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Orthodoxie contre dogmatisme : Lukács contre le post-marxisme universitaire
En 1923, dans Qu’est-ce que le marxisme orthodoxe ?, Georg Lukács pose les bases d’une lecture rigoureuse du matérialisme historique, insistant sur le fait que l’orthodoxie marxiste ne se définit pas par l’adhésion à un corpus dogmatique de thèses, mais par la fidélité à un cadre théorique et épistémologique : la dialectique matérialiste. Cette position, loin d’être une simple querelle théorique, garde une actualité brûlante face aux dérives contemporaines du post-marxisme universitaire, qui fragmente l’analyse sociale et dilue le projet révolutionnaire dans un éclectisme stérile.
Par J. Cous Publié in #POSITIONS le 1 mars 2025 13 min de lecture
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Orthodoxie contre dogmatisme : Lukács contre le post-marxisme universitaire

En 1923, dans Qu’est-ce que le marxisme orthodoxe ?, Georg Lukács pose les bases d’une lecture rigoureuse du matérialisme historique, insistant sur le fait que l’orthodoxie marxiste ne se définit pas par l’adhésion à un corpus dogmatique de thèses, mais par la fidélité à un cadre théorique et épistémologique : la dialectique matérialiste. Cette position, loin d’être une simple querelle théorique, garde une actualité brûlante face aux dérives contemporaines du post-marxisme universitaire, qui fragmente l’analyse sociale et dilue le projet révolutionnaire dans un éclectisme stérile.

Aujourd’hui, le post-marxisme, en s’éloignant de l’analyse des rapports sociaux de production pour privilégier une approche structurelle, tend à considérer le capitalisme comme une structure parmi d’autres, isolée, arbitraire et dénuée de signification historique, ce qui conduit à nier sa possibilité de dépassement. Face à cela, Lukács nous rappelle que seule une appréhension dialectique et totalisante du réel permet de comprendre les sujets collectifs, leur vision du monde et leurs luttes permanentes pour la transformation ou la conservation de la totalité. Nous pensons avec lui que seule cette épistémologie permet d’élaborer une praxis révolutionnaire.

C’est cette opposition fondamentale que nous nous proposons d’examiner : d’un côté, un marxisme orthodoxe fondé sur la dialectique et la totalité ; de l’autre, un post-marxisme universitaire éclaté, qui remplace la transformation révolutionnaire par un jeu académique de déplacement des catégories. Cette vision du monde, purement descriptive et statique, occulte les dynamiques réelles de lutte et de transformation sociale, empêchant ainsi de penser l’activité sous-jacente et immanente des sujets collectifs en lutte.

Lukács et l’orthodoxie marxiste : une fidélité à la méthode dialectique

Dès les premières lignes de son essai, Lukács affirme que l’orthodoxie marxiste « ne consiste ni dans une foi en tel ou tel résultat de la recherche de Marx, ni dans une exégèse littérale d’un texte sacré ». Il s’agit bien plutôt d’une fidélité à une méthode spécifique : celle de la dialectique matérialiste. Contre un marxisme vulgaire qui réduirait l’histoire à un développement mécanique des forces productives, Lukács insiste sur l’importance de saisir la réalité sociale comme une totalité en mouvement, où chaque élément ne prend sens que dans ses relations dynamiques avec l’ensemble.

La dialectique matérialiste permet ainsi d’échapper à deux écueils : d’une part, le positivisme, qui réduit l’histoire à une somme de faits empiriques isolés, et d’autre part, l’idéalisme, qui déconnecte les phénomènes sociaux de leur base matérielle. Ce refus du positivisme est d’une importance capitale aujourd’hui, alors que le post-marxisme universitaire s’est précisément construit sur une critique du « déterminisme économique » attribué (souvent à tort) au marxisme classique.

Pour Lukács, c’est à travers la dialectique que le sujet collectif peut prendre conscience de sa position historique et de son rôle révolutionnaire.

Cette idée est essentielle : la conscience possible ne découle pas automatiquement des conditions matérielles, elle doit être produite par une praxis révolutionnaire qui articule théorie et action. Or, cette articulation est précisément ce que le post-marxisme tend à dissoudre en substituant à la dialectique une approche fragmentée du social.

La limite du texte de 1923 vient également du moment historique de sa conception : il fait de la classe ouvrière le sujet central et quasiment unique de l’histoire. La période révolutionnaire issue de 1917 et poursuivie par la révolution allemande explique ce focus de Lukács. Dès les années 1950, cette limite sera mise en avant par Lucien Goldmann, un des plus grands continuateurs de la pensée de Lukács. En étendant le sujet collectif à d’autres catégories que les rapports productifs capitalistes, il permet de mettre en avant la possibilité de comprendre le racisme ou le sexisme dans une lutte entre sujets collectifs, lutte produisant les structures sociales et les structures mentales portées par les individus. Seule cette épistémologie, dans la continuité des bases épistémologiques produites dès les premiers textes de Marx, notamment dans les Thèses sur Feuerbach, qui dès 1845, dans la thèse 1, critique la vision matérialiste mécaniste « contemplative » en gestation au XIXe siècle, permet une compréhension dialectique du social.

