Non, les chars russes ne sont toujours pas à Paris !
Depuis 2022 et l’invasion de l’Ukraine par la Russie, on entend régulièrement des voix s’élever s’inquiétant de la menace d’une attaque du Kremlin contre le reste de l’Europe. Face à la terrible armée Russe, les Européens seraient démunis et devraient multiplier leurs dépenses militaires pour faire à ce défi. Et surtout, il faudrait relever un défi en termes de personnel militaire, quitte à recourir au service obligatoire et envoyer la jeunesse mourir au front. Dernière recrue de ce chœur militariste, le journaliste Usul : loin des convictions pacifistes qu’il affichait dans son émission « 3615 Usul », il se prononce en faveur du rétablissement d’un « service militaire volontaire » dans l’émission Backseat du 27 novembre. Seule une menace concrète et réelle pourrait éventuellement justifier une telle militarisation de la société et il convient donc de se demander si l’ours Russe ne serait pas un tigre de papier.
Introduction
La Russie est un pays à l’histoire militaire longue et complexe. Celle-ci fait la part belle à la guerre défensive : de la politique de la terre brûlée employée face au tyran Napoléon à la prise de Berlin des mains des nazis, elle a pu se faire passer pour une forteresse imprenable. La Russie – bénéficiant de la croyance orientaliste selon laquelle son peuple est rustre, violent et ne s’accommodant que de la tyrannie – jouit auprès du grand public et des journalistes mal avisés d’une réputation militaire de premier plan que l’histoire lui a taillée. Cette réputation, qu’elle soit historique ou contemporaine, ne peut cependant être prise au pied de la lettre. Comment, face à cette renommée, peut-on expliquer que la Russie peine à conquérir l’Ukraine après plus de 3 ans de conflit ? Et au terme de celui-ci, pourrait-elle être en mesure de mener et gagner une guerre contre les nations européennes ? Une analyse plus fine permet d’en douter. Cet article vise à démontrer, dans un premier temps, que l’invasion et la guerre que mènent les Forces Armées de la Fédération de Russie ont conséquemment et durablement érodé ses capacités opérationnelles. Dans un second temps, on comparera les capacités de l’armée et de l’industrie de la défense de chaque camp, pour bien mettre au jour l’impasse absolue que représenterait une invasion de l’Europe pour le Kremlin. Après cela, il deviendra évident qu’aucune menace d’invasion Russe ne suffirait à motiver le retour au service militaire.
Après trois années de conflit, de quelles forces disposent la Russie ?
Suggérer la possibilité d’un conflit avec la Russie nécessite de poser la question de son amplitude, et des forces que pourraient déployer cette dernière. Il est important pour y répondre d’examiner l’état actuel de l’armée russe, du complexe militaro-industriel russe, mais également son comportement durant la guerre. Pour ce faire, cette première partie analysera les coûts en termes de matériel, de munitions et d’hommes et la façon dont ceux-ci sont assumés par l’Etat et l’industrie d’armement – tout en intégrant comment la conduite de la guerre a conditionné ces données.
Les premières semaines de la guerre ont offert l’une des leçons les plus précieuses : malgré une percée initiale relativement efficace, les forces armées russes ne sont pas parvenues à maintenir et consolider les positions acquises et ont ultimement perdu certains de ces fronts. C’est par exemple le cas de l’aéroport d’Hostomel, où les colonnes censées relever les troupes aéroportées ne sont jamais parvenues à les rejoindre. Cette défaite met un terme à l’assaut terrestre russe vers Kiev qui, ne parvenant pas à opérer la jonction suffisamment rapidement, permit aux Ukrainiens de concentrer leurs forces sur cette région et de repousser l’assaut par le Nord.[1]

Légende : des erreurs de planification et de logistique ont miné l’assaut initial des FAFdR provoquant des blocages routiers s’étendant sur des dizaines de kilomètres, comme ici au Nord de Kiev.
Sans s’étaler sur les problèmes opérationnels auxquels ont été confrontées les forces armées russes, cet épisode du début du conflit démontre qu’un « point culminant de l’offensive » est à situer aux premières heures de la guerre : passé une première poussée, les exigences logistiques et opérationnelles d’une poursuite vers l’Ouest sont telles que les percées russes au sein du territoire Ukrainien sont rendues impossibles.[2]

Légende : Fixation des lignes de front : la prise de l’aéroport d’Hostomel échoue, l’invasion terrestre (Est) et le débarquement maritime (Sud) sont stoppés au début de leur avancée.
