en réalité un contrat d’ATE nommé hypocritement contrat d’enseignement et de recherche. Cette dernière est bouffée par l’enseignement. Résultat : des doctorants précaires au doctorat plus long et aux contrats trop lourds. Il reste une seule option pour terminer la thèse : le chômage. En sortant de ce contrat, le doctorant est généralement épuisé. Et pourtant, il doit terminer sa thèse.
Le doctorat est ce parcours dans lequel peu de personnes vont au bout du chemin. 50 % des doctorants abandonnent. Un chiffre largement sous-estimé si on inclut les doctorants non financés. À côté de cela, une étude révèle que 40 % des doctorants développent une forme de dépression ou d’anxiété modérée à sévère. J’ai vu des collègues se noyer dans le travail et arrêter leur thèse. J’ai vu des collègues méprisés par leur directeur de recherche. J’ai vu des doctorants s’isoler en silence jusqu’à ce qu’on apprenne leur départ. J’ai vu des doctorants tomber lourdement malades. J’ai vu des doctorants vriller en plein vol par crainte de ne jamais pouvoir avoir d’enfant. J’ai vu, entre autres causes, des doctorants arrêter faute de débouchés. L’instabilité future et la baisse continue du nombre de postes conduit le doctorant devenu docteur dans un cursus qui ne s’arrête jamais. Le docteur peut rester sans emploi pendant des années, cumulant les contrats précaires. Perdu entre l’espoir futur de devenir Maître de conférences et le surmenage institutionnalisé, le docteur survit mais ne vit jamais. Si j’ai terminé ma thèse aujourd’hui, le doctorant que j’étais restera éternellement ce travailleur maltraité.
En conclusion, si j’écris cette chronique aujourd’hui c’est pour mettre des mots sur l’exploitation des doctorants français. Cette exploitation n’est pas visible, mais reste insidieuse et perverse. C’est l’hypocrisie d’une exploitation du long terme, une forme de chantage à l’emploi, qui brouille les limites de l’acceptable. Parce que l’avenir du futur docteur repose sur un emploi difficilement atteignable, dans un contexte de casse de l’enseignement supérieur français. Si le doctorant ne soutient pas sa thèse, il n’existe pas à l’Université. Et si le doctorant soutient une « mauvaise » thèse, alors l’Université fait comme s’il n’avait pas existé. À l’inverse, l’Université est la première à s’approprier les travaux d’un bon chercheur. Et pour obtenir cette reconnaissance, beaucoup sont prêts à accepter le dénigrement, le harcèlement au travail, ou du surmenage. Il faudra se battre pour briser nos chaînes et dénoncer ces pratiques agressives. Il est temps que les doctorants-enseignants se réapproprient leur travail. Que le travail produit par le doctorant devienne son activité propre. Qu’il n’appartienne plus à un autre, et ne conduise plus à la perte de lui-même.
[1] Sur la base du référentiel horaire établi pour les enseignants chercheurs, 1h de TD correspond à 4,2h de travail effectif (même si dans la réalité, c’est souvent plus de 4h qui sont consacrées aux travaux dirigés), l’heure de travail est donc rémunérée 10,20€/heure soit en dessous du SMIC : 11,07/heure.
Nous appelons toutes celles et tous ceux qui souhaiteraient témoigner de leur expérience au travail à nous écrire à cette adresse : contact@positions-revue.fr (envoyer le fichier en .doc).