LE RIRE ET LE COUTEAU,
de Pedro Pinho
Le rire et le couteau est un choc du cinéma contemporain. Par son courage et sa radicalité formelle, il porte à lui seul l’idée de nombreuses œuvres : échapper aux conventions narratives et filmiques de la fiction, pour saisir la richesse d’une réalité qui n’aurait pu être aussi finement auscultée autrement. C’est ainsi qu’en déconstruisant nos habitudes de regard, il réinvente le film décolonial.
C’est un projet mené à bien par la patience mais Pedro Pinho n’est pas pressé. Trois heures trente et un, cela a de quoi rebuter. Mais s’accorder plus de temps c’est faire exister les phénomènes et les choses sous toutes leurs facettes. Cette démarche nécessite une passion de l’observation. Et observer comme le fait Pinho, c’est accepter de détruire le temps, le temps comme limite, le temps comme nécessité de choix.
Le fait narratif ici mis en scène est un classique du film décolonial : voyage initiatique de Sergio, ingénieur environnementaliste portugais blanc, missionné par une ONG en Guinée-Bissau. Là-bas, il devra faire le compte rendu écologique de la construction d’une route reliant le désert à la forêt tropicale. Durant son périple, il circulera parmi différents groupes sociaux du pays, entre communautés queers du monde de la nuit et villages de campagne plus excentrés.
Les ambitions politiques du réalisateur ne sont pas nouvelles dans le cinéma européen postcolonial. Nombreux sont les films construisant, par leur dramaturgie, la découverte de la dure réalité d’une ancienne colonie par un blanc européen. Ce geste moral n’est pas garant d’une grande œuvre. Heureusement, la puissance du film d’aujourd’hui surpasse de très loin cette idée.
Il ne l’énonce pas de façon démonstrative dans son contenu narratif. Il l’incarne dans ses formes mêmes. Puisque ce sont les formes qui travaillent la matière dévoilée, ici la Guinée Bissau et ses maux. Et elles-mêmes émanent d’un ancrage socio-culturel blanc européen que Pinho a conscience de devoir requestionner. C’est le grand projet du film : nous partager un sensible restructurant notre regard de colon vacancier, par un agencement formel incarnant la portée politique de l’œuvre. Que filme-t-il ? Comment filme-t-il ? Que tirer de son dispositif documentariste et de ses effets ? Explorons cette œuvre comme Pedro Pinho tenta d’explorer la Guinée-Bissau.
Déchirer la carte postale
Pour comprendre ces formes, il est essentiel de s’intéresser au type de cadre et d’échelle de plans favorisés par Pinho. Sous ces aspects, la profondeur du regard d’un créateur se dévoile.
En ce qui concerne les échelles de plans choisies, Pedro Pinho jongle principalement entre le gros plan/plan rapproché et le plan taille légèrement en retrait, des plans souvent latéraux vis à vis du sujet. Malgré ses longues focales, le réalisateur ne détache jamais le corps de son environnement, sans pour autant se permettre de grandes largeurs dans l’échelle de ses cadres. Pinho n’utilise pas ou que très peu le plan carte postal. Symbole visuel du souvenir et du regard touristique, cette valeur de plan est fréquemment utilisée par l’européen filmant une destination dite “exotique“. Et cette posture esthétique, dans son choix et sa réception, n’est pas anodine. Ce type de composition existe depuis des siècles dans la peinture ; elle est une esthétisation contemplative d’un grandiose qui fascine l’humain depuis longtemps. Néanmoins, les circonstances historiques de son utilisation moderne sont pertinentes à rappeler. Ainsi, cela permettrait d’expliquer dans quelle mesure la démarche du réalisateur portugais s’y oppose pour proposer un nouveau regard.
Les avancées techniques et technologiques de l’occident au XIXème siècle convergent sur un alignement des astres presque unique dans l’histoire. L’invention de l’appareil photo en est le résultat et l’outil. L’objet prolonge une des actions scientifiques premières, à savoir l’observation, et de façon inédite : il permet la capture objective de la matière à l’aide de la lumière, par un procédé mécanique.
