Paris est (aussi) une ville kurde. Elle accueille en son sein une partie de la diaspora kurde et de son histoire, y compris les parties les plus douloureuses. 11 ans après l’assassinat de militantes kurdes à Gare du Nord et 1 an après celui de 3 autres militants rue d’Enghien, Positions Revue a pu s’entretenir, grâce à Thermidor, avec Berivan Firat, porte parole du Centre Démocratique Kurde en France (CDK-F) pour aborder la situation des Kurdes en Europe. L’article est accompagné d’une photo de la manifestation du 6 janvier 2023 pour demander la Justice et la Vérité.
Positions : Bonjour Berivan, peux-tu te présenter ?
Berivan Firat : Je suis la porte parole du Conseil Démocratique Kurde en France et représentante du mouvement des Femmes Kurdes en France. Nous regroupons des dizaines d’associations et plusieurs milliers d’adhérents. Au CDK-F, nous essayons à notre niveau de faire connaître la question kurde et de parler de la lutte que les Kurdes mènent sur le terrain pour vivre dignement dans le cadre d’une confédération démocratique, d’une nation démocratique.
Positions : Peux-tu nous présenter les Kurdes et leur territoire ?
Berivan Firat : Les Kurdes forment un peuple vivant sur un territoire où les frontières de quatre Etats (Ndlr : à savoir la Turquie, la Syrie, l’Irak et l’Iran qui représentent respectivement les régions du Bakur, du Başur, du Rojava et du Rojhelat) ont été tracées au détriment de l’unité du peuple kurde. Il y a aujourd’hui 50 millions de Kurdes dans le monde, dont plusieurs millions forment une diaspora.
Positions : Tu dis que les Kurdes veulent vivre au sein d’une confédération démocratique et d’une nation démocratique. Tu peux nous expliquer de quoi il s’agit ?
Berivan Firat : Le Confédéralisme démocratique est un projet politique mené par les Kurdes qui ont lutté contre Daesh. Il a été pensé par Abdullah Öcalan, leader kurde du Parti des Travailleurs du Kurdistan (PKK), aujourd’hui emprisonné à vie par la Turquie. C’est un projet paritaire, féministe, multiethnique, qui s’incarne au Rojava et qui se manifeste également dans des slogans comme “Jin JÎyan AzadΔ(“Femme-Vie-Liberté”), qui a été une devise des mouvements de femmes kurdes avant de devenir le cri de ralliement mondial des féministes. Si les Iraniennes ont scandé cette phrase sur la tombe de Jina Amini, c’est parce qu’elle était kurde. Les femmes kurdes ont développé et appris la liberté grâce à la Jinéologie (Ndlr :“la science des femmes”, la pensée féministe théorisée par le PKK), qu’elles diffusent autour d’elles.
Le confédéralisme démocratique défend la liberté des femmes mais développe également
des formes de vivre ensemble et de démocratie directe nouvelles, que nous concevons comme une alternative à l’État-nation : le Rojava se structure grâce à des assemblées
locales formées des communautés qui le compose (les Kurdes, les Arabes, les Arméniens de Syrie, etc.). Autre exemple de cette volonté de vivre ensemble : à l’école, les enfants apprennent d’abord leur langue maternelle, puis celle de voisins. Plus on se connaît, plus on efface les distances qui nous séparent. Il y a également des projets menés comme les tresses vertes, qui incarnent les valeurs écologistes du mouvement en reboisant les zones
du Rojava. Mais ce projet ne plaît pas aux forces réactionnaires de la région :
– En Turquie, nous pouvons être emprisonné pour avoir chanté en kurde, comme Nudem Durak.
– En Syrie, nous étions considérés comme apatrides sur nos propres terres et Daesh a voulu nous détruire.
– En Irak nous avons été bombardés aux armes chimiques par Saddam Hussein.
– En Iran nous subissons les pendaisons et la violence de l’Etat.
Positions : Le 23 décembre 2022 un triple meurtre a eu lieu à Paris au Centre Démocratique Kurde. Peux-tu nous en parler ?
Berivan Firat : Le 22 décembre 2022, Emine Kara, Mîr Perwer et Abdulrahman Kizil, trois militants kurdes ont été tués au centre culturel Ahmet Kaya. Nous rejetons l’appellation de meurtre. Pour nous, c’est une triple attaque que nous qualifions de terroriste: le terrorisme, c’est un acte violent qui vise à traumatiser une partie de la population ou à déstabiliser l’ordre public. Cette attaque en a tous les aspects.
