Masculinisme et radicalisation d’extrême droite
Le 6 décembre 1989, Marc Lépine entre dans l’école Polytechnique de Montréal, et y assassine 14 femmes[1]. 13 autres personnes seront blessées gravement, et 4 étudiant-es mettront fin à leur jour dans les semaines qui suivent la tuerie[2]. Crime ouvertement revendiqué antiféministe, il marque le début d’une fascination morbide venant de sphères masculinistes de plus en plus radicalisées, prenant Marc Lépine pour un précurseur, pour ne pas dire un héros ; un symbole de la résistance des hommes face au développement des idées progressistes et particulièrement féministes qui ont marqué les années 2010[3]. Un backlash terrible, annoncé par Susan Falaudi dès 1991[4], qui ne cesse de trouver des échos contemporains et fait même l’objet d’études en sciences sociales[5].
Marc Lépine exerce une fascination dangereuse[6]. Face à la « menace féministe » qui ne cesse de croître, les mouvements de défense des droits des hommes simplement nommés Men’s Rights Activist dans les pays anglo-saxons appellent à une riposte[7]. Intellectuelle, par une multiplication de contenus sur les réseaux sociaux, mais également sexuelle, quand ces mêmes influenceurs masculinistes tentent par tous les moyens de justifier leur rapport particulièrement ambigu au consentement, eux qui sont toujours prompts à enseigner à leurs clients l’art et la manière pour se passer du « oui » d’une femme[8].
Marc Lépine est celui qui a poussé leur idéologie dans ses derniers retranchements. Celui qui, repoussé par les femmes[9], la faute au féminisme les libérant de l’injonction patriarcale, a pris une revanche définitive sur les fautives toutes trouvées. Pour ce fait, le tueur est le sujet d’une vénération inquiétante. Agissant comme un acte purement terroriste, il est l’avertissement qui fait frémir celles qui osent dire « non » à la toute-puissance masculine : si vous continuez de nous rejeter, nous vous prendrons par la force. Et si de nouveau vous résistez, voici ce que nous sommes capables de faire.
Un attentat antiféministe suivi par de nombreux autres[10] tel que celui d’Elliott Roger en 2014 qui réalisa la tuerie d’Isla Vista[11], justifiée par son statut de célibataire – appelé incel pour involontairement célibataire dans les milieux militants et universitaires. Ou encore, la tuerie de Roseburg en 2015 par Chris Harper-Mercer[12], justifiée par son absence de petite amie. Sans oublier Alek Minassian, à l’origine de 10 meurtres commis en 2018 à Toronto, précédé d’un message sur sa page Facebook annonçant la couleur : « la rébellion incel a déjà commencé »[13]. Inutile d’en lister plus, ces crimes de haine, glorifiés sur les réseaux incel, ont déjà trouvé assez d’écho comme cela.
Si la haine des femmes semble être l’évident moteur qui permet de comprendre cette succession de crimes, une lecture supplémentaire permet de comprendre un peu mieux les circonstances de l’explosion de ces attaques misogynes. Le contexte social pesant et délétère favorise le développement d’idées jusqu’au-boutistes ouvrant la fenêtre d’Overton en grand côté violences masculines. Ce contexte, c’est l’explosion et la démocratisation massive des idées et des contenus d’extrême droite en ligne, dans la presse écrite et télévisée où dans les sphères politiques et désormais universitaires[14]. Le lien entre les deux n’est pas aussi instinctif qu’il n’y paraît et a été exploré par de nombreux chercheurs et chercheuses.
Le chercheur Michel Rogalski propose une définition de l’individu d’extrême droite[15] particulièrement complémentaire avec la définition politique plus globale. L’individu d’extrême droite serait selon lui xénophobe, en repli identitaire sur lui-même, nourri par des peurs contemporaines à son existence, perclus de frustrations et des précarités alimentées par la crise, vivant dans une volonté de rupture avec son monde, plutôt que de continuité. Une définition passionnante qui semble s’appliquer aux membres des courants incels.
Le repli identitaire, appliqué aux terroristes misogynes, c’est l’adhésion au masculinisme. Le groupe social auquel l’on appartient est menacé par un groupe externe[16]. Les hommes perdent de leur puissance qui est contestée par les femmes ; la guerre est déclarée, il faut résister et s’organiser.
