La gauche morale refuse de compter les noirs : nos sincères excuses à François Bégaudeau
« Les philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde de diverses manières ; ce qui importe, c’est de le transformer. », Karl Marx, Onzième Thèse sur Feuerbach
« L’avantage du joueur typique africain, c’est qu’il est pas cher quand on le prend, c’est un joueur qui est prêt au combat généralement, qu’on peut qualifier de puissant sur un terrain. Mais le foot, ce n’est pas que ça. Le foot c’est aussi de la technique, de l’intelligence, de la discipline, il faut de tout. Des Nordiques aussi. C’est bien les Nordiques, ils ont une bonne mentalité. », Willy Sagnol, entraîneur des Girondins de Bordeaux, 2014
Est apparue une stratégie nouvelle, chez une certaine gauche, qui consiste à qualifier de « gauche morale » toute critique interne à la gauche qui dénonce des agissements a minima problématiques, quand ils ne sont pas directement dangereux et contraires aux principes, valeurs et idées de la gauche. Ce nouvel anathème s’applique aussi lorsque la « gauche morale » s’en prend « moralement » à la droite ou à l’extrême-droite. Mais, curieusement, dans la pratique, il est plutôt affirmé quand la « gauche non morale », ou « gauche politique », comme elle aime s’appeler elle-même, est mise en cause par une autre partie de la gauche – « morale », donc. Comme si par ailleurs ce qui était politique n’était pas moral…
Car c’est le tour de force de cette « gauche politique » d’essayer de faire croire qu’elle n’a rien de moral. Une gauche non morale, a-morale, voyez-vous ça ! A quoi une telle gauche pourrait-elle bien ressembler ? Il s’agirait d’une gauche arrachée à toute valeur, puisque les jugements de valeur sont par définition des jugements moraux. Une gauche sans valeurs donc ? Curieux. Une gauche des faits, sans doute, puisqu’elle ne tient pas à la morale. Qu’est-ce que c’est que cela, une gauche des faits ? N’est-ce pas une bizarrerie ? Sinon un impensable ? Oui, je sais, ce qu’affirme la « gauche politique », ce n’est pas tant qu’il faut renoncer à toute valeur morale – encore qu’on ne voie pas très bien quelle place occupent les valeurs dans son discours, mais soit –, mais que les valeurs morales ne doivent pas primer dans le jugement politique, ou bien que le discours politique ne peut se limiter à un jugement de valeur. Sacrée découverte que nous tenons là ! Applaudissons ces glorieux militants qui ont découvert que, en politique, dire « c’est pas bien ! » est insuffisant. Personne ne s’en était jamais aperçu avant eux.
Ou alors le problème est que le jugement de valeur prime sur le jugement politique. Alors le jugement politique serait surdéterminé par un jugement de valeur. C’est peut-être cela, la « gauche morale » : la gauche surdéterminée par des valeurs. Dans ce cas elle ne serait pas vraiment politique, parce qu’elle serait d’abord morale, et on ne devrait plus lui faire crédit. Tout ceci n’est pas très clair. Le concept de « gauche morale » est assez peu défini, tant est si bien qu’il ressemble plus à une parade qui détient le pouvoir magique d’annuler toute critique qu’à une caractérisation rigoureuse d’un certain type d’acte bien déterminé. De la rigueur, n’en demandons pas trop à ces danseur·euse·s de la politique. Iels pourraient se blesser.
Ce « concept » de « gauche morale » semble dériver des critiques adressées à l’antiracisme moral par Bouteldja dans Beaufs et barbares[1]. Ou bien vient-il de lectures teintées de nietzschéisme de la politique, qui rejettent par principe tout ce qui serait d’« essence » morale ? Alors on serait plutôt chez Bégaudeau. Une chose est sûre, cependant, c’est que l’anathème de « gauche morale » s’accompagne souvent, ces derniers temps, d’une sorte d’appareil théorique qui prétend éclairer des zones d’ombres à gauche, qui prétend combler les manques et vides du marxisme : l’approche théorique par les affects. Cette approche, très à la mode, et dont la valeur théorique et pratique dépend avant tout de l’attirance qu’elle suscite, a donné lieu à la publication de nombreux ouvrages dans certains milieux militants progressistes[2]. Les militant·e·s progressistes en question ont tou·te·s en commun leur extraction : iels sont issu·e·s des milieux universitaires et d’une certaine petite bourgeoisie qui parvient à faire commerce de son travail intellectuel. En somme, leur survie économique dépend de leur capacité à produire de la théorie, quelle que soit l’utilité politique de cette théorie tant que ça se vend. Le capitalisme étant ce qu’il est, ni les universitaires ni les petits bourgeois ne peuvent se soustraire à la loi du marché.
La synthèse de cette théorie des affects et du rejet de la « gauche morale » produit des effets parfois inattendus. Le premier d’entre eux ? Des militant·e·s identifié·e·s à gauche en viennent à défendre des positions conservatrices et réactionnaires. Je ne dis pas que la défense de ces positions est la conséquence de leur théorie. Dieu m’en préserve ! Non, je dis que leur théorie est la justification de leurs positions, qu’elle donne une cohérence à leur réaction. L’analyse de cette synthèse en passera ici par l’étude d’un cas clinique. Le cas d’un militant à qui il plaît de « disséquer » des affects : François Bégaudeau. La dissection passe sur la table d’opération.