Très vite, l’invention est popularisée et appropriée au sein de certaines professions pour en servir le travail – principalement des scientifiques. Au même moment dans le monde, c’est la grande période des nouvelles explorations et expansions coloniales, en Afrique, en Asie, et dans l’Ouest américain. Des explorateurs, biologistes, géographes, piliers du colonialisme, en feront l’usage afin de photographier de vastes territoires à découvrir et exploiter et d’en promouvoir le projet. Nous savons aujourd’hui l’importance du symbole de la terre promise dans l’idéologie expansive anglo-saxonne à cette époque. La photo-paysage est dès lors un automatisme évident : elle donne à voir un vaste horizon, un avenir à capturer jusque dans ses plaines qui n’ont rien à envier aux peintures les plus célèbres. L’échelle est large, dégrossie au maximum, occultant la vie, la richesse écosystémique et les difficultés qui s’y trouvent. C’est un cadre envahit de rayonnantes montagnes et de somptueux déserts, mais où la coiffe des Sioux et le regard d’un Comanche n’y subsistent guère.
Par le développement des moyens de communication et de transport, ce type de photo récurrent devient deux choses : le regard d’un étranger sur un nouveau territoire à exploiter et une incitation aux récepteurs à le visiter. C’est dans ce nœud historique que le tourisme déploie toute sa machine circulatoire et conquérante. Le couple photo paysage/carte postale se systématise, incarnant un regard sur le monde, un rapport à l’autre. Évidemment, ce type d’image jalonnera par la suite le monde de la publicité, faite d’images insipides effaçant au maximum les impuretés d’une matière. C’est aussi une constante dans le reportage télévisuel exotisant, plaque tournante du tourisme. Au fond, la photo-paysage est la caricature du regard vacancier, de l’étranger permissif, capable de déployer une armature technologique (hélicoptère, téléobjectif) pour surplomber et observer avec hauteur le “cachet“ d’un pays. Ce qui est pointé du doigt ici n’est pas une échelle en tant que tel, mais l’automatisme privilégié par le blanc européen pour observer son paradis exotique.
Sergio, la caméra et le spectateur
Toute cette charge idéologique et politique du plan paysage est probablement conscientisée par le réalisateur souhaitant dépasser ce regard de colon vacancier. Il est davantage charmé par le cœur du pays qu’il filme, l’observation attentive et détendue des corps qui y vivent, la pluralité expressive et culturelle d’un peuple, la charge affective et les signes interactifs des visages. Et ces visages sont multiples, ils sont femmes queers, ils sont bourgeoisie émancipée, ils sont les villageois les plus ostracisés sur les rivières du pays. En clair, Pedro Pinho cherche à rendre compte d’un environnement physique restitué par un montage attentif et patient. Ceci en laissant le réel se déployer sous ses yeux, malgré le fil rouge tissant le dérouler des scènes. Par sa nécessité de s’effacer et de se faire oublier, la caméra en vient à saisir des moments et des choses qui ne pourraient exister si le chef opérateur s’était plus imposé sur les lieux.
La mise en scène enrichit notre perception de la Guinée Bissau en installant parfois deux instances observatrices : le regard du réalisateur et le regard de Sergio, l’ingénieur. L’habile travail de Pedro Pinho sensibilise l’interaction entre le personnage et l’environnement qui lui est étranger.
Quelquefois, le cadrage des gros plans sur le visage de Sergio, bien plus latéral que frontal, nous en écarte pour mieux l’analyser et le juger : il devient un intermédiaire entre le blanc interventionniste lambda et le guinéen. Le parallèle entre le personnage principal et son réalisateur est évident. Mais le parallèle avec nous, spectateurs européens, aussi. Servi par le regard zoomé de la caméra, nous sommes certains de notre supériorité intellectuelle et psychologique à l’égard des autres blancs condescendants. Et pourtant, cette certitude se brise : la mise en scène nous impose Sergio comme le miroir de notre fourvoiement.
