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« Un programme de gauche ne mobilisera que des gens qui estiment qu'ils respireront mieux dans un monde plus égalitairement libre. », entretien avec Michel Feher
Michel Feher est un philosophe qui a notamment travaillé sur la politique migratoire sous le mandat de Nicolas Sarkozy, sur l'avènement du capitalisme financier et en 2024, est paru son dernier livre : Producteurs et parasites. L'imaginaire si désirable du Rassemblement national dans lequel il développe la notion de producérisme et l'imaginaire politique que celle-ci sous-tend. A l'occasion de cet entretien, nous l'avons interrogé sur les possibilités de combattre cette imaginaire et de lui opposer un autre imaginaire, cette fois-ci égalitaire.
Par Collectif Publié in #7 Pénurie d'Etat, état de pénurie, #ENTRETIENS le 29 septembre 2025 20 min de lecture
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Michel Feher est un philosophe qui a notamment travaillé sur la politique migratoire sous le mandat de Nicolas Sarkozy, sur l’avènement du capitalisme financier et en 2024, a paru son dernier livre : Producteurs et parasites. L’imaginaire si désirable du Rassemblement national dans lequel il développe la notion de producérisme et l’imaginaire politique que celle-ci sous-tend. A l’occasion de cet entretien, nous l’avons interrogé sur les possibilités de combattre cette imaginaire et de lui opposer un autre imaginaire, cette fois-ci égalitaire.

Positions revue : Dans vos travaux, vous analysez le concept de producérisme. S’il a d’abord pu offrir un nouvel horizon de réalisation de soi dans un néolibéralisme efficient, se confondant avec la réalisation de soi et la méritocratie, pourrait-il dans un contexte de crise du néolibéralisme, devenir un facteur d’exclusion et de hiérarchisation essentialiste des individus ? En d’autres termes, face à la raréfaction du travail et à l’accentuation des inégalités, le producérisme ne risque-t-il pas de se rigidifier en un principe de distinction qui naturalise l’exclusion, en présentant comme un ‘privilège’ la capacité à être perçue comme un producteur légitime, tout en masquant le fait que le travail n’est pas une ressource rare mais une construction sociale et, en ce sens, infinie ? Il pourrait devenir l’idéologie fondamentale d’un pacte inégalitaire et raciste dont la force serait la gestion étatique de la pénurie.

Michel Feher : Votre hypothèse me semble hélas pertinente. Le prisme producériste fait apparaître une société divisée entre producteurs assidus et prédateurs oisifs. Il faut rappeler qu’il a été révolutionnaire – lorsque les aristocrates et autres rentiers étaient présentés comme les parasites par excellence – avant de devenir réactionnaire – lorsque la version marxiste de la lutte des classes s’est imposée au sein du mouvement ouvrier – mais aussi qu’il a été aussi farouchement anti-libéral qu’anticommuniste, jusqu’à ce que certains entrepreneurs politiques néolibéraux lui ménagent une place dans leur doctrine. Longtemps, en effet, le libéralisme est demeuré étranger au producérisme : fondé sur la propension des individus à poursuivre rationnellement leurs intérêts privés, il n’avait pas besoin d’une collectivité unie par autre chose que le respect du droit de propriété et des obligations contractuelles.

 Or, pour sa part, le producérisme postule l’existence d’un peuple qui communie dans l’exaltation de la « valeur travail », exècre tous ceux qui s’y dérobent et tient les fainéants qu’il stigmatise pour des étrangers à la culture où les hommes et les femmes du cru puisent leur goût de l’effort et leur appréciation du mérite. Réussir à greffer cette vision du monde sur le libéralisme économique n’allait donc pas de soi. Son incorporation dans la doctrine néolibérale n’en a pas moins été une réussite, car elle a permis aux amis du libre marché d’imaginer un peuple selon leurs vœux. Celui-ci communie d’abord dans la conviction que chacun doit pouvoir jouir du fruit de son labeur sans être indûment taxé ou contraint par des réglementations tatillonnes. Mais ce qui le soude avant tout est le soupçon que d’autres bénéficient de passe-droits immérités – chômeurs assistés, fonctionnaires protégés par leur statut, syndicalistes accrochés à leur corporatisme – et que d’autres encore, intellectuels ou artistes, prennent le parti de ces parasites contre les gens ordinaires.