Lukács s’oppose radicalement à l’utilitarisme bourgeois et à l’économicisme d’un marxisme non dialectique, qui réduisent l’histoire et les actions humaines à des calculs d’intérêts individuels ou à des déterminations mécaniques des forces productives. L’utilitarisme, en inscrivant la rationalité dans une logique strictement instrumentale, occulte la dimension historique et dialectique des rapports sociaux, les figeant dans une conception statique où les individus agissent uniquement en fonction de leur profit immédiat. De même, un marxisme non dialectique, réduit à un simple déterminisme économique, nie la complexité des contradictions internes au mode de production et la capacité des sujets collectifs à modifier l’histoire par leur praxis. Pour Lukács, seule une vision totalisante du réel permet de comprendre que les transformations sociales ne résultent pas d’une mécanique inéluctable, mais de la lutte consciente des classes, façonnée par leur position matérielle et leur vision du monde. Ainsi, l’épistémologie dialectique s’oppose à toute conception réductrice de l’histoire, qu’elle soit celle du libéralisme économique ou d’un matérialisme historique dévoyé en fatalisme économique.

La centralité des sujets : la compréhension des comportements sociaux

Lukács s’inscrit dans la continuité de Marx en développant une lecture dialectique de la conscience et des structures sociales, notamment à travers son concept de réification. Il montre que la pensée humaine est toujours médiatisée par les rapports sociaux et historiques, ce qui implique que la rationalité est elle-même une construction située. Lucien Goldmann prolonge cette approche en mettant l’accent sur les sujets collectifs et la manière dont ils produisent des visions du monde cohérentes, structurant ainsi les comportements individuels. Il s’agit donc d’une filiation intellectuelle où chaque penseur approfondit l’analyse des liens entre individu et histoire, en insistant sur la nécessité de dépasser les catégories figées pour saisir la dynamique des transformations sociales.

La phrase de Marx « la raison a toujours existé, mais pas toujours sous une forme rationnelle » souligne l’idée que la rationalité humaine est historiquement déterminée. Elle ne se présente pas sous une forme universelle, mais selon les structures sociales et économiques qui organisent une époque donnée. Cette idée est reprise par Lucien Goldmann à travers son concept de « conscience possible », qui montre que les individus ne pensent jamais en dehors des cadres collectifs qui structurent leur existence.

Dans cette perspective, les comportements individuels doivent être analysés à l’aune des sujets collectifs auxquels ils participent. Ces sujets collectifs sont des groupes sociaux dotés d’une vision du monde cohérente, qui structure la manière dont ils conçoivent le réel. Ainsi, un comportement jugé irrationnel selon une norme dominante peut révéler une logique propre à un autre sujet collectif en formation. Par exemple, les paysans révoltés du XVIe siècle agissaient selon une rationalité propre à leur position historique, bien que leur insurrection ait semblé absurde aux yeux des classes dominantes.

Cette approche dialectique permet de comprendre comment certaines attitudes marginales ou perçues comme déviantes sont, en réalité, des manifestations d’une rationalité alternative. Goldmann, en étudiant Pascal et Racine, montre que certains individus expriment une conscience possible qui dépasse leur époque, anticipant des transformations historiques en gestation. Ainsi, ce qui paraît irrationnel dans une structure sociale peut apparaître parfaitement signifiant lorsqu’il est analysé dans une perspective plus large, où l’histoire est vue comme un mouvement de contradictions et de transformations. Ce cadre conceptuel permet de réinscrire les comportements individuels dans les logiques collectives et de comprendre leur signification au-delà des apparences.

Goldmann insiste sur le fait que la distinction entre fonctionnel et dysfonctionnel n’a qu’un sens relatif. Il écrit : « Une structure sociale donnée ne peut être comprise qu’à travers la vision du monde du sujet collectif qui lui correspond, et c’est cette vision qui détermine la frontière entre ce qui est fonctionnel ou dysfonctionnel » (Le Dieu caché). Ainsi, un comportement peut apparaître comme dysfonctionnel pour une structure en place, alors qu’il est en réalité porteur d’une nouvelle cohérence émergente. Cette relativité de la fonctionnalité empêche toute lecture figée des structures et impose une analyse dynamique des contradictions historiques.