Une scène magistrale cristallise nombres de ces enjeux esthétiques : l’intervention des membres d’une ONG dans un petit village pour dresser le bilan d’installation de nouvelles toilettes. Sont présents les membres du village, Sergio venu analyser la pompe à eau, les intervenants et deux interprètes traducteurs comme seul liant communicatif entre les deux groupes. Les bienfaisants, épris de leur élan humaniste et surtout technocratique, soutirent aux villageois poliment indifférents des remerciements envers leur intervention christique. S’ensuit une scène tristement comique où la mise en scène révèle l’ironie et le vide séparant les belles paroles des intervenants et les villageois. Sergio, légèrement à l’écart de la situation, comprend la gêne malgré sa place d’intervenant étranger.
Tendre l’oreille, être à l’écoute
Soucieux de son image, le réalisateur n’en délaisse pas moins l’importance du son. Majoritairement en prise directe, le son témoigne de la vie grouillant devant l’objectif. Le film diversifie son utilisation du son, décuplant ainsi les dimensions contemplatives. Parfois la prise est aux côtés de la caméra, parfois le son off tapisse des images n’en étant pas la source. C’est ainsi qu’il refonde notre vision des corps et de leur vie par une multitude de points de vue sensoriels. Au début du film, toute une séquence de baptême dans le jardin d’une riche famille se construit ainsi. Plusieurs plans sur les retrouvailles et la découverte de la famille par Sergio se suivent, bercés par les voix des grands-pères et grands-mères en off, narrant avec cœur et précision leurs résistances face à la colonisation. Cette discussion est contemplée en amont par le spectateur qui se voit offrir une scène de dialogue entière sur ces visages ; une vraie interview documentaire. De ces éclaircissements sonores offerts par les anciens surgissent nos félicitations pour le paisible succès de la famille filmée. Et les plans sur le timide Sergio engouffré dans la foule familiale, accompagnant le récit des colons envahisseurs, nouent une ironie touchant presque au sublime. Au-delà d’effets de rupture précis, le montage son global s’élabore comme un documentaire, laissant une place fondamentale à l’environnement, à la circulation et aux brouhahas aux alentours. Notre perception sensible en est davantage sollicitée et élargie. Même le son d’un cadre environnemental doit être respecté chez Pedro Pinho, il en va de la dignité du sujet.
Ruptures des séquences, ruptures d’un pays
La rupture structure le film entier ainsi que son séquençage. Les trois heures trente se justifient aisément : le réalisateur souhaite mettre en scène les nombreuses étapes et aspects du voyage de son personnage. Cela induit donc des rencontres, le tissage de liens sociaux, son voyage parmi différents villages et son activité professionnelle sur des sites précis. Et l’enchaînement de ces séquences est brutal, net, jamais justifié par une continuité dramaturgique clairement identifiée. Chaque séquence pourrait être autonome, constituant sa force contemplative propre. Les enjeux matériels sont si précisément resitués qu’ils suffisent à produire des situations et des scènes pleines de vie pour nourrir notre regard et notre découverte du territoire. Par son espace et les corps qui y habitent, toute scène est susceptible de générer une tension ou une accalmie.