 Indispensable à la légitimation du néolibéralisme dans sa phase ascendante, le producérisme est ensuite devenu le principal frein à sa délégitimation progressive, en particulier depuis la crise financière de 2008. Mais pour jouer ce rôle d’amortisseur de la défiance, il a fallu qu’il se durcisse et surtout qu’il se racialise sans cesse davantage. Autrement dit, non contents de couper dans les allocations des chômeurs réputés volontaires, de priver les agents de la fonction publique de leurs garanties statutaires, de s’attaquer aux droits syndicaux et de s’en prendre aux élites culturelles qualifiées de « hors sol », les usagers néolibéraux du prisme producériste ont non seulement surenchéri sur le caractère allogène des parasites mais également avancé que la menace qu’ils représentaient autorisaient les gouvernements à fermer les frontières et à intensifier les mesures de déportation. Bref, le spectre de l’épuration, qui hante le producérisme et l’a associé aux fascismes, a fait son retour et devient le ciment de l’union des droites en formation. 

« Pour la gauche […] il s’agit plutôt d’offrir un imaginaire antithétique mais en sachant qu’il ne séduira que celles et ceux qui n’éprouvent aucune attirance pour le producérisme. »

Positions revue : Maintenant que le néolibéralisme a pu imposer le producérisme, non seulement à l’échelle idéologique et politique, mais comme ciment « épurateur » de l’union des droites en cours de formation, il va devoir solidifier ce dernier dans une phase spécifique du mode de production. Une phase déjà contenue dans le néolibéralisme mais qui va devoir se déployer plus largement. Cette phase nous semble importante car elle se caractérise comme une forme de « désocialisation », un mouvement inverse a celui que Marx pouvait voir dans le capitalisme. Ce dernier va valoriser non seulement le travail en soi, mais la petite entreprise, les auto-entrepreneurs, les autonomes, ne laissant que la coordination de ces derniers au Capital, tel l’entreprise Uber. On semble voir cela aujourd’hui dans le trumpisme. Ce mode de production producérisme, semble bien un retour au capitaliste archaïque. Sans aucun appareil de classes, syndicats, partis, pour contraindre la bourgeoisie. Est-ce que ce mode de production orienté vers le tout petit capital, l’artisanat, le petit commerce vous semble également l’infrastructure d’une hégémonie producériste ?

Michel Feher : Comme le montre la sociologue australienne Melinda Cooper – dans son livre Counterrevolution, paru l’an dernier – la politique de l’offre est porteuse d’une alliance de classes inédite, en particulier aux États-Unis. Depuis les années 70, la droite républicaine est parvenue à raviver la figure du petit producteur, le little guy, qui peut être un petit chef d’entreprise, un salarié, un auto-entrepreneur ou encore un sous-traitant – en particulier dans le secteur de la construction mais aussi du côté des gérants de franchises dans le domaine des services. Les ressources matérielles des personnes qui se reconnaissent dans cette figure peuvent varier considérablement – Joe the Plumber, l’opposant emblématique d’Obama se disait « working class » mais était en réalité un entrepreneur prospère – mais elles se distinguent néanmoins par leur absence de diplôme universitaire et par leur hostilité aux trois « gros » : Big business, Big government, Big Labor. Les objets d’opprobre incluent donc les sociétés anonymes multinationales et technocratiques, les services de l’État administratif (y compris les enseignants et les responsables de la santé publique) et les syndicats, eux aussi vus comme des bureaucraties oppressantes.

Il n’y a certes là rien de radicalement nouveau, c’est le producérisme de souche jeffersonienne, qui remonte au yeoman [ndlr : un paysan propriétaire de sa terre dans l’Angleterre médiévale] fier de son indépendance et désireux de se soustraire au pouvoir coercitif des grands appareils pour pouvoir faire jouir sa famille du fruit de son travail. Aussi rétif à la discipline et à la subordination salariale qu’à l’intrusion des percepteurs d’impôts et à la solidarité exigée par les organisations de travailleurs, ce « petit homme » survit, psychiquement au moins, aux transformations du capitalisme et de l’Etat social qui le rendent « objectivement » obsolète. Toutefois, le véritable tour de force des promoteurs de la politique de l’offre est d’avoir réussi à agréger des milliardaires à la figure du petit gars jaloux de son autonomie. 