Dans Psychologies (2025), Bégaudeau propose de disséquer les affects malheureux qui traversent parfois les militant·e·s de gauche. Il questionne son propre cas : celui de l’homme blanc hétérosexuel. Je pourrai faire de même, d’ailleurs, puisque je partage la même condition. Comme François, sans doute aucun, j’ai été traversé et suis parfois traversé par des affects racistes, misogynes, lgbtphobes, transphobes, etc. Le privilège de l’homme blanc s’accompagne de sa laideur ; et sa laideur est la cause de son privilège. Nier l’existence de ces affects est absurde, malhonnête même. C’est vouloir se réfugier derrière une pseudo pureté, une soi-disant sainteté. Sauf exceptionnel coup de chance, les hommes blancs hétérosexuels sont mécaniquement racistes, misogynes, lgbtphobes, transphobes, etc. Mais il tient à eux de se défaire de ces affects et de combattre ce qu’ils transportent.
Dans un entretien accordé à la chaîne Mizane TV, Bégaudeau revient sur ses affects racistes[3]. Pour les analyser, il prétend « créer une jonction entre le psychologique et le social », avant d’ajouter qu’il aurait peut-être dû parler de « psychosociologie ». Mais il ne se l’est pas permis car, selon lui, cela ferait trop « prétentieux ». C’est bien la première fois que cet auteur qui aime tant se regarder écrire trouve une frontière à son orgueil. C’est que François Bégaudeau n’est ni sociologue, ni psychologue. Par conséquent, il n’y a aucune raison de prendre son analyse psychosociologique au sérieux. Prenons-la pour ce qu’elle est : de l’onanisme petit bourgeois.
1. Les affects de la gauche morale
Disséquons, comme dirait l’autre, ce pseudo concept de « gauche morale ». Inutile de faire semblant : c’est un pseudo concept d’écrivaillon tout juste bon à flatter l’intelligence des philosophes des réseaux sociaux. Les fans de réactionnaires autoproclamés progressistes. La gauche morale est la gauche qui donne la priorité à la morale. Elle est la gauche, aussi, qui se réduit à la morale. Elle est l’une et l’autre, sans qu’on sache véritablement ce qu’elle est. L’anathème frappe à chaque fois qu’un jugement ou un acte est incriminé au nom de la morale ; surtout quand cet acte et ce jugement ont pour sujet un·e militant·e de gauche. Car, ne nous racontons pas d’histoires, la gauche politique ne voit aucun mal à condamner moralement les militant·e·s de droite et d’extrême droite. Iels s’en privent rarement. Pardon, iels ne s’en privent jamais.
Le schéma est simple. Tout jugement moral qui incrimine un·e militant·e de gauche est frappé de l’anathème « gauche morale ». Voici le raisonnement : on ne peut sacrifier un·e militant·e efficace parce qu’il y a eu un dérapage, dans le discours ou dans les actes, que la morale condamne. Cela reviendrait à verser dans la « pureté militante », dans le « gauchisme ». Le combat progressiste ne peut se limiter à un combat moral. Toute condamnation morale est sans valeur, parce qu’elle n’est que morale. Le principe est radical. Toute discussion d’une sortie pourtant discutable, si elle tombe sous le coup d’un jugement moral, n’est entendue que sous cet aspect strict. Elle est réduite à cet aspect. Toute critique adressée à une certaine gauche – souvent celle de bourgeois ou petit bourgeois blancs (au masculin) – par la gauche elle-même, est a priori qualifiée de critique strictement morale. Le reste ne sera jamais discuté. Même si la critique est plus profonde, même si elle pose des questions éminemment politiques, ces questions seront jetées sous le tapis. L’anathème de la « gauche morale », vu sous cet angle, ressemble plus à une stratégie d’évitement qu’à un argument honnête. En fait, c’est une stratégie malhonnête.
Donnons un exemple. François Bégaudeau a fait l’objet d’une controverse suite à une « blague » publiée sur son blog qui visait l’historienne Ludivine Bantigny. Cette discorde lui a valu un procès et a donné naissance à un livre médiocre : Comme une mule[4]. Dans ce livre, François Bégaudeau défend sa vision, très personnelle, du féminisme, et justifie le droit, la possibilité, la nécessité (?), de pouvoir humilier une femme publiquement quand on est un homme blanc hétérosexuel issu de la petite bourgeoisie, et qu’on a à sa disposition les moyens d’une humiliation à grande échelle. Ce livre, qui s’ajoute à la blague originelle, lui a valu de nouvelles critiques. Mais, pour Bégaudeau, ces critiques sont sans fondements. Elles sont réductibles à de la morale. Elles n’ont pas de portée politique. Et donc elles sont inutiles. Voilà ce qu’il en dit sur Mizane TV :
C’est-à-dire que pour eux le féminisme c’est simplement une instance morale par rapport à laquelle ils ont fauté par rapport à un temps et par rapport à laquelle désormais ils ont décidé d’être vertueux. Bon, quand on problématise la chose politique en termes strictement moraux, bah ça donne forcément une forme de vacuité, de bêtise aussi, de crétinerie. (op.cit.)
On notera que c’est Bégaudeau qui décide que les critiques qui lui sont adressées sont des critiques qui impliquent une intention morale, et qui ont pour elles-mêmes une centralité morale. Mais, à moins que la preuve de cette intention ne soit établie, elle n’existe pas ailleurs que dans son imagination. Ce n’est pas parce que Bégaudeau prête des intentions à ses adversaires que ces intentions existent. Peut-être que cela l’arrangerait, si c’était vrai. Mais, pas de chance pour lui, c’est faux. Avant d’affirmer que les critiques qui sont adressées sont motivées par des intentions morales qui donnent lieu à des sermons de prédicateurs de la vertu, il conviendrait de se demander quand même si ces intentions existent, et essayer de démontrer que ces intentions sont motrices de la critique. C’est la moindre des choses.