Ce rapport au séquençage permet l’existence de scènes comme celles parmi l’équipe d’ouvriers du chantier de la route. Durant cette séquence, Sergio vit de son propre corps une exploitation : celle au travail, tyranniquement dirigé par un chef au semblant tendre mais impulsif. Comme d’autres, ce groupe de travailleurs constitue à lui seul une petite communauté, isolée du reste de la société, cloisonnée dans ses préfabriqués parsemant un espace désertique. Lors d’une escapade en boîte de nuit pour fêter l’anniversaire de la fille du supérieur, l’ingénieur portugais découvre une exploitation humaine bien plus dégradante. Se fourvoyant dans ce qu’il pensait être le fruit d’une sincère séduction, le personnage se retrouve au lit avec une prostituée qui est en réalité payée par ses collègues pour adoucir sa soirée. La petite amourette entre une prostituée rêveuse et l’homme à l’écoute est balayée d’un revers de la main. La jeune femme ne semble guère se préoccuper des attentions bienveillantes de son client. Ici, la caméra reste au plus proche, la maîtrise de la durée des plans sensibilise le malaise et la robuste barrière séparant les deux esprits. Lui, rêvant de prouver sa valeur et sa vertu, elle, lassée des “gentils blancs“ inconscients d’eux-mêmes. Encore une fois, Sergio découvre qu’il n’est pas de ce monde et que son comportement n’y peut pas grand-chose. Sa simple présence de blanc portugais expatrié est constitutive du problème et de sa charge symbolique. Dans ces circonstances, le sexe sincère et consenti, acte ultime d’union, est impossible. Il ne sera réalisable que bien plus tard, lors d’un plan à trois, lorsque sa position sera celle d’un étranger passif au diapason de ses partenaires, lui disposant la place symbolique de l’intégration : le pénétrant et le pénétré.
La structure narrative du film incarne une analyse sociologique : vit dans ce pays une diversité de groupes sociaux isolés, issus de conditions matérielles distinctes, que seule la construction d’une route pourrait rapprocher. L’enchaînement des séquences réprouve la causalité dramaturgique : c’est un tissage en contraste. Il importe peu de savoir pourquoi et comment Sergio passe d’ici à là. Il importe de ressentir et de comprendre ce qu’est d’être ici et là.
La narration plus classique, hégémonique dans le monde occidental, est la construction d’un point de vue idéaliste primant sur la manifestation réelle d’un espace et de sa vie. Dans ce contexte, filmer la Guinée Bissau avec une narration hollywoodienne aurait été le cas d’école du point de vue blanc imposé à une réalité.
De grands “acteurs” ?
Et cette réalité, en plus de se constituer de ruelles bondées, de véhicules, de marchés, de corps grouillants, de bidonvilles et maisons en tôles, se dote de personnages à l’incarnation rarement vu, et pour cause : les acteurs ne font que vivre ce qu’ils sont.
Nous ne prêcherons jamais assez la potentialité esthétique immense des acteurs amateurs. Nous aimons les corps simples et délivrés d’écoles actorales ultra codifiées. Leur talentueuse adaptation à un projet cinématographique aussi ambitieux est plus que remarquable. Leur spontanéité expressive, le naturel de leur parler et la mécanique authentique des corps portent la vision du film. Guillermo, non acteur de profession et recruté par Instagram, iconise l’âme d’une communauté à lui seul, sans pour autant être dépourvu d’une individualité vécue et perceptible. Sa confrontation aux autres acteurs guinéens révèle des problématiques historiques sur le métissage et l’identité ressentie par un sujet. Et des dizaines d’autres personnages durant le métrage sont des Guinéens à qui Pedro Pinho et son équipe souhaitent offrir un libre moment d’expression.
L’art révolutionnaire
Nos lignes en sont bien trop restées au seul travail de Pedro Pinho. Comme justement relevé par Hélène Lemoine pour “Madinin’art“, Le Rire et Le Couteau est sûrement l’incarnation paroxystique d’un cinéma collectif et politique où la collaboration enrichit la déconstruction des regards réductionnistes. Les monteuses, le chef opérateur, le réalisateur, les acteurs et surtout la Guinée-Bissau, tous contribuent à la formation de cette œuvre pouvant être le Citizen Kane du film décolonial : un bouleversement des méthodes créatives. Ne pas faire des films politiques mais faire politiquement des films. Cette idée godardienne a rarement autant existé qu’avec Le Rire et le Couteau. Il exemplifie la façon dont les formes, par leur régime esthétique, portent en elles-mêmes une appréhension spécifique du sensible. Et la politique c’est un regard, un rapport au monde s’insérant dans des rapports sociaux. Ainsi, le contenu narratif n’énonce pas un propos décolonial, le film décolonialise notre rapport au monde.