A ce moment, l’idée d’une guerre rapide suivi d’un changement de régime à Kiev est anéantie. D’une guerre de mouvement, on passe alors très vite à une fixation de la ligne de conflit : la logique qui prend le pas est alors celle de l’attrition, la longue usure des lames qui s’entrechoquent jusqu’à ce que l’une d’entre elles, ou la main qui la tient, ne cède. Dès ce moment, la progression de l’armée d’invasion se fait en dent de scie, sans toute fois l’empêcher absolument de progresser.
Face à cette nouvelle configuration du champ de bataille, l’armée russe retient les leçons et évolue significativement : l’émergence et la fixation de nouveaux fronts après la contre-offensive ukrainienne de septembre 2022 pousse les forces d’invasion à se réorganiser en fonction de ceux-ci. La stratégie d’attrition se perfectionne notamment lors de la bataille de Bakhmut, avec un encerclement progressif, des assauts coûteux et répétés (portés par des forces auxiliaires, tels que Wagner ou les régiments formés de prisonniers) soutenus par une puissance de feu formidable, mais qui parviennent à leurs objectifs.[3] Mais l’attrition est une arme à double tranchant : les Forces Armées Ukainiennes (FAU) ont finalement mené leur ennemi à une pénurie temporaire de personnel, forçant l’armée russe à augmenter son volume de feu, et donc à consommer toujours plus de munitions et notamment d’artillerie.[4] Si au cours de la guerre les FAFdR ont pu recouvrer des forces et obtenir un certain renouvellement de leur personnel (par des incitations financières, des mobilisations partielles et un effort de propagande belliciste), les FAU n’ont elles pas bénéficié d’une telle réserve de personnel, cette tendance impactant fortement le déroulé du conflit jusqu’à aujourd’hui, au désavantage de l’Ukraine.[5]

Légende : les pertes russes connaissent une forte augmentation avec les premières contre-offensives russes. La situation se détend après les avancées de la mi-2023 (fin des batailles de Bakhmut et Marioupol).
Dans l’espace aérien, l’offensive russe a été marquée à ses débuts par des échecs répétés, indiquant une impossibilité pour les forces aérospatiales russes d’obtenir la suprématie aérienne. Malgré un avantage qualitatif et quantitatif certain sur les forces aériennes ukrainiennes, le ciel demeure un espace contesté jusqu’à aujourd’hui, notamment car les forces d’invasion n’ont pas pu détruire les défenses antiaériennes ukrainiennes.[6] Dans cet espace, on retrouve la même dynamique que dans le combat terrestre, à savoir un déplacement vers une guerre d’attrition : les appareils les plus chers sont progressivement réservés à certaines missions spécifiques, et le rôle de soutien aérien général est attribué à des plateformes moins coûteuses, notamment les drones Shahed, qui font partie de la production nationale qui a également commencé à produire sous licence des modèles étrangers.

Légende : la stratégie de saturation russe débute en septembre 2022 et s’intensifie progressivement.
Si les modèles les plus légers (notamment les drones FPV) peuvent être produits dans de larges quantités parfois même par des privés, les modèles plus avancés et plus performants sont au cœur d’une logistique complexe et leur production dépend de divers approvisionnements étrangers.[7] La mobilisation de l’économie au service de la guerre a permis d’atteindre un rythme de production d’avions de combat en constante augmentation depuis le début de la guerre. Le co-développement et la participation financière des pays étrangers visant à acquérir la plateforme pour leur propre utilisation (l’Algérie étant le premier pays hors de la Russie à avoir pu intégrer le Su-57 dans sa flotte) font que toute la production ne peut pas intégrer les forces russes.

Légende : Production d’avions d’entraînement et de combat en Russie par modèle, 2019-2023.
La Russie est incapable de produire suffisamment d’avions pour déborder les défenses ukrainiennes : l’appui des troupes au sol doit donc passer par d’autres moyens, notamment l’artillerie. Les statistiques concernant le nombre d’obus tirés démontrent un avantage constant pour les forces d’invasion, bien que s’amenuisant avec le temps. Les estimations disponibles vont de 20 000 à 60 000 tirs par jour, selon les experts et les périodes. Cette dépense faramineuse d’obus a nécessité que l’artillerie russe consomme une grande partie des réserves héritées de la période soviétique, mais qu’elle multiplie également sa production et démarche d’autres nations pour se procurer les munitions nécessaires, comme la Corée du Nord, l’Egypte ou l’Iran.[8]

Légende : la production d’obus explose dès que commence la guerre d’attrition et poursuit une augmentation constante.