La gratuité de cette hypothèse, selon laquelle toute critique adressée à une éminence de la gauche relèverait de « pureté morale », serait le fait d’une « gauche morale », produit des propos, pour reprendre les mots de François Bégaudeau, qui donnent dans une forme de vacuité, de bêtise aussi. De crétinerie.
Il est risqué, pour la raison, de fonder ses jugements sur les intentions que l’imagination prête à autrui. A l’évidence, inviter un petit bourgeois blanc à ne pas humilier publiquement une femme est irréductible à un simple jugement moral. Il ne s’agit pas de dire « c’est pas bien parce que c’est mal », mais plutôt d’indiquer qu’il est nécessaire d’éviter ce genre de comportement si nous désirons défendre le modèle d’une société progressiste qui ne verse pas dans la domination masculine en s’amusant de la domination masculine, en faisant de la domination masculine. Non pas qu’il soit impossible de rire de la domination masculine ; au contraire. Non pas qu’il soit interdit de la caricaturer, d’en jouer même, quand le contexte y invite. Mais nous ne pouvons pas collectivement, à gauche, souhaiter l’avènement, que dis-je, la reproduction, d’une société dont la norme est la domination masculine.
Il s’agit là d’un projet politique irréductible à une condamnation morale.
Par quelque curieux hasard, le rejet de la morale à gauche s’accompagne d’un attirail théorique d’une grande faiblesse : l’approche par les affects. Il n’y a pas de lien nécessaire entre les deux, bien qu’on comprenne assez aisément comment le premier peut conduire à la deuxième et vice-versa. Il s’agit toujours d’une philosophie grossière, bien sûr, parce qu’elle pense pouvoir saisir les affects indépendamment de la morale ; comme s’il existait des affects indépendants de jugements de valeur. Et cette philosophie vulgaire pense pouvoir analyser ces affects de manière factuelle, accéder, en quelque sorte, pour reprendre un mot que Bégaudeau aime répéter, au « réel ».
Rien que ça. Le pouvoir d’accéder au réel.
Je fais état de mes affects. J’établis le fait de mes affects. Outre le fait que cela n’ait aucun intérêt politique, ni philosophique d’ailleurs, il ne faut pas oublier que le fait d’établir le fait de mes affects implique le désir d’établir ce fait. Si j’estimais que mes affects n’avaient pas de valeur aux yeux d’autrui, qu’il ne valait pas la peine de les exposer, alors je n’en ferais pas toute une histoire. Je les garderais pour moi. Je ferais preuve de retenue. Mais je m’égare.
L’analyse factuelle des affects suppose de placer en cette analyse une certaine valeur. Et nous voilà tout droit retombés dans la sphère de la morale, pourtant tant décriée. La gauche a-morale est en fait aussi une gauche morale. La pauvre. Va-t-elle s’en remettre ? Nos théoriciens des affects sont pareils à des zététiciens qui pensent pouvoir distinguer faits et valeurs de manière absolue. Nos théoricien·ne·s aussi.
Je ne reviendrai pas ici sur le fond. Je ne reviendrai pas sur la misère de cette théorie des affects, de cette approche qui considère qu’il y a un intérêt politique à expliquer les rapports sociaux à travers des affects individuels ou collectifs. Je m’intéresserai plutôt à l’origine de cette théorie, tellement en vogue aujourd’hui dans certains milieux. Qui en assure la promotion ? Qui en sont les acteur·ice·s ? On compte parmi elleux quelques stars de la gauche : Lordon, Lucbert, Ajari, Bégaudeau[5]. Des boutiquiers de la théorie en somme. Non qu’il soit impossible de produire de la théorie efficace si notre salaire dépend de notre production théorique, mais il est vraisemblable que cette dépendance économique incite à la production de quantité de bullshit – pour reprendre à la lettre le concept de la philosophie analytique[6].
Quand la théorie est liée au salaire ou la rente, son souci premier n’est pas l’efficacité ou l’utilité. Son souci premier, c’est le salaire, la rente. Ces théoricien·ne·s politiques sont forcé·e·s de s’écarter de la recherche prioritaire de l’efficacité politique de leurs théories puisque la finalité concrète de celles-ci, ce dans quoi elles se réalisent, est le salaire, la rente, le commerce. Une nuance pourrait être faite en ce qui concerne le milieu universitaire. Mais cela serait oublier que les agent·e·s de ce milieu sont placé·e·s les un·e·s vis-à-vis des autres dans une situation de concurrence analogue à celle du marché. Qui ne publie pas ne trouve pas de poste[7]. L’institution est peu regardante sur le contenu des publications. Une logique quantitative est à l’œuvre. C’est pourquoi l’universitaire et l’écrivaillon militants se trouvent assujettis à la même loi : d’abord il faut vendre, ensuite, on verra.
Je passe sur le statut économiquement privilégié de ces auteur·ice·s à succès, lequel statut explique peut-être aussi qu’iels trouvent plus d’urgence à s’intéresser aux affects, à la psychanalyse, à leurs petits états d’âme, plutôt qu’à la lutte des classes. S’iels étaient conséquent·e·s avec elleux-mêmes, iels verraient sûrement dans le travail qui fait leur fierté l’investissement de leurs propres affects bourgeois. Et iels se rendraient sans doute compte que la hauteur de laquelle iels parlent n’est autre que celle de leur classe sociale.
