Les Gilets jaunes, une « jacquerie moderne » ?
Automne 2018. Le monde médiatique et politique est déstabilisé par l’apparition d’un mouvement social original, animé par un peuple qui s’auto-organise sur les réseaux numériques et dans des comités à taille humaine. Qu’ils soient tétanisés ou galvanisés par l’événement, tous les commentateurs perçoivent qu’ils sont laissés de côté par ces manifestants refusant toute médiation ou représentation. Des reporters spéciaux sont dépêchés en urgence vers ces frontières lointaines qu’on nomme « ronds-points » pour dresser une ethnographie des Gilets jaunes. Ils reviennent émerveillés de leur mission exotisante. Ceux qui se révoltent sont, d’après eux, « La France périphérique, où vit le « peuple central », c’est-à-dire celui qui n’appartient ni aux classes les plus privilégiées, ni aux plus populaires » (Jérôme Sainte-Marie, sondeur pour l’Express, 19 novembre 2018). Alors, persuadés d’avoir trouvé là son bon petit peuple, les conservateurs dégainent leur mythe structurant. Le Figaro tire le premier le 9 novembre 2018 :
« On appela son chef Jacques Bonhomme, parce qu’il n’avait pas de nom. Ou alors le nom de tous les paysans qui s’engagèrent en 1358 dans une jacquerie : une révolte spontanée et violente contre la dureté des temps et pour la dignité des humbles, entre Guerre de Cent ans et hausse des taxes destinées à payer la rançon du roi Jean. Il y a de la jacquerie dans le mouvement des gilets jaunes – la violence en moins, le numérique en plus. »
La Jacquerie. Représentation collective forte, mémoire confuse que nous avons tous en tête contre notre gré, inculquée non par l’école, qui n’en parle pas faute de temps, mais par le jeu diffus de la transmission culturelle spontanée ; par la famille, l’entourage, les œuvres et produits culturels. Ces récits mémoriels s’entremêlent avec la connaissance historique populaire, les archétypes fantasmés, les œuvres de fiction et contribuent à façonner notre perception du réel. La réalité se construit à travers la médiation d’une grammaire symbolique faite de mots, images et figures imposées. Il en résulte une lutte politique à couteaux tirés pour imposer dans le débat public les mythes qui serviront d’étalon au réel, dans l’espoir, peut-être exagéré, d’orienter l’opinion collective.
Manipuler les mythes ; quand le discours politique se rêve performatif
En choisissant le récit symbolique de la Grande Jacquerie de 1358, Le Figaro propose une mise en ordre des événements contradictoires, et de prime abord illisibles, de l’automne 2018. Il propose une grille de lecture, une intelligibilité du réel bien résumée par France Culture (27 novembre 2018) : les Gilets jaunes seraient un peuple anti-fiscal, désorganisé, apolitique et déclassé – chaque mot compte. Ainsi perçu, le mouvement peut être raccroché à la tradition conservatrice du peuple de petits propriétaires luttant contre la pression illégitime de l’État, et être rangé à la suite du poujadisme et du boulangisme.
Que fait la gauche face à cette offensive mythographique qui prend comme la flamme dans la plaine ? La plupart des dirigeants sont dépassés par les événements et réagissent peu ou mal. D’aucuns, prenant le problème à l’envers, répondent au mythe façonné par Le Figaro plutôt qu’aux faits sociaux et dénoncent le « poujadisme » des Gilets jaunes.Olivier Faure interprète ainsi le moment comme « un mouvement fiscal qui peut virer au poujadisme » (l’Obs, 25 novembre 2018). Ce faisant, ces dirigeants perdent pied, parce qu’ils se mettent à la remorque du récit adverse tout en se coupant des millions de personnes engagées dans le mouvement social. Les voilà fondus dans la position défensive de LREM : Macron appelle les Gilets jaunes « le poujadisme contemporain » tandis que Castaner y voit « une mobilisation de l’ultradroite ».
D’autres plaquent sur un mouvement pourtant neuf la lecture classique de la lutte des classes, des masses opprimées se révoltant contre la bourgeoisie. Intercalez, pour l’effet, une phrase de Lénine : « lorsque ceux d’en bas ne veulent plus et que ceux d’en haut ne peuvent plus, et cetera ». Si ce récit a des mérites descriptifs, il paraît déconnecté du réel à l’opinion publique de 2018 et n’entre en résonance ni avec les acteurs vivant le mouvement, ni avec les observateurs de gauche essayant de le comprendre. Paraissant peut-être dépassée, la représentation collective de la lutte des classes ne prend pas à cette heure et dans cette configuration précises.