C’est en effet au cours de ces mêmes années 1970 que débute la crise de l’entreprise fordiste ou chandlerienne caractéristique du capitalisme étasunien d’après-guerre, à savoir la société anonyme cotée en bourse. Cette institution centrale – la corporation – ne va sans doute pas disparaître mais plutôt muer et bientôt se retrouver phagocytée par de nouveaux barons voleurs. Dans un premier temps, la financiarisation du capitalisme va apparaître comme la revanche des actionnaires sur les managers. Toutefois, derrière la promotion de la valeur actionnariale comme objectif de l’activité entrepreneuriale – soit la théorie qui veut que le succès d’une entreprise réside moins dans ses profits commerciaux que dans son crédit aux yeux des marchés financiers – se joue le retour progressif du propriétaire-fondateur tout puissant qui reprend le pouvoir aux directeurs salariés sans le partager avec les autres actionnaires. Telle est bien la situation de ces ex-startups devenues sociétés anonymes pour pouvoir accéder à de plus larges financements mais où les créateurs gardent la main – notamment en créant deux types d’actions, l’un pour eux et leurs proches, l’autre pour le reste des investisseurs.

Or ce sont bien ces oligarques – Musk, Zuckerberg, Bezos et leurs semblables – qui se posent à leur tour en little guys élevés contre toutes les technostructures et qui, grâce à leurs succès, s’imposent comme les modèles enviables pour tous Joe the Plumber situés plus bas sur l’échelle sociale. Dira-t-on que cette alliance de classes, dont le trumpisme procède, est purement imaginaire ? Peut-être, mais au sens où elle relève de la projection d’une vision du monde et de la place qu’on y occupe dont l’attractivité est difficile à nier.

Face à cet imaginaire performatif, la difficulté, pour la gauche, est double : car il est aussi vain de vouloir se mesurer à la droite de la droite en lui empruntant son producérisme – songeons à la pathétique opposition entre gauche du travail et gauche des allocs – que de se borner à le déconstruire en expliquant à celles et ceux qui se retrouvent dans la figure du little guy que les milliardaires, en vérité, ne sont pas leurs amis.

Il s’agit plutôt d’offrir un imaginaire antithétique mais en sachant qu’il ne séduira que celles et ceux qui n’éprouvent aucune attirance pour le producérisme.

« Autrement dit, tenter d’annexer le prisme producériste à la gauche ne revient pas à verser dans l’idéalisme mais à renouer avec la longue histoire d’un anticapitalisme d’extrême droite. »

Positions revue : Nous pensons évidemment que cette alliance n’est pas seulement « idéologique » mais qu’elle recouvre bien des situations matérielles concrètes, c’est-à-dire comme vous venez de bien le détailler, un rapport de production spécifique, une manière sociale de reproduire ses conditions d’existence. On sait que ce bloc « entrepreneur/investisseur » est fondamentalement producériste, mais qu’il peut entrer en crise, notamment dans les phases de récession, et de baisse de l’activité importante. Comment pensez-vous pouvoir casser cette alliance, par quels moyens politiques et théoriques ? On voit par exemple se développer la critique du « parasitisme d’en haut », qui tendrait à vouloir orienter la colère sur les actionnaires plutôt que sur les travailleurs sans emplois. Nous pensons que l’idée du parasite véhicule profondément l’idée producériste et qu’il est parfaitement idéaliste de croire qu’on peut promouvoir l’idée du parasitisme en haut sans avoir celui d’en bas. Quelle est votre opinion à ce sujet ?

Michel Feher : Encore une fois, je ne suis pas sûr de la fragilité de l’alliance dont je parlais – celle qui va du patron de la tech avec sa casquette de « petit gars » et ses harangues contre le système bureaucratique jusqu’à l’auto-entrepreneur qui rêve de devenir milliardaire et pense se rapprocher de son objectif en reprenant à son compte les griefs exprimés par son modèle. La notion d’idéologie – au sens de représentation qui cache et révèle les rapports de production réels – ne m’a jamais semblé féconde. En particulier, l’espoir qu’une récession aiderait les classes populaires trompées à enfin voir la lumière ne me paraît pas fondé. Le producérisme est une imaginaire qui offre des gratifications réelles – le sentiment d’être méritant et de ne devoir ses malheurs qu’à des parasites qui jouissent de ce qui devrait me revenir. De tels affects ne servent pas la droite parce que celle-ci parvient à les diriger contre les chômeurs et les travailleurs étrangers plutôt que vers les spéculateurs financiers mais parce que le ressentiment qui est leur moteur psychique est intrinsèquement de droite. Autrement dit, tenter d’annexer le prisme producériste à la gauche ne revient pas à verser dans l’idéalisme mais à renouer avec la longue histoire d’un anticapitalisme d’extrême droite – Maurice Barrès, qui s’est inscrit dans cette tradition, appelait sa sensibilité le socialisme révisionniste et l’opposait au socialisme cosmopolite ou enjuivé des marxistes. Je soutiens qu’un anti-producérisme intransigeant, voire une antipathie viscérale à l’égard de la valorisation de la peine et la traque de l’oisiveté qui informe l’antinomie du producteur et du parasite, est un plus sûr ferment pour une alliance de gauche. Reste qu’en dehors de circonstances exceptionnelles et souvent éphémères, une alliance soudée de la sorte a de bonnes chances de demeurer minoritaire.