Si j’étais prof à la fac, ou écrivain avec pignon sur rue, il est probable que j’aie le temps de me préoccuper de mes affects. Au-delà de moi-même, de ma petite personne – car c’est à partir de MOI que commencent à m’intéresser mes affects –, j’y verrais certainement un bon produit, qui pourrait bien se vendre – puisqu’apparemment il existe une demande, des clients, des plateaux télés, des émissions de streaming. Un bon produit dans un bel emballage – un beau packaging, pardon – qui donne envie. Un beau packaging qui titille mes affects. Mais je ne suis pas prof de fac, ni un écrivain qui foule le tapis rouge de la croisette, et mon salaire ne dépend pas de mon militantisme. Alors, les affects, les miens comme ceux des autres, sur le plan de la théorie, je m’en cogne. Mon militantisme est libre. Libéré du marché. Libéré de mon nombrilisme. Une chance, en somme.
Cette analyse des affects, cette « distinction des affects », offre une grande place à la littérature mais ferme beaucoup de portes à la rigueur scientifique comme à la rationalité. La latitude interprétative que laisse l’analyse des affects des un·e·s et des autres est quasiment infinie. Si j’étais méchant, je dirais, et comme je ne le suis pas, je le dirais tout de même, que cela ressemble à de la charlatanerie psychanalytique, à de l’escroquerie. Car dans la mesure où n’importe qui peut penser n’importe quoi des affects, il n’y a aucune raison d’accorder à ces analyses la moindre importance.
Le nom adéquat de la « dissection des affects », puisqu’il est salutaire de bien nommer les choses, est « nombrilisme bourgeois qui ne fait que se regarder lui-même ». Il faut vivre dans un monde qui n’est pas celui de l’urgence de la transformation politique pour considérer que ce qui est primordial c’est l’analyse et l’exposé public de ses affects.
2. Quand la gauche des affects compte les noirs
Sorel avait déjà montré, en son temps, la nullité de cette approche par les affects parce que, en bon matérialiste, il avait compris que nos sentiments sont en relation de dépendance avec notre environnement social[8]. Les sentiments de jalousie et de vengeance animent les pauvres, dit-il. Ces sentiments sont la conséquence de leur condition sociale. Mais ils peuvent être éliminés par la guerre sociale qui fait émerger des sentiments plus nobles, comme l’honneur et le courage, par exemple. C’est dans la lutte, et non dans l’introspection nombriliste dont le but est le commerce, que se développent les sentiments, que de nouveaux sentiments apparaissent et que d’autres disparaissent. C’est dans la lutte que se transforment les affects.
Cette thèse n’est, à vrai dire, pas très originale. Elle est la thèse de la tradition marxiste, mais aussi de philosophes anticolonialistes. On la retrouve chez Trần Đức Thảo, notamment, qui articule l’idéologie et ses valeurs – et donc in fine les affects qui en résultent – au « monde de la vie », c’est-à-dire « l’être matériel » qui « enveloppe toutes les significations de la vie, comme vie en ce monde »[9]. Le moyen de transformer les affects va de soi : il faut transformer la société. Il faut transformer ce qui permet la production de la société : l’infrastructure économique.
Fanon développe une idée proche de celle de Sorel dans Les damnés de la terre, en transposant son approche à la lutte anticoloniale. La « culture algérienne », selon lui « prend corps » dans les combats, les luttes anticolonialistes concrètes[10]. Elle n’est pas un ensemble figé qui donne des représentations fixes, mais elle se construit à travers la lutte concrète, matérielle. Pour peu que l’on considère que la culture est génératrice d’affects, c’est encore dans la lutte que ces affects se transforment et se renouvellent.
Ces quelques exemples, puisés parmi une littérature abondante, suffisent à remettre en question une approche qui voudrait offrir aux affects la place centrale. Ils ridiculisent, en tout cas, toute approche psychologisante qui voudrait transformer les affects par l’observation égotique de soi-même ; observation à partir de laquelle nous serions susceptibles d’induire de grandes généralités. Il n’y a pas de transformation de la totalité à partir de la seule transformation de soi. Nous ne ferons pas la révolution avec Spinoza – moins encore avec un Spinoza de comptoir. La révolution qu’a permise Spinoza, c’est la révolution bourgeoise. Si nous voulons nous débarrasser de nos affects racistes, misogynes, etc., nous n’y parviendrons pas par l’introspection individuelle. Nous n’y parviendrons pas en nous regardant le nombril, ni en trouvant formidable que nous soyons capables de reconnaître que nous avons de tels affects – la bonne blague. Nous y parviendrons par la lutte.
Outre l’inefficacité de cette théorie des affects, elle peut poser problème parce qu’elle ouvre des portes à des conceptions conservatrices, réactionnaires, et parce qu’elle est elle-même la théorie de la conservation. Elle l’est en elle-même, puisqu’elle ne transforme rien, mais elle l’est aussi dans les conséquences théoriques qu’elle porte en puissance.
Quand François Bégaudeau se fait reprendre sur le cas Bantigny et, dans une moindre mesure, sur son livre Comme une mule, il frappe ses contradicteur·rice·s de l’anathème de la « gauche morale » et de la « politimanie »[11]. Ainsi, toute contradiction politique qui porte en elle des valeurs morales devient suspecte. Enfin, elle est suspecte, pour reprendre les mots de Bégaudeau, quand elle est l’effet d’une « vigilance morale » (2024, p. 255). Bien entendu, Bégaudeau se garde bien de délimiter rigoureusement le champ d’influence de cette « vigilance morale », comme il se garde bien de lui donner un contenu précis – on est dans la littérature, pas dans la philosophie ; même si on est dans une littérature qui singe la philosophie. Et voilà notre romancier immunisé contre toute contradiction. Dès qu’il y a un désaccord, il peut jouer la carte de la « gauche morale politimane animée par une vigilance morale aveugle qui n’a rien de politique ». C’est bien pratique, mais est-ce honnête sur le plan intellectuel ?