Seules deux voix de gauche dénotent. François Ruffin, d’abord, reprend avec enthousiasme le mot Jacquerie qu’il avait déjà manié en 2017 pour donner du souffle à sa campagne législative « Picardie Debout ». Tout occupé à construire sa figure d’homme terrien proche d’un peuple rural fantasmé, Ruffin balbutie (c’est que la caméra tourne) dans sa cuisine et nous parle de betteraves, de ses amis prolétaires, de « Grande Picardie » et du bon Jacques Bonhomme révolté. Il nous dit que les Gilets jaunes sont pareils à ces paysans écrasés par les riches, les nobles et le roi qui se révoltent pour le pain, la dignité et la justice. Ce faisant, le député picard tisse ensemble, assez habilement, les deux mythes précédents : le récit conservateur du Figaro et la lecture marxiste. Au risque toutefois de recroqueviller le sens de l’événement et de ne parler qu’à une base rétrécie qui partage déjà sa grammaire de la ruralité fantasmée.
La seconde voix originale est celle de Jean-Luc Mélenchon. L’Insoumis ne reprend pas la Jacquerie. C’est qu’il a patiemment construit une théorie de « l’ère du peuple » qui offre une lecture socio-géographique et politique des révolutions du XXIe siècle. En partant de l’observation de la dépendance des populations urbaines aux grands réseaux d’infrastructure et des mécanismes matériels de leur mise en mouvement jusqu’à leur fusion en un peuple politique et constituant, Mélenchon s’avance avec une clef de lecture (« c’est une insurrection citoyenne »), une méthode (« le but n’est pas pour moi de récupérer mais d’être récupéré ») et une solution (la dissolution de l’Assemblée nationale). Dans un geste qui lui est si singulier, Mélenchon s’appuie sur les mots pour généraliser la portée des événements au lieu de les rabougrir. En affirmant que les manifestations des Gilets jaunes forment le début d’une révolution citoyenne, en les rattachant à une histoire longue (Mai 68 et 1995) et récente (Nuit debout et le mouvement des places), il inscrit le présent dans un passé de haute intensité et conclut en conséquence que « c’est l’histoire de France qu’on écrit ».
Ces deux efforts restent toutefois assez isolés et subissent un tir de barrage immédiat venant autant du centre-gauche que des médias traditionnels. En février 2019, Jean-Luc Mélenchon est contraint d’y répondre : « Non, le mouvement des gilets jaunes n’est pas un mouvement raciste. Non, le mouvement des gilets jaunes n’est pas un mouvement antisémite. Non, le mouvement des gilets jaunes n’est pas un mouvement homophobe. Nous renouvelons notre soutien à ce mouvement ». L’intensité du bruit en faveur de la thèse selon laquelle les Gilets jaunes seraient un peuple raciste, antisémite et homophobe est vraisemblablement la trace laissée par la victoire du mythe conservateur dans la sphère médiatique. De fait, le récit de la Jacquerie est porteur d’une énergie hors du commun mais difficile, voire dangereuse, à récupérer pour la gauche. Pour le saisir, il convient de revenir à sa matrice historique puis de voir s’il est possible de relire cet événement dans un langage politique utile à notre camp social. Je vous invite ainsi à un exercice, peut-être vain, de traduction de l’historique en mémoriel.
L’histoire derrière le mythe : déconstruire 1358
Le 19 septembre 1356, un événement imprévu fait exploser l’équilibre déjà fragile du royaume de France : le roi Jean II le Bon est capturé lors de la bataille de Poitiers qui l’opposait au roi d’Angleterre Édouard III. Si on en croit les chroniqueurs, Jean de Venette et Jean le Bel en tête, ainsi que les rares documents relayant l’opinion populaire, la haute noblesse française est tenue pour responsable du désastre. La Complainte de Poitiers, écrite à chaud, accuse même les aristocrates d’avoir volontairement perdu la bataille pour prolonger la guerre et continuer indéfiniment de taxer les roturiers et piller les campagnes. Ce sont en effet les mêmes hommes d’armes nobles qui tantôt prélèvent en nature les ressources nécessaires à la guerre, tantôt rançonnent le pays sous le nom de routiers, tantôt lèvent les taxes coutumières, tantôt demandent l’impôt royal extraordinaire pour mettre en défense le pays. Les roturiers sont soumis à de nombreux prélèvements opérés sous la contrainte des armes et n’en peuvent vite plus. Cet aspect de l’évènement a été retenu, dans le mythe moderne, comme la cause univoque de la révolte des roturiers deux ans plus tard. La Jacquerie serait une simple révolte anti-fiscale ; une réaction à des élites aristocratiques abusant du consentement à l’impôt.