Je suis moi-même choquée à deux égards : à la fois par la violence de l’attaque et par son
traitement dans les instances judiciaires. Début décembre, sur le pont de Bir-Hakeim à
Paris, un franco-iranien a attaqué à l’arme blanche des touristes. Tout de suite le parquet
antiterroriste a été saisi. Ce n’a pas été le cas pour l’attaque de la rue d’Enghien. Pourtant,
quelle est la différence ? Il s’agit dans les deux cas d’une attaque meurtrière à visée de
terreur politique, l’un avec un couteau, l’autre avec une arme à feu.
Positions : Que peux-tu me dire sur l’assaillant ? Qu’est-ce qu’on connaît de lui ?
Berivan Firat : William Malet est un homme de 70 ans. Il a été présenté dans certains médias comme un vieux monsieur dépressif et atteint d’un racisme pathologique. Ce n’est pas aussi simple. Lorsqu’il attaque le Centre Démocratique Kurde, cela fait 11 jours qu’il est sorti de prison. Il avait été enfermé après avoir attaqué un camp de migrants en 2021. Avant sa remise en liberté, il avait été examiné psychologiquement par une commission qui avait déterminé qu’il était apte à être libéré. C’est également un individu formé aux techniques militaires: il sait conduire des trains, il a fait son service militaire dans le 3e régiment de parachutistes, il a un brevet de pilote, est judoka et se rend régulièrement dans des stands de tir. C’est un individu capable. La pathologisation de son racisme fait passer cette attaque pour une affaire de droit commun alors qu’il s’agit d’un assassinat politique.
Si la France refuse de caractériser l’affaire comme une attaque terroriste ce n’est pas parce
qu’il manque des éléments mais parce qu’on essaie de faire un geste. Nous demandons à ce que le parquet antiterroriste soit saisi et ce n’est pas le cas.
Positions : Il me semble, en plus, que le 23 décembre 2022, il y avait une réunion importante qui devait avoir lieu, non ?
Berivan Firat : Une réunion des responsables du mouvement des femmes kurdes devait se tenir pour organiser une commémoration. Nous approchions des 10 ans du triple assassinat de 2013. La réunion a été décalée parce qu’il y avait des problèmes de RER, mais William Malet est arrivé pratiquement à l’heure où elle devait se tenir. Pour venir au centre démocratique kurde à la date et l’heure de la réunion, à un moment de l’année comme les vacances de Noël où les gens ne sont pas forcément là, qu’il y a des ponts et des endroits fermés, il fallait l’avoir prémédité.
Positions : Tu peux nous rappeler où en est la justice concernant l’attentat de 2013 ?
Berivan Firat : En Janvier 2013, Fidan Doğan, Sakine Cansiz et Leyla Söylemez sont tuées par Ömer Güney, un homme lié au MIT (Ndlr : les services secrets turcs), près de la Gare du Nord. La procédure judiciaire est entravée par la volonté du gouvernement français de ne pas lever le secret défense. On a laissé traîner l’affaire et l’assassin est mort d’une tumeur en prison en 2016. Cela fait maintenant 11 ans que ces événements ont eu lieu et que nous attendons. Sakine Cansiz est une des cofondatrices du PKK et vous allez me dire qu’elle n’était pas surveillée ? Elle est tuée en pleine journée et les services français n’en savaient rien ?
Ömer Güney était un individu connu des renseignements et les notes le concernant qui ont été transmises au juge d’instruction étaient hachurées et rien n’était lisible.
Si la France avait fait éclore la justice et la vérité en 2013 on en serait pas là aujourd’hui.
On a usé les pavés parisiens et européens pour réclamer la vérité et la justice. La vérité pour l’attentat de 2013 nous la connaissons. Nous connaissons l’assassin, nous savons qui
a commandité l’attaque et nous savons ce qui empêche la justice de faire son travail : le
classement secret défense du dossier. Pour avoir la justice, il faut le déclassement du dossier de manière primordiale.
Manuel Valls, à l’époque ministre de l’Intérieur, avait dit à la suite des attaques de 2013 :
« Soyez assurés de la détermination des autorités françaises de faire la lumière sur cet acte« . Quelques jours plus tard, il est parti voir l’ambassade de Turquie affirmer le soutien de la France dans la lutte contre les « séparatistes du PKK ».
Quand on meurt à Raqqa on est des héros, mais quand on revient ici on est considérés comme des terroristes.
Positions : À ce propos, l’année dernière, lors de la manifestation du 24 décembre, un jeune a prononcé ceci : “La France n’a pas pu protéger les Kurdes. Nous avons combattu
contre Daesh en Syrie, pour que vous puissiez dormir tranquillement chez vous, mais
vous n’avez pas pu nous protéger ici ! Deux fois en dix ans ! On se fait tuer en Turquie,
on se fait tuer ici !”