Positions revue : Ce constat pessimiste sur l’aspect minoritaire est juste mais n’est-il pas daté ? En effet, tant que le néolibéralisme était ascendant, soutenu par des classes intermédiaires relativement épargnées par le chômage – cadres, indépendants, professions intermédiaires – l’anti-producérisme ne pouvait être qu’une position marginale. Le mérite individuel leur servait encore de justification symbolique. Mais aujourd’hui ces classes sont elles-mêmes déstabilisées par la crise et le déclassement. On observe certes des tentatives de réactivation du productivisme méritocratique – comme en France avec le mouvement « Nicolas qui paie » – mais celles-ci se heurtent à une difficulté stratégique : ce type de mobilisation doit désormais attaquer des composantes clés du bloc conservateur lui-même, comme les retraités. 

Dès lors, dans ce contexte de désagrégation idéologique, n’est-il pas possible d’imaginer la construction d’un bloc égalitaire, fondé non plus sur la valorisation du mérite individuel, mais sur le droit collectif au travail, sa répartition et son accessibilité effective pour toutes et tous – y compris en intégrant la lutte contre le validisme ? Autrement dit : à mesure que la crise avance, le producérisme ne pourrait-il pas apparaître comme une idéologie du privilège, justifiant l’exclusion et la hiérarchisation sociales, et nourrir ainsi un imaginaire égalitaire – capable de détourner les affects du ressentiment liés à la figure du « parasite d’en haut », qui reste, au fond, une grille anti-progressiste ? 

Michel Feher : Au risque de vous paraître suspect, je ne conçois par l’attribut « minoritaire » comme une expression de pessimisme. La conflictualité constitutive d’une société démocratique est à mes yeux un enchevêtrement de différends entre plusieurs minorités. Toute majorité durable est plutôt le signe d’une dé-démocratisation… ce qui explique pourquoi les droites sont mieux placées pour s’emparer du pouvoir gouvernemental et en profiter pour étouffer la vie démocratique : les unes ont l’avantage de savoir qu’elles ne sont pas majoritaires et de s’en accommoder impudemment, les autres sont douées pour saisir le désir de dé-démocratisation qui constitue les majorités et en tirer parti. Les libertariens sont les plus radicaux de la famille des minoritaires conscients d’eux-mêmes, tandis que le producérisme est un remarquable dispositif de dé-démocratisation majoritaire. 

L’enjeu pour la gauche est de (re)devenir une minorité heureuse de ce qu’elle défend et susceptible de rendre sa joie suffisamment communicative pour créer des moments où les libertés s’étendent et où les inégalités structurelles régressent. 

Pour en venir à votre conjecture, j’ai bien peur que la précarisation ne conduise pas spontanément à une « prise de conscience » et encore moins à un désir d’inclure les déjà discrédités. La force du Trumpisme réside principalement dans le fait que le führer orange répudie la rhétorique du gagnant/gagnant distinctive du néolibéralisme d’après-guerre froide pour proclamer que dans ce bas-monde, il n’y a que des jeux à somme nulle. Son mot d’ordre, par conséquent, c’est : si vous me rejoignez, vous serez du côté du manche et sachez que le signe distinctif des gagnants est de se réjouir du malheur des perdants et des bannis – quitte à se justifier en se disant qu’ils l’ont bien cherché.  