Un des arguments qui a cours ou, devrais-je dire, qui court, dans les cercles sympathisants de la théorie des affects, adversaires de la gauche morale, consiste à rejeter l’idée selon laquelle dire « je te crois », dans le cadre d’une agression sexuelle, serait un geste politique. Au mieux, dit-on, c’est le degré zéro de la politique. Ce n’est qu’un geste moral, et ce à double titre. Moral parce qu’il consiste en de l’empathie avec la victime présumée. Moral parce qu’il porte déjà en lui la condamnation de l’agresseur présumé. Or dire « je te crois » n’est pas seulement un geste moral. Ce n’est pas uniquement un geste de condamnation morale des agresseurs présumés. C’est un acte de transformation sociale qui indique aux agresseurs qu’ils n’ont plus la main, que la société ne les laissera plus faire. C’est l’introduction d’un rapport de force avec le patriarcat et la domination masculine ; parce que c’est une inversion concrète de la forme de ce rapport de force, un renversement de ce rapport de force. Dire « je te crois » est un geste de lutte politique. Et même si ce geste est maigre, il porte en lui la possibilité d’une transformation du monde social. C’est la raison pour laquelle, d’ailleurs, les masculinistes et celleux qui partagent leurs valeurs, ainsi que leurs affects, manifestent autant d’hostilité envers cette simple affirmation : « je te crois ».
Inversement, s’il fallait s’en convaincre, justifier une agression, une humiliation, une blague dégradante, par des concepts et de la littérature, c’est s’ancrer soi-même à l’intérieur de ce rapport de force, mais du côté des dominants. Si François Bégaudeau, par exemple, souhaite la disparition de la domination masculine, il doit souhaiter en même temps la disparition des affects qu’elle produit. Or si François Bégaudeau s’accroche autant à la possibilité, au droit, à la liberté, d’affirmer ces affects, c’est que, sur ce point, il n’est pas du côté de la transformation sociale. Ce n’est pas la même chose de dire, « j’ai des affects misogynes, qui sont le produit d’un sujet collectif misogyne et des structures masculinistes qui en dérivent ; ces affects, je les regrette, j’aimerais qu’ils ne soient plus ; alors je regrette de les avoir manifestés à travers mon incarnation », que de déployer toutes les stratégies en son pouvoir pour défendre le droit d’affirmer lesdits affects. Dans les deux cas on est jeté dans la lutte. Mais pas du même côté de la barricade.
Dire « ce n’est pas bien » de s’en prendre à une femme qui n’a rien demandé avant de chercher à lui faire cracher du sang en publiant, pour justifier une blague graveleuse et insultante, un bouquin médiocre de plus de quatre-cents pages où s’entremêlent raillerie et sophistique, ce n’est pas seulement dire « ce n’est pas bien ». C’est dire : « les progressistes ne veulent pas, ne veulent plus, n’acceptent plus, l’humiliation privée comme publique au nom des affects masculinistes ». Cette critique intègre la logique de la domination masculine et l’éclaire. La condamnation morale s’arrête à : « ce n’est pas bien ». Elle ne permet pas la réflexion autonome, le basculement vers un paradigme nouveau, car le jugement moral seul n’interroge pas le paradigme de la domination masculine dans ses fondements matériels – bien qu’il porte en lui l’intuition de cette contradiction. Mais aujourd’hui, pour les progressistes, il y a la possibilité de la réhabilitation, de la rédemption, d’un retournement de soi vers la négation de ce qui fait que nous, hommes blancs hétérosexuels, sommes mus par des habitudes conformes à notre condition sociale : misogynie, racisme, psychophobie, homophobie, etc. Il y a, dis-je, la possibilité du retournement. La possibilité de demander pardon, la possibilité de dire « je regrette », la possibilité de dire « je ferai attention à l’avenir, quand bien même on risque de m’y reprendre, je ferai attention ». La porte est ouverte. Mais ce n’est pas cette possibilité qu’a choisie François Bégaudeau. Ce n’est pas cette possibilité que choisissent, en général, tout·e·s celleux qui n’assument pas leur mauvaise foi, au sens quasi sartrien du terme, qui limitent toute critique du racisme, du masculinisme, de toute forme d’oppression possible, à l’anathème de la réduction à la « gauche morale ». Leur stratégie ? La forteresse assiégée, les calomnies, les injures et, dans certains cas, de misérables livres de plus de quatre-cents pages.
De même, la dénonciation du comptage des noirs en équipe de France est irréductible à un jugement moral. Aujourd’hui, et en particulier à gauche, en particulier dans les milieux militants progressistes, les implications socio-historiques, socio-économiques, de ce genre de comptage raciste sont connues – a minima, elles sont explorées. Personne à gauche ne peut l’ignorer. Affirmer sur la place publique, à l’aune de ces connaissances multiples, être dérangé par la présence de personnes noires en équipe de France, c’est réhabiliter des schémas de pensée, des visions du monde, dont on sait pertinemment qu’ils portent en eux les logiques de la colonisation et de ses prolongements. Ce n’est pas un acte innocent. Ce n’est pas un acte naïf. C’est un acte politique. On nous pardonnera, par conséquent, de combattre des actes politiques qui ont l’apparence de la radicalité fasciste par tous les moyens qui sont en notre possession.
Quand Bégaudeau affirme « disséquer des affects » et remarque que cette distinction le conduit à compter les personnes noires, il n’est pas dans la pure production d’un fait neutre sur le plan politique. Il n’est pas dans la simple et transparente analyse factuelle. Faire la démarche de publier un livre dans lequel on explique qu’on est gêné par la présence de joueurs noirs en équipe de France de football, c’est déjà considérer que cette démarche vaut la peine d’être produite. C’est lui accorder une certaine valeur.