L’artillerie est donc un nœud central de la réflexion militaire russe car elle est indispensable au fonctionnement de l’armée. De plus, les pièces d’artillerie déployées peuvent être détruites par l’adversaire ou rendues inopérantes par l’usure, auquel cas il devient nécessaire d’en remplacer tout ou partie. Là aussi, la mobilisation industrielle a été massive sans qu’elle ne puisse répondre à la demande. Les solutions ont été le déploiement de modèles de plus en plus vieux et issus des anciennes réserves ; leur cannibalisation a servi de sources de pièces de remplacement pour des systèmes plus récents.[9]

Légende : Les images satellites permettent d’estimer les quantités de pièces d’artillerie ayant été sorties des arsenaux de l’ère soviétique.
Dans un contexte de manque de personnel et compte tenu d’une supériorité aérienne relative, elle devient le noyau de la défense russe. Sa surutilisation a donc un coût en termes de munitions et de pièces d’artillerie : le premier ne peut être assumé qu’avec l’appui de fournisseurs étrangers, et le second, dépassant largement les capacités de production de l’industrie d’armement national, force à brûler les réserves d’équipements de l’ère soviétique par le déploiement de ces pièces ou leur démantèlement au profit de systèmes plus modernes mais éprouvés par un emploi massif.
Les FAFdR accusaient également un certain retard dès le début de la guerre dans la modernisation de leur flotte de véhicules de combat. Le meilleur exemple en est l’échec du programme T-14 Armata. Ce nouveau blindé devait constituer le fer de lance des forces terrestres russes mais subit un retard de production considérable (à ce jour, seuls 10 ont été fournis et aucun n’a été déployé). Les efforts se sont conséquemment tournés vers la modernisation des appareils les plus récents déjà en service comme les chars T-80 et T-90.[10]

Légende : nombre de chars de combats détruits entre février 2022 et décembre 2024.
Les lourdes pertes du début du conflit, tant parmi les chars que parmi les véhicules de transport et de soutien à l’infanterie, ont amené le commandement et l’Etat russe à développer un large réseau d’infrastructures visant à remettre sur pied et moderniser des véhicules stockés dans les anciens dépôts de l’ère soviétique.[11] Certains sont mêmes déployés en l’état. Ainsi, des T-62 et T-55 (modèles du début de la Guerre Froide) sont déployés sur le champ de bataille ; les anciens T-34 qui ont repoussés les armées nazies n’ont pour l’instant pas été sortis des musées pour servir le projet expansionniste du Kremlin. Si cette méthode a permis d’augmenter la production de 215 % entre le début de la guerre et la fin 2024, elle met en évidence la façon dont la stratégie d’attrition nécessite un effort industriel considérable et entraîne laconsommation de réserves construites durant plusieurs décennies de course aux armements. Les véhicules de combat d’infanterie et les transports de troupes blindés sont également concernés par les importantes pertes : au dernier trimestre 2024, la production atteignait 141 % de ce qu’elle était au début de l’invasion. Près de 80 % de ces véhicules sont issus des arsenaux et se voient apporter quelques modifications ou réparations avant d’être déployés.[12]
On comprend donc que le conflit actuel impacte durablement les capacités opérationnelles des FAFdR. La Russi a démontré son incapacité au début de la guerre à obtenir une victoire rapide par des échecs sur les plans stratégiques et opérationnels, alors même que son armée était dans sa configuration la plus technologiquement avancée, et face à une armée ukrainienne qui bien qu’en préparation depuis plusieurs années n’avait pas encore reçu l’essentiel des armes qu’elle a obtenu des pays du centre impérialiste. Cela a contraint l’envahisseur à opter pour une guerre d’attrition, bien plus coûteuse en matériel. Pour poursuivre la guerre, la Russie a dû brûler les stocks qu’elle avait hérité de l’Union soviétique et n’a utilisé qu’avec parcimonie ses systèmes d’armes les plus performants. Reconstituer ce stock prendrait des décennies et nécessiterait un effort industriel se prolongeant bien après la guerre. La production de nouveaux appareils a atteint un plateau en début 2024 qu’il sera compliqué de dépasser en raison de la limitation matérielle des budgets allouables (bien que pouvant être atténuées par une cessation des hostilités). A cela s’ajoute un manque de main-d’œuvre et des perspectives démographiques défavorables. L’impact sur les autres dépenses étatiques imposeront à terme un frein à la production militaire et la Russie ne pourra que difficilement parvenir à recouvrir ses forces d’avant-guerre, l’empêchant donc de réutiliser à l’avenir sa stratégie d’attrition.[13] Le complexe militaro-industriel est par ailleurs peu susceptible de trouver son salut financier dans l’exportation, celle-ci étant limitée par le conflit et par une baisse antérieure à 2022 et aux rounds de sanctions massives.[14]
La fable de l’Europe désarmée
L’armée russe a donc été définitivement affaiblie par la guerre qu’elle mène en Ukraine depuis 2022. Elle n’est pas parvenue à s’imposer brièvement contre un pays ne disposant pourtant que d’une fraction de la puissance militaire européenne. Cependant, on pourrait penser que les troupes ressortant aguerries du conflit et l’industrie ayant été portée à son maximum, la force militaire du Kremlin aurait été démultipliée et serait à même de mener un assaut de grande envergure contre les pays européens. Afin de démontrer l’absurdité d’une telle comparaison, la suite de l’analyse comparera les capacités des armées et des complexes militaro-industriels russe et européen. Afin de bien expose l’ampleur de la supercherie, on proposera de ne prendre en compte pour la comparaison du matériel militaire que les 3 premières armées d’Europe: à savoir la France, l’Allemagne et le Royaume-Uni. On exclura toute intervention des Etats-Unis, dont les forces armées sur de nombreuses métriques supérieures (flotte, personnel, dépenses ou encore nombre d’avions) règleraient encore plus catégoriquement la question que l’on pose ici. Cela permet également de concentrer la question sur les forces européennes, et non celles de l’OTAN.