Les peurs contemporaines des militants d’extrême droite rejoignent celles des incels, elles sont liées au développement des discours progressistes, tous regroupés sous la dénomination de « wokisme »[17], cet ennemi de l’intérieur qui corrompt la société toute entière en tentant d’instiller des discours contre-nature pour avancer un agenda politique. Nous reviendrons sur cette idée de lutte contre une hiérarchie naturelle.
La frustration décrite par Michel Rogalski chez l’individu d’extrême droite s’incarne dans le masculiniste. Frustration de ne pas être désiré et choisi par des femmes, de ne pas avoir de rapports sexuels, de ne pas être considéré à sa juste valeur. On l’a vu, ces sentiments ont motivé jusqu’à des attentats misogynes ayant coûté la vie à de nombreuses femmes.
La volonté de rupture avec le monde est omniprésente dans les discours masculinistes. Le progressisme serait désormais l’idée dominante[18], et les rares militants courageux qui osent défier la bête féministe sont à contre-courant, sous le feu des critiques, et méritent ainsi d’être défendus corps et âme à chacun de leur prise de parole.
Comparaison troublante.
Alors quoi, les terroristes masculinistes seraient avant tout des terroristes d’extrême droite ? Si cette assertion peut sembler imprudente et catégorique, force est de constater la réalité. Ces tueurs de femmes partageaient presque tous ce point commun : l’adhésion à des idées totalitaires, xénophobes, et pour certains d’entre eux, un engagement politique total contre toute forme de progressisme, bref, un engagement droitier. Très droitier. De là à dire que ces crimes relèvent de l’idéologie politique avant l’idéologie masculiniste, il y a un pas qu’il ne faut pas franchir, mais impossible de ne pas garder à l’esprit que cette haine des femmes partage une partie de ses racines avec les courants identitaires[19].
Si à l’échelle individuelle les parallèles sont simples à dresser entre le militant d’extrême droite et le militant incel, qu’en est-il à l’échelle systématique ? Autrement posé : le masculinisme possède-t-il des points communs facilement identifiables avec l’extrême droite ? Sans le moindre doute[20]. Des points communs qui pourraient expliquer les nombreuses porosités entre ces deux courants, les discours masculinistes les plus radicaux étant souvent tenus en France par des militants xénophobes et autoritaires.
Tout tient finalement en un mot : l’essentialisme[21]. Les êtres humains seraient, par essence, de telle ou telle nature. Ainsi, les comportements sociaux constatés chez les hommes et les femmes ne seraient pas dus à des siècles de domination masculine, sélectionnant les comportements féminins jugés compatibles avec l’idée qu’elle se fait des femmes, non, les femmes seraient telles qu’elles ont toujours été, naturellement soumises à l’homme et orientées vers le désir de maternité. Aussi, tout discours féministe visant à proposer une libération de ces carcans serait, par nature, anormal. Donc, à combattre.
Cet essentialisme se retrouve dans des discours à peine déguisés, dans la bouche de ces militants essayant de nous faire croire que l’immigration serait un fait impossible, tant les différences de nature, de culture ou de civilisation sont intrinsèquement incompatibles les unes avec les autres[22]. L’immigré est tel qu’il est et ne changera pas, car à leurs yeux, il n’est pas le fruit de la société qui l’a fabriqué, il est et restera tel qu’il a toujours été. Qu’il soit né en France ou on n’y changera rien, sa nature intrinsèque, c’est celle de la caricature aux relents post-coloniaux que l’on s’est construit de son pays « d’origine. »
Les femmes et les hommes sont tels qu’ils sont et ne peuvent ainsi être égaux l’un de l’autre, tout comme le Français et l’étranger ne le seront jamais non plus. Ces rapports de hiérarchisation sont perçus à tort comme une conséquence de nos natures profondes[23], aussi l’homme blanc se doit d’être supérieur en tout, sa position sociale est incontestable, et toute production culturelle ou intellectuelle suggérant des causes externes pouvant expliquer nos comportements collectifs ou individuels sont considérés comme des négations du réel.
En définitive, le masculinisme se révèle être la porte d’entrée privilégiée vers l’extrême droite. La réciproque est toute aussi vraie. L’extrême droite, par le repli sur soi et l’essentialisme, est le terreau des théories masculinistes. Les deux s’entre-nourrissent, se comprennent, se justifient, et draguent les mêmes idéologues en colère, navrants de cynisme, incapables un instant d’entrevoir que le changement est un travail que l’on se doit, et non que l’on exige de l’autre.