Ce type de discours est celui dont les majorités sont faites – soit avec du ressentiment et en assurant au bon peuple que d’autres n’auront pas accès à ce qui lui revient en propre. Qu’il se fonde sur un droit collectif au travail ou sur un revenu universel indépendant du travail, un programme de gauche ne mobilisera jamais que des gens qui estiment qu’ils respireront mieux dans un monde plus égalitairement libre. Or, c’est rarement le sentiment de déclassement qui favorise ce type d’estimation. 

Positions revue : Votre point de vue selon lequel la gauche devrait redevenir une minorité heureuse de ce qu’elle défend — non pas nostalgique d’un peuple imaginaire ou d’une majorité introuvable, mais capable de raviver la conflictualité démocratique et de rouvrir un horizon d’égalité, est particulièrement intéressant et fécond. Une telle position minoritaire, comme vous le soulignez, est d’autant plus nécessaire que les majorités actuelles se forment à partir d’un sentiment de déclassement, capté et structuré par des forces politiques qui promettent des protections en désignant d’autres comme illégitimes ou superflus, on le voit dans le pacte nationalo-racial proposé par l’extrême-droite. 

Mais si l’on prend cette hypothèse au sérieux, quelles classes sociales, aujourd’hui, pourraient porter une telle orientation ? Quels rapports de production rendent possible cette conflictualité ? Peut-on identifier des groupes pour lesquels le productivisme néolibéral ne fonctionne plus, non seulement matériellement mais symboliquement ? 

David Graeber avançait que les métiers du care — et plus largement les fonctions publiques — sont traversés par une contradiction structurelle avec les logiques marchandes : ils produisent de la valeur d’usage, sont orientés vers les besoins des autres, et résistent à leur réduction en indicateurs de performance. Le cas du secteur de la santé est particulièrement clair : nombre de soignant·es vivent comme une dépossession le fait de ne plus pouvoir exercer leur métier selon ses finalités propres. Ce n’est pas tant un sentiment de déclassement que l’expérience d’un travail vidé de son sens, réorganisé contre ses logiques internes. Ces groupes pourraient-ils constituer le noyau d’un bloc social post-producériste, antiraciste, capable de porter un dépassement du néolibéralisme ? Et dans cette perspective, le sentiment de dépossession — l’aliénation au sens marxiste traditionnel — pourrait-il devenir un ressort politique actif, à la différence du sentiment de déclassement qui, lui, alimente des formes de repli et d’exclusion ? 

Michel Feher : Une fois encore, mon marxisme est défaillant et j’ai du mal à raisonner en termes de bloc et d’alliance de classes. Non pas que je récuse l’existence des classes sociales et de leurs conflits, mon cas n’est pas si désespéré, mais je soutiens que la notion d’intérêts de classe est inapte à éclairer le champ politique, et plus particulièrement le champ de la politique électorale. Je crains de me répéter mais je doute du pouvoir heuristique de l’opposition entre les intérêts collectifs ou de classe, réputés matériels, et les représentations produites par les dominants pour enfermer les dominés dans des représentations imaginaires de leurs conditions d’existence – ou même, comme l’avançait Louis Althusser, de leurs relations à leurs conditions d’existence. La notion d’imaginaire politique, telle que je tente de l’utiliser, ne désigne ni un travestissement de la réalité – à la fois fauteur d’aliénation et destiné à reproduire l’exploitation de celles et ceux qu’il happe – ni la projection anticipée d’un avenir différent. Il s’agirait plutôt d’une grille de déchiffrement du monde actuel et de la place qu’y occupent celles et ceux à qui elle est proposée. La question n’est donc pas de savoir s’il est vrai ou faux, ou encore utopique ou réaliste : ce qui à mes yeux en fait un imaginaire politique, c’est que d’aucuns le trouveront attirant et d’autres repoussant. Autrement dit, les imaginaires politiques constituent des « blocs d’attractivité » et de « répulsion ». Du point de vue des sciences sociales et de l’étude des économies psychiques, il sera évidemment possible de montrer comment les adhésions et les rejets à tel imaginaire peuvent se produire – ou se sont produites – mais je ne pense pas que les blocs d’attractivités et les blocs d’intérêts sont superposables. 

Cette irréductibilité des uns aux autres était un des problèmes principaux qu’ont abordé les penseurs des carences du marxisme face au fascisme, d’abord dans les années 30/40 — l’École de Francfort, Georges Bataille… — puis dans les années 60/70 — Michel Foucault, Gilles Deleuze, Félix Guattari — et il me semble que reprendre ce fil est urgent aujourd’hui. 


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