Mais la lecture anti-fiscale oublie toute la partie politique du conflit de 1356-1358, alors que c’est plutôt cet aspect qui a été retenu par les observateurs de l’époque. À la cour, la communauté politique est divisée. Le jeune Charles V (il a 18 ans), Dauphin et duc de Normandie, s’est échappé de la bataille de Poitiers mais en est sorti déshonoré et politiquement affaibli. Il n’a pas la confiance des barons, qui se souviennent qu’il complotait contre son père quelques semaines avant la bataille. Même s’il obtient de présider le Conseil après s’être autoproclamé lieutenant général du roi, il n’a qu’une autorité limitée. Comment pourrait-il résoudre l’équation impossible qui se trouve devant lui ? Il faut à la fois trouver les moyens de payer l’armée nécessaire à la lutte contre les routiers et soulager le fardeau d’un peuple qui ne peut plus payer les contributions fiscales. Pour obtenir le consentement à un nouvel impôt de défense, Charles V appelle les états du pays de Languedoil, c’est-à-dire les représentants des trois ordres pour le Nord de la France (on ne dit pas encore « états généraux »).
Dès l’ouverture de la session en octobre 1356, Charles en perd le contrôle au profit d’une alliance de députés du clergé et de la noblesse partisans de Charles le Mauvais, roi de Navarre qui revendique la couronne de France, et des députés bourgeois d’Étienne Marcel, prévôt des marchands de Paris. Les états deviennent la tribune de leur projet politique de réforme radicale du gouvernement royal, présenté comme le seul moyen de restaurer l’ordre et la confiance en la monarchie. Tel qu’il est concrétisé par la grande ordonnance de réformation du 3 mars 1357, ce projet peut être résumé en trois points :
1. Le Conseil sera composé de membres choisis par les états (et non par le roi).
2. Le Conseil sera responsable devant les états et devra leur rendre des comptes régulièrement.
3. Les états siégeront de droit, sans appel du roi ou de son lieutenant.
En plein XIVe siècle, voilà une solution institutionnelle à une crise budgétaire et militaire qui ressemble à un bizarre ancêtre du système parlementaire. Ce n’est pas un cas isolé dans l’Occident médiéval. En Angleterre, la monarchie est déjà sous contrôle financier du Parlement et le roi doit obtenir son assentiment pour lever l’impôt extraordinaire. Plus tard, à la suite le concile de Constance (1415), l’Église se dote pour quelques décennies d’un fonctionnement « conciliariste », où le pape est nommé par et responsable devant le concile (l’assemblée du haut clergé). Ces constructions institutionnelles sont une forme de gouvernement aristocratique élargi, mais pas de démocratie. Dans l’ordonnance de mars 1357, l’écrasante majorité du peuple roturier demeure exclu de la représentation et de l’exercice du pouvoir politique, puisque ce sont les notables des grandes villes qui élisent les députés du troisième ordre.
L’expérimentation ne prend pas en France. D’un côté, les députés de la noblesse et du clergé désertent rapidement les sessions régulières des états, car Étienne Marcel et ses alliés y prennent trop de place. De l’autre, dès qu’il apprend ce qu’il se passe à Paris, le roi captif Jean le Bon casse à distance l’ordonnance du 3 mars, sapant la légitimité des états permanents.