La cause du problème est toute trouvée, pour le militant d’extrême droite ou le militant masculiniste : c’est l’autre. L’autre nationalité, l’autre couleur, l’autre sexe, l’autre genre, et leurs allié-es. Et tout comme le terrorisme d’extrême droite de plus en plus scruté par les autorités nationales[24], le terrorisme masculiniste entre dans l’œil du cyclone, inquiète, menace, sans que nous n’ayons la moindre idée de l’ampleur qu’il prendra ces prochaines années.
Incarné par des politiciens puissants faisant campagne sur ces peurs contemporaines, le masculinisme a le vent en poupe. C’est la nouvelle arme des dominants, un retour en arrière de plus de cent ans, une négation des sciences sociales, un discours qui se revendique du réel, mais qui tient pourtant beaucoup plus de la panique idéaliste que du concret.
[1] Rapport criminel de la Police de Montréal, consulté le 4 novembre 2024 : https://www.diarmani.com/Montreal_Coroners_Report.pdf
[2] Commémoration du 6 décembre par l’université Polytechnique de Montréal, consulté le 30 octobre 2024 : https://www.polymtl.ca/6decembre/
[3] BLAIS Mélissa, Marc Lépine, héros ou martyr ? Sisyphe, 2017
[4] FALAUDI Susan, Backlash: The Undeclared War Against American Women, éditions Antoinette Fouque, 1991
[5] BLAIS Mélissa, BARD Christine, DUPUIS-DERI Francis, Antiféminismes et masculinismes d’hier et d’aujourd’hui, Presses universitaires de France, 2019
[6] HERN Alex, Feminist Games Critic cancels Talk after Terror Threat, The Guardian, 2014
[7] RAFAIL Patrick, FREITAS Isaac, Grievance Articulation and Community Reactions in the Men’s Rights Movement Online, Social Media Society, 2019
[8] CONGE Paul, Ces Terrifiants Coaches en Séduction dont les Conseils frisent le Viol, Slate, 2020
[9] MALAREK Victor, Killer’s Letter blames Feminist, The Globe and Mail, 1989
[10] Participation collective, Incel, Wikipedia, article consulté le 14 novembre 2024 : https://fr.wikipedia.org/wiki/Incel
[11] FREEMAN Hadley, Eliott Roger was a misogynist, but is that all he was ? The Guardian, 2014
[12] RICHINICK Michele, Nine Victims of Umpqua Community College Shooting Identified, Newsweek, 2015
[13] SIGNORET Perrine, Attaque de Toronto, qui sont les Incels, le groupe de célibataires auquel se réfère le suspect ? Le Monde, 2018
[14] STATISTA, La Montée de l’extrême droite en Europe, consulté le 18 octobre 2024 : https://fr.statista.com/themes/10062/la-montee-de-l-extreme-droite-en-europe/#topicOverview
[15] ROGALSKI Michel, L’extrême droite s’enracine dans le monde, Recherches Internationales, 2022
[16] HACKING SOCIAL, Nous forts et bons, eux faibles et mauvais, consulté le 21 novembre : https://www.hacking-social.com/2017/01/30/f3-nous-forts-et-bons-eux-faibles-et-mauvais-lethnocentrisme/
[17] CAMPAGNE Hervé-Thomas, France, the United States and the Wokisme Controversy, Johns Hopkins University Press, 2023
[18] MORIN Chloé, Quand il aura vingt ans, Fayard, 2024
[19] MEULENYSER Emma, STRACHINESCU Mike, GODECHOT Raphaël, Les Masculinistes, une porte d’entrée vers l’extrême droite, L’Humanité, 2024
[20] MIHAMI Alicia, Masculinisme, derrière les influenceurs, une idéologie inquiétante, TV5 Monde, 2023
[21] MACE Maxime, PLOTTU Pierre, LUYSSEN Johanna, Entre féministes TERF et extrême droite, des passerelles idéologiques pour un même combat anti-trans, Libération, 2022
[22] GEISSER Vincent, Militariser la gestion des flux migratoires : Georgia Meloni, pestiférée ou bonne élève de la classe européeenne ? CAIRN, 2022
[23] SCRINZI Francesca, Quelques notions pour penser l’articulation des rapports sociaux de race et de sexe, Les Cahiers du CEDREF, 2008
[24] MIVILUDES, Rapport d’activité, 2021, consulté le 17 octobre 2024 : https://www.miviludes.interieur.gouv.fr/sites/default/files/publications/francais/MIVILUDES-RAPPORT2021_web_%2027_04_2023%20_0.pdf