Comme évoqué précédemment, c’est notamment l’échec de la campagne aérienne russe qui a transformé ce qui devait être une campagne rapide en longue guerre d’attrition. Il est donc logique de commencer par poser la question des performances d’une alliance européenne contre les FAFdR dans le domaine aérien. On estime, du côté russe, à 1559 le nombre d’avions de combat dont les forces aériennes disposeront pour l’année 2026 : ce chiffre faramineux, représentant 11 % des flottes de combat mondiales, est néanmoins à relativiser. On compte dedans un grand nombre de Mig-28, Su-27 et Su-24 dont le développement remonte aux années 70. Les systèmes les plus récents comme le Su-57 sont plus rares (une trentaine d’appareil seulement), et leur production est partiellement réservée à l’exportation.[15] En comparaison, les 3 pays européens sélectionnés pour cette analyse ne disposent en 2025 « que » de 630 appareils. En revanche, les Rafale B/C et Eurofighter Typhoon qui composent l’essentiel de ces flottes sont des appareils plus récents et modernisés, et le Royaume-Uni et l’Allemagne ont déjà débuté l’intégration de F-35 américains dans leur flotte, disposant donc de l’avion le plus moderne du monde.[16] A titre de comparaison, les forces aériennes ukrainiennes disposaient de moins d’une centaine d’appareils au début de l’invasion, essentiellement composée de modèles similaires à ceux des FAFdR .[17] Il faut ajouter à cela que la défense antiaérienne ukrainienne était essentiellement composée des systèmes S-300, Buk-M1 et S-125 Pechora développés entre les années 1960 et la fin des années 1990.[18] En comparaison, la force coalisée européenne disposerait de plus de 200 systèmes antiaériens, parmi lesquels des lance-missiles Patriot (allemands).
La suprématie aérienne semble donc bien plus accessible aux Européens qu’elle ne l’est aux FAFdR, et avec elle, la possibilité d’un scénario similaire au déroulement de l’opération Desert Storm de la guerre du Golfe, où les forces américaines ont pu dominer totalement le combat au sol car ils disposaient d’un contrôle total du ciel Irakien. En termes de production, les capacités (en partie américaines, puisque le Royaume-Uni et l’Allemagne emploient des F-35 américains) européennes sont largement supérieures : une quarantaine d’appareils sur 2022, suivi d’un apport à peu près similaire en 2023.[19] Si cela laisse à penser que la capacité à nourrir un feu d’artillerie quasi constant sera moins déterminante, l’Europe prend néanmoins la question de la production d’obus d’artillerie au sérieux[20]. Elle bénéficie également du standard OTAN qui oriente la production vers un seul type d’obus pouvant être usé par différentes plateformes.
Dans le domaine des blindés, on dispose déjà de données sur les performances des chars européens contre les chars russes : les FAFdR ne sont parvenues à détruire que 2 des 13 chars Challenger II envoyés par les Britanniques[21] – qui disposent encore de 200 blindés de ce type dans leurs propres arsenaux. La France, quant à elle, possède 200 chars Leclerc, dont une centaine doivent à ce jour avoir été modernisés aux derniers standards[22]. Sur les 3 pays sélectionnés, près de 500 blindés de dernière génération ont été produits ou modernisés entre 2020 et 2025.[23] Le contraste est ici évident puisque la Russie a été incapable de produire et de déployer des chars aussi récents, et a dû se résoudre à se limiter à la modernisation d’anciens modèles. Si bien entendu le nombre de blindés perdus ne peut à lui seul démontrer la « supériorité » des modèles d’un camp sur ceux d’un autre, la différence dans leur degré de développement technologique amène à les penser plus performants. Par ailleurs, leur production est indépendante de la cannibalisation d’un stock préexistant, et ils forment donc logiquement une ressource militaire plus durable.