Mais surtout, un événement vient mettre le feu aux poudres : la signature du Traité de Paris en janvier 1358. Par ce traité, Jean le Bon promet à Édouard III de payer une rançon de quatre millions d’écus, prix à la hauteur de son rang et de son honneur. À l’annonce du montant exorbitant que les roturiers devront payer en impôt pour libérer le roi, Étienne Marcel et les bourgeois de Paris entrent en insurrection. Dans l’effervescence, un valet assassine le trésorier du Dauphin Charles. Robert de Clermont, son maréchal, réagit en juge militaire : il fait pendre sur-le-champ le valet en place publique. Radicalisés par cette exécution sommaire, les insurgés envahissent le Louvre, abattent Clermont et Jean de Conflans, maréchal de Champagne, avant de menacer de tuer Charles. Étienne Marcel les interrompt en coiffant le Dauphin du chaperon rouge et bleu, couleurs de Paris et signe qu’il est désormais sous sa sauvegarde. Cet événement marque le point de non-retour conduisant à la guerre civile ouverte. Paris, transformée de facto en commune autonome, s’isole politiquement. L’ordonnance du 3 mars perd tout soutien des nobles mais aussi de nombreuses villes, indignées par l’assassinat de Robert de Clermont.
Le Dauphin va se saisir de cette erreur politique pour reprendre la main. Il parvient à fuir la capitale courant mars et convoque les états de Champagne et de Languedoil. Devant ces assemblées, Charles fait le serment de venger la mort des Maréchaux, proclame une grande ordonnance réaffirmant la forme traditionnelle du pouvoir royal, mais surtout autorise la mise en défense autoritaire du pays par les seigneurs locaux au nom du bien public. C’est donc une sorte de retour de balancier où la noblesse traditionaliste se refonde pour faire front commun contre des roturiers en rupture d’allégeance. Le Dauphin n’a cependant pas calculé que cette réaffirmation du pouvoir nobiliaire allait générer la plus grande révolte de son temps, car le peuple des villages, majorité exclue de toutes les délibérations, était lui aussi au bord de l’insurrection.
Le 28 mai 1358, huit hommes d’armes menés par Raoul de Clermont-Nesles se présentent à Saint-Leu-d’Esserent, un petit village soumis à une abbaye. En application de l’ordonnance du Dauphin pour la mise en défense du royaume, ils ordonnent un prélèvement de nourriture, bois et armes pour renforcer l’abbaye fortifiée. Manque de chance pour Raoul et ses sept compagnons, ils tombent sur des villageois en conflit ouvert avec leur seigneur-abbé, qui les a pressurés jusqu’au trognon malgré leur charte d’autonomie accordée en 1176. Le chevalier Raoul vient, sans le savoir, de demander aux villageois de renforcer leur ennemi juré : pour les soumettre à son autorité, l’abbé a fait tabasser leur curé, a détruit le matériel liturgique de leur église et les a traînés au tribunal de Senlis. Dans l’heure, les cadavres de Raoul et ses amis gisent dans la boue et le tocsin de Saint-Leu résonne dans le plat pays. Chaque bourg fait bientôt sonner son tocsin en réponse. Le bruit court que tous les nobles doivent périr pour leur orgueil d’avoir ruiné le royaume. Les paysans du Beauvaisis s’arment, massacrent tous les nobles qu’ils trouvent, mettent à sac les châteaux. La ville de Compiègne, pro-nobiliaire, devient un refuge de toute la noblesse de Picardie, pour éviter « l’insolence des paysans », selon l’expression de l’époque. Ce sont ces paysans révoltés que les chroniques appellent, peut-être par dérision, les « Jacques Bonhommes ».
Il ne faut que quelques jours à la noblesse pour faire bloc par-delà ses fractures politiques. Tous se rassemblent sous la bannière de Charles le Mauvais. Le 9 juin, l’armée du Captal de Buch, un seigneur gascon pro-anglais, et de Gaston Fébus, comte de Foix plutôt pro-français, massacre les Jacques qui assiégeaient Meaux. Le lendemain, l’ost nobiliaire du roi de Navarre rencontre près de Mello la principale armée des insurgés. Contrairement à ce que le mythe a retenu, les Jacques ne sont pas inorganisés. Ils se sont dotés d’un capitaine général, Guillaume Carle, un maire de bourg. Ils alignent face au Mauvais une véritable armée de piétons. Et ils croient sincèrement à la culture de l’honneur et au droit de la guerre de leur époque. C’est pourquoi lorsqu’au matin de la bataille, Charles le Mauvais propose des pourparlers pour éviter de verser le sang, Carle s’y rend sans hésiter. C’était oublier que les règles de la guerre honorable ne s’appliquent qu’entre nobles. Dès qu’il l’a à portée de main, le roi de Navarre capture Carle, le décapite devant les Jacques ébahis et fait charger la cavalerie lourde.