Il faut insister sur ce point. Dans son livre Psychologies, ainsi que dans différents entretiens qu’il a accordés pour en faire la promotion, Bégaudeau insiste sur le fait que bien qu’il expose ses affects, il ne les politise pas. En un sens, c’est vrai. Ce n’est pas parce que Bégaudeau compte les noirs en équipe de France qu’il vote pour le rassemblement national – d’ailleurs, il ne vote pas du tout –, ni qu’il milite pour le camp fasciste. Cela n’implique pas non plus qu’il ne combatte pas, sur d’autres plateaux, des militants de droite et d’extrême droite ; n’est-ce pas là un peu sa marque de fabrique ? – ce qui fait de lui un produit unique ? Mais ce n’est pas parce qu’il n’y a pas une transformation de l’affect dans un geste politique qui affirme radicalement l’appartenance à la réaction que l’expression publique de cet affect ne constitue pas en elle-même un geste politique.
Bégaudeau ne politise pas ses affects, mais tout de même, il fait un livre pour en parler. Puis, après ce livre, il fait la tournée des médias qui lui tendent un micro pour en faire état. Bégaudeau ne politise pas ses affects mais partout il expose ses affects politiques. Curieuse manière de ne pas politiser un objet.
En fait, Bégaudeau se place dans une position de surplomb assez typique de la classe sociale qu’il incarne. Cette sortie scandaleuse sur le comptage des noirs est le symptôme d’une approche plus générale, d’une posture plus générale. Bégaudeau s’autorise à afficher clairement son hostilité affective pour une équipe de France jugée trop noire parce que sa position sociale le lui permet. Alors il passe par-dessus les barrières et baratine un public qui est parfois dupe de sa rhétorique – car, en sophiste aguerri, Bégaudeau est un excellent rhéteur. Cette position surplombante se retrouve dans son rapport au vote. Dans l’entretien qu’il accorde à Mizane TV, en même temps qu’il dit ne rien préconiser sur la question du vote, et qu’il reconnaît avoir des amis qui votent, et que cela ne constitue pas un obstacle pour son amitié – merci, grand seigneur –, il ajoute :
Par contre, ne te raconte pas d’histoires sur le vote, ça c’est sûr. Ne viens pas me raconter que, les élections, des gens sont morts pour ça, que la présidentielle avait vocation à faire émerger la démocratie, alors qu’elle a toujours eu la vocation inverse, que le système électoral était prévu comme étant le pouvoir donné au peuple ou la parole donnée au peuple, alors qu’en fait il a été très largement conçu pour priver le peuple de son pouvoir. Ça il faut faire de l’histoire […]. Ne te raconte pas trop d’histoires sur les possibilités que les élections débouchent sur quelque chose de substantiel du point de vue de l’émancipation. Voilà c’est tout. Donc tu peux voter ; s’il te plaît, ne raconte pas n’importe quoi (op.cit.).
Il est vrai que, dans le camp militant politique progressiste, tout le monde se berce d’illusions sur le vote et recrache la vulgate bourgeoise selon laquelle « des gens sont morts pour ça » et donc « ce n’est pas bien de s’abstenir ». Un bel homme de paille nécessaire pour soutenir un argumentaire qui n’est autre que l’expression transparente de la position surplombante d’une personne qui n’a sans doute rien à attendre, mais surtout rien à craindre, du vote. Au lieu de dire, « on ne peut rien attendre du vote », ou « voter ne change rien », Bégaudeau devrait préciser : « je n’attends rien du vote », « le vote ne change rien pour moi ». Et il est vrai que quelle que soit la couleur politique qui organisera le capitalisme, bleu, rose ou brun, le modèle économique de François Bégaudeau ne sera pas mis en péril.
Il est d’ailleurs amusant de s’attarder sur ce point : Bégaudeau veut la transformation sociale, mais il ne pense pas qu’elle adviendra par le vote. Question : que fait Bégaudeau pour qu’advienne cette transformation ? Il ne vote pas, ne milite pas dans un parti, évidemment, on le croise rarement dans les manifestations, les mouvements de grève – sinon jamais – ; ce n’est pas par l’engagement de son corps que Bégaudeau aspire à transformer la société. C’est en écrivant des livres dans lesquels il expose au public ses affects racistes.
Bon. La révolution attendra.
Notez, enfin, que cette reconnaissance publique de ses affects racistes ressemble à s’y méprendre à une posture morale. Cela sonne comme une confession. Dans la mesure où cet exposé n’apporte rien sur le plan politique, qu’il n’a pas de puissance transformatrice et qu’il ne produit pas de théorie à vocation transformatrice. Dans la mesure où ce bavardage ne permet pas de mieux saisir le fonctionnement de la société en vue de sa transformation, difficile d’y voir autre chose qu’une pieuse confession. « Oui, voilà, je le confesse, j’ai des affects racistes. Et moi, au moins, moi, moi, MOI, j’ai le courage de les avouer. Je ne me cache pas, je ne suis pas un hypocrite. J’ai une supériorité morale à faire valoir. Je, je, je, moi, moi, moi, etc. ». Cette gauche des affects ne serait-elle pas une gauche morale qui s’ignore ? Une gauche morale, pardon de revenir à Sartre, de mauvaise foi ?
C’est bien le cas.