Le personnel militaire est le point où les métriques semblent aux désavantages des Européens : coalisés, la France, le Royaume-Uni et l’Allemagne ne disposeraient que d’environ 50 % de la force militaire russe actuelle.[24] Cette comparaison doit cependant être nuancée : si le calcul actuel se concentre sur les 3 principales puissances militaires du continent, la participation d’autres Etats européens comme la Pologne ferait définitivement pencher la balance dans l’autre sens (l’UE comptant 1,4 millions de militaires, nombre plus conséquent si l’on parle des membres européens de l’OTAN, principalement grâce à la Turquie).[25] De plus, l’armée russe est actuellement à un pic de capacité qui est loin d’être atteint par les pays européens qui pourraient créer des mécanismes incitatifs (financiers par exemple) afin d’étendre leur recrutement.
Dans l’hypothèse d’une guerre, l’Europe de l’Ouest et ses capacités industrielles pourraient-elles être capturées par l’armée russe ? Au vu de la distance entre la Russie et l’Allemagne, la France ou l’Italie et de la pénible avancée russe en Ukraine cela est peu probable. En dépit de cela, la Russie pourrait-elle par des moyens conventionnels toucher certaines capitales européennes ? Rien n’est moins sûr. Concernant par exemple Paris, il faut noter que celle-ci se situe comme Londres, Berlin ou Madrid à plus de 2000 kms de la frontière Russe, et donc de la portée opérationnelle des appareils des FAFdR, même les plus récents. Par ailleurs l’Amiral Kouznetsov étant définitivement hors-jeu[26] et aucun projet de remplacement du porte-avion n’étant en cours, il est impossible pour la Russie de projeter aussi loin ses forces aériennes. Cependant, le même discours ne peut être tenu pour la Russie. Si la France, l’Allemagne et le Royaume-Uni ne disposent à eux trois pas d’une force numériquement suffisante, réunis, ils comptent 3 porte-avions leur permettant d’effectuer des frappes aériennes dans certaines parties plus reculées du territoire Russe, en partant du Pacifique ou de la mer Baltique. Comptant un grand nombre d’états côtiers, l’Union Européenne quant à elle écrase numériquement la flotte russe, ouvrant la possibilité d’un débarquement à l’est de la Russie.[27]
A ce stade, il est évident qu’un conflit conventionnel entre la Russie et les Etats européens serait au total désavantage de cette dernière et augurerait une défaite cuisante pour les FAFdR. Disposant d’un avantage déterminant dans le domaine aérien, le camp occidental serait en mesure d’éviter le piège de l’attrition. De plus, l’industrie de défense européenne – bien que ne bénéficiant pas d’un énorme arsenal hérité de décennies d’accumulation de matériel militaire – peut tout à fait se mesurer à celle de la Russie, sans même avoir à effectuer une transition vers un Etat de guerre nécessitant une concentration des dépenses et des ressources. Elle produit également des systèmes d’armes plus performants qui d’après l’expérience ukrainienne obtiennent de très bons résultats contre ceux dont disposent les FAFdR. La communauté européenne serait également dominante dans le domaine maritime et disposerait d’un plus grand nombre de troupes.
Conclusion
Au terme de cette discussion, il apparaît clairement que la Russie n’est pas en mesure de se lancer dans une guerre contre les Etats européens, et encore moins de la gagner. Le stock titanesque d’armes et de munitions hérité de l’U.R.S.S. a été dilapidé depuis l’invasion de l’Ukraine en 2022. Cette guerre contre un ennemi bien plus faible militairement et industriellement aura poussé le Kremlin dans ses retranchements, et il ne sera parvenu à progressivement s’y imposer qu’au prix de lourdes pertes humaines et matérielles. C’est une leçon que comprennent clairement les analystes travaillant conjointement aux institutions militaires, quoi que puissent publiquement en dire les hauts-gradés depuis le début de l’invasion.[28] Si une menace Russe existe, elle ne peut donc en aucun cas être traduite par une guerre conventionnelle. C’est ce que suggèrent certains analystes par le truchement du concept de « menace hybride » : les attaques informatiques contre les infrastructures, l’espionnage ou la désinformation.[29] C’est d’ailleurs dans cette dernière catégorie qu’il faudrait interprêter les récentes déclarations du Kremlin sur une potentielle guerre avec l’Europe. Toute opinion contraire est soit une négation des réalités matérielles, soit une volonté évidente de pousser les Etats européens dans un conflit violent dont le profit profitera à ceux qui détiennent l’industrie de défense tout en fauchant les classes les plus défavorisées. La réactivation d’un service militaire ne permettra pas de contrer les attaques les plus concrètes, par exemple dans l’espace cyber : ces postes nécessitent de recruter parmi une main-d’œuvre déjà formée et tout au mieux l’édification d’une réserve de personnel parmi les professionnels civils peut-elle parvenir à fournir le personnel nécessaire en cas de besoin.[30] Cette mesure ressemble, dans ce contexte, plus à un regain d’autoritarisme du capitalisme face à la crise qu’il traverse plutôt qu’une réponse à un risque crédible.