La Jacquerie est écrasée sous les sabots des destriers de guerre, puis la contre-jacquerie ensanglante la région jusqu’à l’extinction de toute rébellion. Resté en marge des événements militaires, oscillant entre soutien aux Jacques et à Charles de Navarre, Étienne Marcel est assassiné le 31 juillet 1358. Le Dauphin profite de la situation pour rentrer à Paris le 2 août et y rétablit l’autorité des Valois. Le Mauvais propose alors à ses hommes d’armes d’assiéger la capitale ; sauf qu’une grande partie ne s’était pas ralliée à lui pour soutenir ses ambitions mais bien pour protéger l’aristocratie d’une révolte paysanne. La grande armée se disloque, chacun repartant en son domaine. Penaud, le Mauvais fait retraite vers ses terres d’Évreux, sans oublier de piller Saint-Denis au passage.
Reconstruire 1358 : pourquoi ce mythe est-il politiquement performant et peut-il être détourné ?
À partir de cette matière historique, constatons d’abord que l’emploi conservateur de la Jacquerie est fondé sur une réduction de l’événement au seul mois de mai 1358. En ignorant totalement les événements de septembre 1356 à avril 1358, les conservateurs peuvent présenter les Jacques comme un bon peuple traditionaliste, assommé par le paiement d’une rançon extraordinaire. Ce n’est pas entièrement faux, au sens où les paysans de 1358 ne désiraient pas renverser la monarchie. Ce n’étaient pas des révolutionnaires. Comme le note Colette Beaune : « les ruraux ne refusaient pas l’ordre social ; au contraire, ils en avaient trop bien assimilé les règles ». Les Jacques voulaient que chacun remplisse le rôle social que Dieu lui avait assigné. Que les seigneurs les protègent des routiers ; que le roi rétablisse la bonne justice ; qu’eux-mêmes vivent de leur travail et paient un impôt juste et raisonnable.
C’est exactement les revendications que les journaux conservateurs assignent aux Gilets jaunes en 2018. En insistant sur la question de la taxation du carburant, revendication initiale mais vite dépassée, la « jacquerie moderne » est vidée de son contenu politique. C’est ainsi qu’une revendication de justice fiscale peut, par sa dépolitisation, prendre un sens réactionnaire. Il ne s’agit plus de refonder le système fiscal pour le rendre égal et juste, d’en adapter l’assiette, la progressivité ou le barème, mais de simplement revenir à une pression fiscale antérieure. La dépolitisation des revendications fiscales des Gilets jaunes s’observe notamment par l’invisibilisation médiatique de leur demande de rétablir l’Impôt sur la fortune (ISF). Le mouvement n’était, en effet, pas « anti-fiscal ». Il était pour une fiscalité fondée sur le principe de justice et donc pour une hausse de la taxation des riches. En les reformulant comme une révolte anti-fiscale par leur assimilation à la Jacquerie, les Gilets jaunes perdent ce sens et deviennent un projet de restauration d’un ordre traditionnel.
Dans le même temps, une double occultation s’opère. Pour la Jacquerie, tout le processus de réflexion et d’invention institutionnelles est effacé, alors que le balancier politique entre partisans du Dauphin, du Prévôt et du Mauvais est une des principales causes du soulèvement paysan, puis de son écrasement. De même, les aspirations démocratiques des Gilets jaunes en sortent minorées. Le fait que le mouvement se dote d’Assemblées régionales, puis d’une Assemblée des assemblées en janvier 2019 à Commercy, où s’expérimentent des procédures démocratiques radicales comme le tirage au sort, le mandat impératif, le compte-rendu vidéo public ou le référendum d’initiative citoyenne ? Passé sous silence. Ces « Jacques modernes » n’ont pas d’ambition institutionnelle, puisqu’on vous dit qu’ils sont « inorganisés ». Animalisés, ils « grognent » lorsqu’on les taxe trop ; il suffit donc de baisser les taxes pour rétablir l’ordre. Est-ce alors l’imaginaire de la Jacquerie qui oriente le traitement médiatique des Gilets jaunes jusqu’à le rendre lacunaire, ou bien le traitement médiatique lacunaire qui renforce la pertinence et l’emploi du mythe ?