Conclusions
La théorie des affects penche à droite. Elle penche d’autant plus à droite quand, dans le même mouvement, elle condamne la « gauche morale » et affirme une préférence footballistique pour un jeu basé sur la passe, lequel jeu, d’après l’application de cette théorie par l’un de ses théoriciens à qui il plaît de « disséquer les affects », est plutôt associé aux blancs[12] ; quand ce même théoricien affirme qu’une équipe de football qui compterait « trois arabes, trois noirs et quatre blancs » créerait un « effet de complémentarité peut-être footballistique si on creuse un peu » (Bégaudeau, ibid.). N’est-ce pas ainsi que nous devrions composer nos équipes de foot, en comptant les noirs, les arabes et les blancs ? N’est-ce pas une manière progressiste et antiraciste d’envisager le sport ?
Hop hop hop ! Celles et ceux qui voient là-dedans du racisme ne sont rien que des méchants agents de la gauche morale !
Circulez, y a rien à voir.
Quelles réactions cela a-t-il suscité à gauche ? Bégaudeau a trouvé des avocats parmi certain·e·s militant·e·s progressistes. Aujourd’hui, si on est un homme blanc identifié à gauche, on a le droit de compter les noirs. On a le droit de dire qu’on trouve, que voulez-vous chers amis, on n’y peut rien, qu’il y a trop de noirs ici ou là. Et que ça nous dérange. Mais vous comprendrez bien que ce n’est pas du racisme, n’est-ce pas ? Cela ne peut pas en être, puisque nous sommes de gauche. Ce sont des gens qui l’ont dit, et nous le disons nous-même. Nous sommes définis par l’essence de la gauche.
C’est la même logique qui est à l’œuvre quand des gouvernements de centre-droit prennent des mesures d’extrême-droite, et qu’on entend leurs valets expliquer qu’il ne peut s’agir de mesures d’extrême-droite, puisqu’elles sont décidées par des gouvernements du centre.
Bégaudeau bénéficie d’un préjugé positif dans les milieux progressistes : il est de gauche. Il le montre d’ailleurs fréquemment, quand il débat avec des militants de droite et d’extrême-droite. Souvent médiocres par ailleurs ; car on n’a jamais vu Bégaudeau face à un·e solide contradicteur·rice. « A vaincre sans péril… », disait le dramaturge… Mais peu à peu ce préjugé positif s’érode. Utiliser sa position privilégiée pour humilier publiquement une universitaire féministe, puis pour courir les plateaux afin d’expliquer qu’il lui arrive de compter les noirs en équipe de France, dans le but d’alimenter son commerce, ne l’aide pas beaucoup à donner une image progressiste de lui-même.
Il n’y a pas d’essence du progressisme pas plus qu’il n’y a d’essence de quoi que ce soit. Pardon de revenir à Sartre mais, sur ce point, il touche quelque chose de vrai. Ce que nous sommes, en tant que sujet, c’est ce que nous faisons dans notre existence – que l’on adhère ou pas aux perspectives existentialistes sartriennes ; je ne crois pas du tout que l’humain soit « condamné à être libre ». Aucune essence ne précède notre existence et ne nous caractérise de manière définitive. La croyance selon laquelle il ne faudrait jamais reprendre Bégaudeau parce que cela causerait du tort à la gauche est fondée sur cette mystification essentialiste. Car celleux qui défendent cette idée devraient encore expliquer en quoi les dérapages à droite et à l’extrême-droite d’un intellectuel identifié à gauche feraient du « bien » à la gauche et, réciproquement, ne lui causeraient aucun « tort ». Entre autres choses qu’iels devraient expliquer.
Bégaudeau est sans doute de gauche quand il ridiculise l’extrême droite. Il l’est sans doute, quand il parle de lutte des classes. Mais il ne l’est pas quand il traite une de ses élèves de « pétasse » (pardon, quand il reproche à une de ses élèves d’avoir « un comportement de pétasse » ; il faut le préciser, parce que c’est quand même très différent. Bon, et puis il ne s’agit que d’un personnage de fiction auquel, certes, il s’identifie de manière explicite, donc ça va, faut se détendre ; si on ne peut plus assimiler des gamines à des pétasses, où va le monde ?), quand il humilie une intellectuelle féministe, ni quand il compte les noirs dans une équipe de football.
Au-delà du cas spécifique de François Bégaudeau qui, il faut l’admettre, n’est pas très intéressant, ce genre de sorties et de réactions doit nous inviter à réfléchir sur l’anathème de « gauche morale », ainsi que sur la pertinence de cette approche théorique des luttes politiques et de la compréhension des sujets, individuels et collectifs, à partir des affects.
Sur la gauche morale d’abord. Toute gauche est morale. Tout engagement politique est moral, est fondamentalement moral. Il faut vraiment remettre en cause ce (dis)qualificatif de « gauche morale » qui, jusqu’alors, sert plus les logiques réactionnaires que la défense de positions progressistes. D’ailleurs, n’est-ce pas avant tout le camp de la conservation et de la réaction qui reproche à la gauche d’être le « camp du bien » ? Devons-nous leur donner le point ? Devons-nous penser à travers leurs catégories ? Devons-nous devenir à leur image ? Rien d’étonnant à ce que des militant·e·s identifiées à gauche disqualifient leurs adversaires en les frappant de l’anathème de « gauche morale » lorsque ces mêmes militant·e·s défendent des thèses ou des pratiques plutôt identifiées à droite. Vous glissez. Vous glissez à droite.