Dans cette perspective, la conscience joue un rôle central : elle ne se réduit ni à une simple réaction affective ou pulsionnelle, ni à une rationalité froide et calculatrice. Dans le marxisme dialectique, elle est toujours médiatisée par l’histoire et les rapports sociaux, s’inscrivant dans un mouvement de dépassement des contradictions. Elle exprime ainsi une dynamique où la subjectivité et l’objectivité se rencontrent, permettant aux individus et aux groupes de prendre part activement à la transformation du réel. C’est cette dialectique de la conscience qui permet à Goldmann de penser les visions du monde comme des formes transitoires, en tension entre leur ancrage historique et leur capacité à anticiper de nouvelles structures sociales.

L’actualité brûlante du marxisme : renouer avec une critique totalisante de la société et construire sa transformation.

Le marxisme, lorsqu’il est bien compris comme une science totale et dynamique, offre une compréhension holistique des phénomènes sociaux qui dépasse largement l’analyse strictement économique des rapports de production. À une époque marquée par des crises multiples — qu’elles soient économiques, sociales, écologiques ou culturelles —, le marxisme apparaît comme un outil intellectuel d’une nécessité impérative pour saisir la complexité du capitalisme contemporain. Il n’est pas réductible à une simple grille d’analyse des intérêts économiques rationnels ; il se propose plutôt d’examiner la totalisation des rapports sociaux, dans leur profondeur historique et leur articulation complexe.

La force de la pensée marxiste réside dans sa capacité à intégrer la multiplicité des luttes sociales qui structurent le monde actuel. Ce n’est pas uniquement une question d’analyse des conditions économiques, mais aussi de comprendre comment ces dernières interagissent avec des structures de pouvoir plus larges — celles du genre, de la race, de la culture, etc. En ce sens, le marxisme permet de rendre intelligibles les conflits entre différents sujets collectifs, qu’il s’agisse des classes sociales, des communautés raciales, des luttes féministes ou des résistances écologiques. Ces luttes ne sont pas des phénomènes isolés, mais des facettes d’une lutte plus large contre un système capitaliste qui, tout en cherchant à dominer et à rationaliser les rapports sociaux, produit simultanément des fractures et des résistances multiples.

Dans cette perspective, l’approche totalisante du marxisme va au-delà de la simple analyse des rapports de production. Elle s’intéresse à la manière dont ces rapports se répercutent sur les mentalités, les représentations sociales et les pratiques quotidiennes des individus et des groupes. L’analyse des rapports sociaux de classe, de genre ou de race s’entrelace avec celle des structures mentales et des idéologies qui sous-tendent les systèmes de domination. C’est là que réside la puissance critique du marxisme : il permet de déconstruire les idéologies dominantes qui masquent la réalité des rapports de pouvoir et d’exploitation, tout en mettant en lumière les pratiques sociales qui peuvent potentiellement les subvertir.

En outre, le marxisme, loin d’être un simple savoir académique, est une conscience révolutionnaire qui lie théorie et pratique. Ce n’est pas une pensée purement intellectuelle ou spéculative ; elle est animée par une visée transformative. Le marxisme nous invite à comprendre le monde non pas comme un ensemble de phénomènes à observer passivement, mais comme un ensemble de processus que l’on peut, et que l’on doit, changer. Dans cette optique, la théorie marxiste devient indissociable de la lutte révolutionnaire : elle n’est pas simplement une science des rapports sociaux, mais un outil de mobilisation et de transformation, orienté vers l’émancipation des opprimés.

Ce caractère révolutionnaire de la pensée marxiste se manifeste par sa capacité à relier les luttes fragmentées en une perspective unifiée. Le marxisme nous enseigne que les contradictions du capitalisme ne se limitent pas aux seuls conflits économiques, mais qu’elles traversent toutes les dimensions de la société. Les luttes de classe, de genre, de race ou environnementales ne sont pas séparées les unes des autres, mais s’inscrivent dans une même dynamique de résistance à un système global d’exploitation. Ainsi, loin de se limiter à une simple analyse des rapports de production, le marxisme permet de comprendre la lutte entre différentes visions du monde et de la société, celles portées par les classes dominantes et celles émancipatrices des opprimés.

En conclusion, le marxisme comme science totale et conscience révolutionnaire est plus que jamais nécessaire pour comprendre le capitalisme contemporain. Il permet de saisir l’interdépendance des différentes luttes sociales et des structures mentales qui les soutiennent. En ce sens, loin d’être un savoir abstrait ou une simple critique économique, il constitue une méthode d’analyse et d’action pour comprendre et transformer le monde. Cette perspective permet de lutter contre les dérives d’un marxisme académique déconnecté de la pratique et de rétablir l’ambition première du marxisme : non seulement comprendre le monde, mais aussi participer activement à sa transformation.

Les attaques contre ce retour du cadre total et général du marxisme se font entendre, nous comprenons pourquoi, qu’ils se préparent, cela ne fait que commencer !