Bibliographie
Bilousova, O. Ribakova, E., Risinger, L. & Shkurenko, P. (2025). Disassembling the Russian War Machine: Key Players and Nodes, Kiev, KSE Institute, 57 pages.
Borges, L., Eslami, M., & Layton, P. (2025). The return of expendable mass to air warfare: attrition versus manoeuvre in air operations. Defense & Security Analysis, p. 1–24.
Borovikov, I., Cranny-Evans, S., Hutyk, D., Kalcheva, M., Karlovskyi, D., Opria, A., Plachkova, M., Somerville, G., Staykov, N., Vasileva, A., Veselovskyi, B., Watling, J., Yurchenko, O. & Zhul, O (2024). Ore to Ordnance: Disrupting Russia’s Artillery Supply Chains, Open Source Centre & Royal United Services Institute, 69 pages.
Burikov, A. & Wolff, G. B. (2025). « Defending Europe without the US: first estimates of what is needed », Bruegel.
Cakiroglu, A. C. (2024). « Russian Operational Art for Attrition in Ukraine », Türk Savaş Çalışmaları Dergisi Vol. 5, N. 1, p. 90-128.
Cazelet, M. & Cranny-Evans, S. (2018). Russia plans to upgrade T-80 and T-90 jeopardise Armata Programme, IHS Jane’s Defence Weekly.
Cooper, J. (2024). Military Production in Russia Before and After the Start of the War With Ukraine: To What Extent has it Increased and how has This Been Achieved? The RUSI Journal, 169(4), 10–29.
Connolly, R. & Massicot, D. (2024). Russian Military Reconstitution: 2030 Pathways and Prospects, Washington, Carnegie Endowment for Peace, 82 pages.
FlightGlobal, 2026 World Air Forces, 36 pages.
FlightGlobal, 2026 World Air Forces, 36 pages.
Gady, F. S., & Kofman, M. (2023). Ukraine’s Strategy of Attrition. Survival Vol. 65 N. 2, p. 7–22.
Gros, P. & Tourret, V. (2022). « Guerre en Ukraine : l’armée russe est-elle sur le point d’atteindre le « point culminant » de son offensive ? », Notes de la FRS 8/22, p. 1-20.
Jakupec, V. (2024). The West’s Response to the Ukraine War. Contributions to Security and Defence Studies. Berlin, Springer, p. 127-145.
Madni, T. (2025). « The Russian Invasion of Ukraine and Lessons for the Future of Air Superiority », Georgetown Security Review, Vol. 12 Issue 2, p. 52-63
Markov, D. (2024). « Use of Artillery Fire Support Assets in the Attrition Approach in the Russia-Ukraine Conflict », Environment. Technology. Resources. Rezekne, Latvia, Proceedings of the 15th International Scientific and Practical Conference. Volume IV, Rezekne, Rezekne Academy of Technologies, p. 178-182.
Marrup, K. (2025). « Russia’s use of drones in the Ukraine war – a technological development with doctrinal implications », in Poulsen, N. B. & Staun, J. (éds): Russia at War Intention and Military Capability after Ukraine, Copenhague, Djof Forlag, p. 211-226.
Péria-Peigné, L. (2025). Military Stockpiles: A Life-Insurance Policy in a High-Intensity Conflict, Paris, Institut Français des Relations Internationales, 62 pages.
Renz, B. (2018). « Russia and ‘hybrid warfare’ », in Ed: Götz, E « Russia, the West, and the Ukraine Crisis », London, Routledge, p. 52.
Sankaran, J. (2024). « The failures of Russian Aerospace Forces in the Russia–Ukraine war and the future of air power », Journal of Strategic Studies, Vol. 47 N. 6–7, p. 860–887.
Scarazzato, L., Liang, X., Tian, N., & Lopes da Silva, D. (2024). “Developments in Arms Production and the Effects of the War in Ukraine”, Defence and Peace Economics, Vol. 35 N. 6, p. 673–693.
Steward, O. B. (2024). « A Lesson in Doctrinal and Operational Failures: The Battle of Hostomel Airport and the Russian Military’s Failure to Capture Kyiv », Romania and the new Dynamics of International Security, Vol. 2 N. 1, p. 125-131.