Sur la théorie des affects, ensuite. Que dire que nous n’ayons déjà dit ? Il s’agit d’une approche psychologisante qui ne permet pas de rendre compte des dynamiques sociales dans lesquelles sont engagés des sujets collectifs. Cette approche par les affects n’est pas un « complément » du marxisme, pas plus qu’elle n’est un appareil théorique qui permette de transformer la société dans le sens du progrès social. Je connais l’objection : « la théorie n’est pas inefficace, puisque si on ne comprend pas qu’il faut susciter le désir, à gauche, et donc agir sur les affects individuels et collectifs, alors nous ne gagnerons jamais l’adhésion des masses, ni même celle des travailleurs ». Merci beaucoup pour ce brillant exposé. Nous sommes tou·te·s d’accord sur ce point. Mais remarquez qu’il ne s’agit pas là véritablement d’une conclusion théorique. Tout au plus, c’est un simple lieu commun. Ce lieu commun, d’ailleurs, vaut aussi bien pour la droite et l’extrême-droite. Pour le dire gentiment, si votre théorie n’est pas capable de produire de débouchés qui dépassent le lieu commun, autant s’en passer. Il est un peu triste de dépenser autant de temps et de recherches pour aboutir à une conclusion de comptoir.
La théorie des affects n’est qu’une nécessité théorique pour celleux qui ont pour nécessité la production de théories. Elle peut s’inscrire dans une démarche rigoureuse de recherche bibliographique, d’agencements de concepts, de compréhension historique, comme c’est le cas chez Lordon ou chez Ajari, comme servir directement au commerce de livres, en étant mobilisée de façon tout à fait superficielle, comme c’est le cas chez Lucbert ou Bégaudeau. Dans tous les cas, malheureusement, elle est stérile. Elle n’a pas de fin extérieure à elle-même, sur le plan théorique. Sur le plan pratique, sa fin est le salaire de ses promoteur·rice·s. Ça ne va pas plus loin.
Références bibliographiques
« François Bégaudeau : La société française au scalpel », Mizane TV, 28 novembre 2025.
« Racisme, libre arbitre, mérite : où en est la gauche ? (avec François Bégaudeau), La librairie africaine, 1er décembre 2025.
Ajari, N. (2024). Le manifeste afro-décolonial. Le rêve oublié de la politique radicale noire, Éditions du Seuil.
Bégaudeau, F. (2024). Comme une mule, Stock.
Bégaudeau, F. (2025). Psychologies, Éditions Amsterdam
Bouteldja, H. (2023). Beaufs et barbares, Le pari du nous, La Fabrique Éditions.
Frankfurt, H. (1986). De l’art de dire des conneries (On Bullshit), trad. D. Sénéchal, 10 X 18, 2006.
Lasserre, D. (2025). « François Bégaudeau, Nietzsche et la morale de ressentiment », Positions Revue.
Lordon, F. (2016). Les affects de la politique, 2016, Éditions du Seuil.
Lordon, F. et Lucbert, S. (2025). Pulsion, La Découverte.
Sorel, G. (1919). Réflexions sur la violence, Marcel Rivière et Cie, 4è éd.
Trần Đức Thảo (1949). « Existentialisme et matérialisme dialectique », in Alexandre Féron (éd.), Trần Đức Thảo, Phénoménologie, marxisme et lutte anticoloniale. Écrits philosophiques et politiques – volume 1, Éditions sociales, 2024.
[1]Bouteldja, H. (2023). Beaufs et barbares, Le pari du nous, La Fabrique Éditions.
[2]Pour ne mentionner que les plus célèbres : Lordon, F. (2016). Les affects de la politique, Éditions du Seuil ; Lordon, F. et Lucbert, S. (2025). Pulsion, La Découverte ; Bégaudeau, F. (2025). Psychologies, Éditions Amsterdam ; Ajari, N. (2024). Le manifeste afro-décolonial. Le rêve oublié de la politique radicale noire, Éditions du Seuil. On retrouve notamment l’héritage de l’analyse spinoziste de la politique par Lordon, ainsi qu’une lecture assez discutable de Fanon portée par Ajari. Sans oublier, bien entendu, la psychanalyse en filigrane, qui redevient, aux yeux de cette « élite » « intellectuelle », une méthode jugée pertinente.
[3]« François Bégaudeau : La société française au scalpel », Mizane TV, 28 novembre 2025.
[4]Bégaudeau, F. (2024). Comme une mule, Stock.
[5]Il n’est pas question toutefois de tracer un signe d’égalité entre ces différentes personnes. Lordon et Ajari proposent un travail de recherche conséquent et remarquable, indépendamment de l’opinion que l’on puisse se faire du contenu de ce travail.
[6]Frankfurt, H. (1986). De l’art de dire des conneries (On Bullshit), trad. D. Sénéchal, 10 X 18, 2006.
[7] A ce titre, on relira avec intérêt cette chronique de l’exploitation : https://positions-revue.fr/une-vie-de-doctorant/.
[8]Sorel, G. (1919). Réflexions sur la violence, Appendice II, « Apologie de la violence », Marcel Rivière et Cie, 4è éd., pp. 433-436.
[9]Trần Đức Thảo (1949). « Existentialisme et matérialisme dialectique », in Alexandre Féron (éd.), Trần Đức Thảo, Phénoménologie, marxisme et lutte anticoloniale. Écrits philosophiques et politiques – volume 1, Éditions sociales, 2024, pp. 120-121.
[10]Fanon, F. (1961). Les damnés de la terre, Éditions La Découverte, 2002, p. 221.
[11]Je reviens là-dessus dans un article publié dans la revue Positions : Lasserre, D. (2025). « François Bégaudeau, Nietzsche et la morale de ressentiment ».
[12]Thèse exposée, notamment, dans cet entretien : « Racisme, libre arbitre, mérite : où en est la gauche ? (avec François Bégaudeau), La librairie africaine, 1er décembre 2025.
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