Berivan Firat : Je comprends ce jeune. Nous avons combattu Daesh pour nous mais aussi pour le reste de l’humanité. Daesh avait été déclaré ennemi public mondial. Les Kurdes sont les seuls à avoir combattu au sol contre l’Etat Islamique. On nous a reproché de le revendiquer, certains expliquant que l’on a combattu uniquement pour nous. Sauf que Raqqa n’est pas une ville kurde, Manbij non plus n’est pas une ville kurde. Quand ces villes ont été libérées de Daesh, les Kurdes ont constitué des assemblées civiles et se sont retirés, mais 2500 des nôtres sont morts pour libérer Raqqa de l’Etat Islamique. C’est grâce à ces morts là-bas que nous sommes tranquilles ici. Emine Kara était l’une des commandantes de l’opération de libération de Raqqa. Elle a été blessée là-bas et quand elle est venue ici en France se faire soigner, la France lui a refusé l’asile.
Positions : En parlant d’Emine Kara, son parcours de vie comme celui des deux autres
assassinés le 22 décembre contient en son sein l’histoire du peuple kurde.
Berivan Firat : Oui, toute sa vie a été une lutte : Emine Kara a fui la barbarie de la Turquie à la fin des années 80-début 90 et a grandi avec sa famille à Maxmur au Başur, c’est un camp de réfugiés organisé dans la région après la répression turque. Elle a ensuite lutté contre Daesh dans le Nord et l’Est de la Syrie et notamment à Raqqa.
Positions : Comment se passe le traitement des militants kurdes en Europe ? Depuis le début de la guerre en Ukraine en 2022, la Suède et la Finlande ont entamé des démarches
pour adhérer à l’Otan, ce qui n’est pas sans conséquences pour les Kurdes sur place, non ?
Berivan Firat : Il y a des réfugiés politiques et des demandeurs d’asiles qui ont été remis par la Suède, qui est un pays qui a une histoire particulièrement écœurante envers les Kurdes. En 1986, le premier ministre de la Suède Olof Palme est assassiné. Et alors qu’aucune enquête n’a pu déterminer l’assassin, on a tout de suite pointé du doigt le PKK. Dans la foulée des années 90, et pour ne pas froisser leur partenaire turc, les pays européens et les États-Unis ont considéré le PKK comme une organisation terroriste car la Turquie est un pays stratégique au regard des relations internationales. Dans le cadre de la guerre en Ukraine, Ankara vend des drones à Kiev et laisse passer les bateaux de blés dans le détroit du Bosphore. Dans le conflit entre Gaza et Israël, Erdogan joue sur les deux tableaux : il défend le Hamas dans de long discours et en même temps il donne du matériel tactique aux soldats de Tsahal. Dans le conflit au Haut-Karabagh, il arme l’Azerbaïdjan pour créer un couloir qui va de Bakou à Ankara, en passant par le Zanguezour. La France, comme d’autres pays, coopère et quand il faut faire un geste politique, les fiches concernant les Kurdes sont divulguées à la Turquie.
Positions : Tu parlais du fait que vous êtes surveillés. En arrivant au CDK-F tout à l’heure, j’ai vu un camion de police stationné devant. Du coup vous êtes surveillés, protégés ou les deux ?
Berivan Firat : Il y a des policiers stationnés depuis décembre 2022. Ils sont censés être là pour nous protéger mais lorsqu’un membre de SADAT – une société militaire privée turque calquée sur Wagner – est venu faire des provocations, les policiers ne sont pas intervenus. On a dû batailler pour leur faire comprendre ce qu’il se passait. Après, ici c’est un lieu ouvert au public, ils ne peuvent pas contrôler tout le monde. Pour le reste, nous savons que nous sommes fichés et surveillés
Positions : Et ces attaques ont-elles changé ta façon de vivre ? Il y a une possibilité que tu sois visée, non ?
Berivan Firat : Ma vie n’est pas plus importante que celle de mon fils que j’ai perdu ou de ces milliers de Kurdes qui ont été assassinés. Mais si je meurs, s’il m’arrive quelque chose, ça serait la honte de la France et rien d’autre.
Positions : Qu’est ce qu’on peut souhaiter pour le CDK-F ?
Berivan Firat : La vérité et la justice. Le 6 janvier [Ndlr : l’entretien a été réalisé avant] il y aura une manifestation européenne à Paris, partant de la Gare du Nord. Nous appelons tous et toutes, les Kurdes et leurs amis à nous rejoindre. Il faut la levée du secret défense et on espère que l’attentat de 2022 va être pris en main par le parquet antiterroriste, que les notes des services sur l’attentat de 2013 vont être transmises à la Justice.