Table des figures
FIG A
Légende : des erreurs de planification et de logistique ont miné l’assaut initial des FAFdR provoquant des blocages routiers s’étendant sur des dizaines de kilomètres, comme ici au Nord de Kiev.
Source : The Economist
https://www.economist.com/europe/2022/03/04/why-a-huge-russian-convoy-remains-stalled-north-of-kyiv
FIG B
Légende : Fixation des lignes de front : la prise de l’aéroport d’Hostomel échoue, l’invasion terrestre (est) et le débarquement maritime (sud) sont stoppés au début de leur avancée.
Source : Neue Zürcher Zeitung, d’après les données de Liveuamap.
https://www.nzz.ch/english/ukraine-war-interactive-map-of-the-current-front-line-ld.1688087
FIG C
Légende : les pertes Russes connaissent une forte augmentation avec les premières contre-offensives Russes. La situation se détend après les avancées de la mi 2023 (fin des batailles de Bakhmut et Marioupol).
Source : International Institute for Strategic Studies, d’après des données de l’International Institute for Strategic Studies, FAU, The New York Times, Mediazona.
FIG D
Légende : la stratégie de saturation Russe débute en septembre 2022, et s’intensifie progressivement.
Source : Avila, F., Hamza Altaf, M. Hollenbeck, N., Ramirez, J. & Sharma, A. (2025). « Calculating the Cost-Effectiveness of Russia’s Drone Strikes », Washington, Center for Strategic and International Studies.
https://www.csis.org/analysis/calculating-cost-effectiveness-russias-drone-strikes
FIG E
Légende : Production d’avions d’entraînement et de combat en Russie par modèle, 2019-2023
Cooper, J. (2024). Military Production in Russia Before and After the Start of the War With Ukraine: To What Extent has it Increased and how has This Been Achieved? The RUSI Journal, 169(4), 10–29.
FIG F
Légende : la production d’obus explose dès que commence la guerre d’attrition et poursuit une augmentation constante.
Source : Keeles, E. (2024). « Russian Military Industry ». Estonian Foreign Intelligence Service.
raport.valisluureamet.ee/2024/en/1-russian-armed-forces-and-the-war-in-ukraine/1-3-russian-military-industry/
FIG G
Légende : Les images satellites permettent d’estimer les quantités de pièces d’artillerie ayant été sorties des arsenaux de l’ère soviétique.
Sourci : Borovikov, I., Cranny-Evans, S., Hutyk, D., Kalcheva, M., Karlovskyi, D., Opria, A., Plachkova, M., Somerville, G., Staykov, N., Vasileva, A., Veselovskyi, B., Watling, J., Yurchenko, O. & Zhul, O (2024). Ore to Ordnance: Disrupting Russia’s Artillery Supply Chains, Open Source Centre & Royal United Services Institute, p. 33. D’après des images de Airbus Space and Defense, Rusi & Open Source Center.
FIG H
Légende : nombre de chars de combats détruits entre février 2022 et décembre 2024.
Source: Clavilier, Y. & Gjerstad, M. (2025). « Combat losses and manpower challenges underscore the importance of ‘mass’ in Ukraine ». Londres, International Institue for Strategic Studies. https://www.iiss.org/online-analysis/military-balance/2025/02/combat-losses-and-manpower-challenges-underscore-the-importance-of-mass-in-ukraine/
[1] Steward, O. B. (2024). « A Lesson in Doctrinal and Operational Failures: The Battle of Hostomel Airport and the Russian Military’s Failure to Capture Kyiv », Romania and the new Dynamics of International Security, Vol. 2 N. 1, p. 128
[2] Gros, P. & Tourret, V. (2022). « Guerre en Ukraine : l’armée russe est-elle sur le point d’atteindre le « point culminant » de son offensive ? », Notes de la FRS 8/22, p. 3-4.
[3] Cakiroglu, A. C. (2024). « Russian Operational Art for Attrition in Ukraine », Türk Savaş Çalışmaları Dergisi Vol. 5, N. 1, p. 98-100.
[4] Gady, F. S., & Kofman, M. (2023). Ukraine’s Strategy of Attrition. Survival Vol. 65 N. 2, p. 17–18.
[5] Jakupec, V. (2024). The West’s Response to the Ukraine War. Contributions to Security and Defence Studies. Berlin, Springer, p. 127-145.
[6] Madni, T. (2025). « The Russian Invasion of Ukraine and Lessons for the Future of Air Superiority », Georgetown Security Review, Vol. 12 Issue 2, p. 56-57.
[7] Marrup, K. (2025). « Russia’s use of drones in the Ukraine war – a technological development with doctrinal implications », in Poulsen, N. B. & Staun, J. (éds): Russia at War Intention and Military Capability after Ukraine, Copenhague, Djof Forlag, p. 215-224.