Autre facette qui rend ce mythe politiquement efficace : l’expression du face à face entre peuple et élites. C’est un point structurant de l’imaginaire de la Jacquerie (les paysans face aux seigneurs). Lorsqu’elles sont menacées, les différentes factions de l’aristocratie sont capables de surmonter leurs différends et de s’allier pour écraser la roture. Une solidarité ponctuelle de tous les dominants, pour défendre leurs privilèges (mais aussi, plus prosaïquement, leur vie) se noue sans grande difficulté. De l’autre côté, les roturiers sont divisés entre Jacques, partisans d’Étienne Marcel et bourgeois légitimistes sans qu’une synthèse ne s’opère. Si les deux camps sont, dans les faits, inégalement solidaires, ce n’est pas excessif d’affirmer que l’opposition entre roture et noblesse structure la Jacquerie ; les sources le notent d’ailleurs d’elles-mêmes.
Il n’est en cela pas anodin que ce mythe ressurgisse dans la société française des années 2010, travaillée par une vision du monde issue de la crise de 2008, d’Occupy Wall Street et du mouvement des places opposant le « peuple » à l’« oligarchie ». Les Gilets jaunes sont, dès l’automne 2018, présentés comme une incarnation du peuple se dressant contre une oligarchie sécessionniste. Ainsi, l’emploi de la Jacquerie par François Ruffin s’appuie sur une superposition symbolique de l’aristocratie d’hier et de l’oligarchie d’aujourd’hui. Ce réemploi de la Jacquerie me pose tout de même problème. En reprenant tel quel le vocabulaire, les images et les figures du mythe conservateur, même traduits dans la langue d’Occupy, le mythe de la Jacquerie ne peut pas être entièrement dépouillé du langage symbolique de la réaction.
Peut-être faut-il faire un pas de côté pour trouver le récit disponible pour la gauche. Car si la Jacquerie est l’image du mouvement social animalisé, dépolitisé et conservateur, elle se déroule en même temps que l’histoire du prévôt des marchands Étienne Marcel, un des promoteurs de ce qu’il faut bien appeler de nouvelles lois constitutionnelles pour la France. Il n’en était certes pas l’unique concepteur : l’ordonnance de mars 1358 doit autant, et sûrement plus, à Robert Le Coq, évêque de Laon. Mais mettre en lumière ce révolutionnaire médiéval, sans l’héroïser, ne serait que renouer avec une longue tradition républicaine. De la Restauration (1815-1830) au Second Empire (1852-1870), Étienne Marcel est érigé en ancêtre honorable de 1789 et devient un des héros de la lutte pour un gouvernement représentatif. Michelet, avec sa subtilité coutumière, voit le « génie de la France en son Danton d’alors : Marcel ». Pendant ce premier XIXe siècle, le prévôt des marchands demeure l’icône d’une bourgeoisie libérale à la recherche d’un précédent mobilisateur sans lien avec la Convention, qu’elle juge trop sanglante.
Ce n’est qu’avec la Commune de 1871 qu’Étienne Marcel passe du centre-gauche à la gauche radicale. La droite le dénonce désormais comme un « communard du XIVe siècle » et ce sont les néo-jacobins et blanquistes qui le revendiquent. Ernest Hamel, historien et républicain radical amoureux de Robespierre, fait d’Étienne Marcel le prédécesseur de 1793 (au prix de quelques acrobaties rhétoriques). Le prévôt des marchands est enfin sédimenté dans le panthéon des saints laïcs de la Troisième République (1870-1940). Comme tant d’autres figures, il bénéficie d’une hagiographie scolaire qui disparaît sous Vichy.
De nos jours, le mythe s’est éclipsé – Étienne Marcel n’est plus qu’une station de métro. Pourtant ce personnage volontariste, longtemps tutélaire de la gauche, transmuté en mythe d’une révolution impossible car encastrée dans la société aristocratique rigide du XIVe siècle, est bien plus adapté à mettre en symboles les aspirations démocratiques des mouvements populaires du XXIe siècle que la Jacquerie, mobilisation populaire mais traditionaliste. Alors, faudra-t-il réactiver Étienne Marcel lors de la prochaine insurrection citoyenne ? Je vous laisserai juge de l’opportunité politique. J’ajouterais seulement que la construction d’un langage symbolique et d’une mémoire collective sont constitutives de l’expérience humaine. C’est un espace de lutte comme un autre, qui mérite d’être investi. S’il faut choisir, Étienne Marcel me paraît être un symbole plus fécond que la Jacquerie.