[8] Markov, D. (2024). « Use of Artillery Fire Support Assets in the Attrition Approach in the Russia-Ukraine Conflict », Environment. Technology. Resources. Rezekne, Latvia, Proceedings of the 15th International Scientific and Practical Conference. Volume IV, Rezekne, Rezekne Academy of Technologies, p. 180-181.
[9] Borovikov, I., Cranny-Evans, S., Hutyk, D., Kalcheva, M., Karlovskyi, D., Opria, A., Plachkova, M., Somerville, G., Staykov, N., Vasileva, A., Veselovskyi, B., Watling, J., Yurchenko, O. & Zhul, O (2024). « Ore to Ordnance: Disrupting Russia’s Artillery Supply Chains, Open Source Centre & Royal United Services Institute, p. 32-33.
[10] Cazelet, M. & Cranny-Evans, S. (2018). Russia plans to upgrade T-80 and T-90 jeopardise Armata Programme, IHS Jane’s Defence Weekly.
[11] Connolly, R. & Massicot, D. (2024). Russian Military Reconstitution: 2030 Pathways and Prospects, Washington, Carnegie Endowment for Peace, p. 36-44.
[12] Bilousova, O. Ribakova, E., Risinger, L. & Shkurenko, P. (2025). Disassembling the Russian War Machine: Key Players and Nodes, Kiev, KSE Institute, p. 9.
[13] Connolly, R. & Massicot, D. (2024). Russian Military Reconstitution: 2030 Pathways and Prospects, Washington, Carnegie Endowment for Peace, p. 50-59.
[14] Scarazzato, L., Liang, X., Tian, N., & Lopes da Silva, D. (2024). “Developments in Arms Production and the Effects of the War in Ukraine”, Defence and Peace Economics, Vol. 35 N. 6, p. 680–681.
[15] FlightGlobal, 2026 World Air Forces, p. 28.
[16] Burlikov, A., Bushnell, K. Mejino-Lopez, J. Morgan, T. & Wolff, G.B. (2025). « Fit for war by 2030? European rearmament efforts vis-à-vis Russia », Kiel Report N. 3, p. 93-95.
[17] FlightGlobal, 2026 World Air Forces, p. 32.
[18] Sankaran, J. (2024). « The failures of Russian Aerospace Forces in the Russia–Ukraine war and the future of air power », Journal of Strategic Studies, Vol. 47 N. 6–7, p. 875.
[19] Burlikov, A., Bushnell, K. Mejino-Lopez, J. Morgan, T. & Wolff, G.B. (2025). « Fit for war by 2030? European rearmament efforts vis-à-vis Russia », Kiel Report N. 3, p. 100.
[20] Polskie Radio Dla Zagranicy Europe’s 155mm shell output seen hitting 2 million in 2027, supply may top demand—daily
www.polskieradio.pl/395/7786/Artykul/3605551,europe’s-155mm-shell-output-seen-hitting-2-million-in-2027-supply-may-top-demand—daily
[21] Oryx : site de référencement des pertes en matériel militaire https://www.oryxspioenkop.com/2022/02/attack-on-europe-documenting-ukrainian.html
[22] https://x.com/armees_gouv/status/1408046251837427722
[23] Burlikov, A., Bushnell, K. Mejino-Lopez, J. Morgan, T. & Wolff, G.B. (2025). « Fit for war by 2030? European rearmament efforts vis-à-vis Russia », Kiel Report N. 3, p. 100.
[24] https://www.globalfirepower.com/active-military-manpower.php
[25] Burikov, A. & Wolff, G. B. (2025). « Defending Europe without the US: first estimates of what is needed », Bruegel.
[26] Regny, D. (2025). « Russie : Pourquoi Moscou tourne le dos aux porte-avions avec la mise à la casse de l’Admiral Kouznetsov », 20 Minutes. https://www.20minutes.fr/monde/russie/4185441-20251116-russie-pourquoi-moscou-tourne-dos-porte-mise-casse-admiral-kouznetsov
[27] https://armedforces.eu/compare/country_European_Union_EU_vs_Russia
[28] Péria-Peigné, L. (2025). Military Stockpiles: A Life-Insurance Policy in a High-Intensity Conflict, Paris, Institut Français des Relations Internationales, 62 pages.
[29] Renz, B. (2018). « Russia and ‘hybrid warfare’ », in Ed: Götz, E « Russia, the West, and the Ukraine Crisis », London, Routledge, p. 52.
[30] Baezner, M. (2020). « Study on the use of reserve forces in military cybersecurity A comparative study of selected countries, « ETH Working Papers, p. 35
Précédent Suivant