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Guerre de pauvres, guerre de rue. Quand les Misérables se rencontrent
Après un court-métrage plusieurs fois récompensé, Ladj Ly revient avec un film étourdissant sur le quartier du Bosquet à Montfermeil : les Misérables. Suivant une équipe de la BAC, Ladj Ly nous transporte au milieu d’un univers muet et invisible parce qu’invisibilisé. Et pourtant, c’est un véritable torrent de vie qui déborde de l’écran trop petit de sa caméra pour nous envahir.
Par N. Publié in #ART'ILLERIE le 4 novembre 2019 11 min de lecture
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« Le seul moyen de se faire entendre c’est avec des pierres » clamait, en 2005, un jeune de Montfermeil à la caméra de Ladj Ly, en plein milieu des émeutes démarrées à la suite du décès de Zyed et Bouna – morts électrocutés dans un transformateur EDF à la suite d’une poursuite policière.

Quatorze ans plus tard, après un court-métrage plusieurs fois récompensé, Ladj Ly revient avec un film étourdissant sur le quartier du Bosquet à Montfermeil : les Misérables. Suivant une équipe de la BAC, Ladj Ly nous transporte au milieu d’un univers muet et invisible parce qu’invisibilisé. Et pourtant, c’est un véritable torrent de vie qui déborde de l’écran trop petit de sa caméra pour nous envahir. L’immersion cinématographique est une indéniable réussite ; mais c’est bien peu de chose par rapport à la qualité scénaristique : des dialogues vifs, explosifs, décharnés, dégagés de tout verni esthétique. Ladj Ly ne parle pas des quartiers dits prioritaires, de jeunes de banlieues désœuvrés. Il parle de lui. De sa vie. Et c’est à partir d’elle qu’il reconstitue une fiction aux allures d’autopsie tant elle frappe par son authenticité : la plupart des personnages secondaires sont des amateurs du quartier formés à la hâte pour les besoins du film et qui parlent et bougent comme ils sont, et non comme ils devraient être.

40 % de chômage, 35 % d’immigrés, 40 % de la population ayant moins de 20 ans. Voici la composition sociologique du quartier du Bosquet de Montfermeil. Une telle configuration humaine promet un scénario politique détonnant à qui s’en empare. Si l’on y ajoute les multiples bavures policières de ces dernières années :  de Zyed et Bounna, en passant par Abdelhakim, Amine, Babacar jusqu’à Amada, on s’assure les ingrédients parfaits pour un film binaire, avec deux camps marqués prêts à s’affronter. Poor guys versus Bad cops. Seulement, Ladj Ly ne s’abaisse pas à cette réduction hollywoodienne de la réalité et dépasse cette fausse opposition médiatique afin de lui redonner le véritable sens politique qui est le sien : un affrontement entre pauvres vivant, à des pôles opposés, une commune violence économique et sociale. D’un côté, une population jeune, largement déscolarisée et au chômage, dont les conditions d’existence sont misérables : appartements délabrés, au sein desquels s’entassent des familles nombreuses ; quartiers dévastés, envahis de déchets ; jeunesse inoccupée, frustrée, peuplant les rues comme autant de fantômes au sein d’un cimetière à l’abandon. De l’autre, des policiers multipliant les heures supplémentaires impayées, livrés à eux-mêmes au sein d’une jungle dont ils ne pensent pouvoir survivre qu’en étant plus violents que ceux qu’ils croisent, et chargés de contenir la colère sociale bouillant au sein des HLM. La rencontre mêle humiliations, défiances, affrontements, complicités, intelligences et sens du compromis. Prisonniers de la même cellule, jeunes et flics intègrent les règles du jeu, jouent leur partition, tantôt en essayant de calmer la situation, tantôt en renversant la table. Finalement, entre cocktails molotov et tirs de flashball, les stigmates marquent toujours les mêmes corps : ceux des misérables. Ceux qui « ne sont rien », qui s’entretuent en bas pour la plus grande satisfaction de ceux d’en haut.

« Il y a trois sortes de violence. La première, mère de toutes les autres, est la violence institutionnelle, celle qui légalise et perpétue les dominations, les oppressions et les exploitations, celle qui écrase et lamine des millions d’hommes dans ses rouages silencieux et bien huilés. La seconde est la violence révolutionnaire, qui naît de la volonté d’abolir la première. La troisième est la violence répressive, qui a pour objet d’étouffer la seconde en se faisant l’auxiliaire et la complice de la première violence, celle qui engendre toutes les autres. Il n’y a pas de pire hypocrisie de n’appeler violence que la seconde, en feignant d’oublier la première, qui la fait naître, et la troisième qui la tue. », Dom Helder Camara

Quand seules la première et la troisième violence se rencontrent, le pouvoir ne tremble pas car il n’est jamais interrogé dans ses fondements. Mieux, il s’assure de leur perpétuation pour que jamais ne soient questionnées les causes de leur existence. Le jour où la jonction se fait, entre misérables, entre ceux qui subissent la violence sociale d’un système construit pour les exploiter, et ceux, frères en situation, en charge de la réprimer, alors une révolution peut advenir. Mais cette prise de conscience ne peut être faite qu’à la faveur de la « violence révolutionnaire », celle en charge de rendre l’exploitation perceptible – ne serait-ce que sensiblement – aux classes sociales. Ladj Ly, humble, ne revendique pas une telle prétention compte-tenu du format de la fiction cinématographique. Et pourtant, par les sentiments qu’il soulève chez son public, entre révolte contre les abus de la police (« C’est moi la loi » proclame le chef de l’équipe de la BAC) et pitié pour ces trois hommes menacés de mort par le guet-apens tendu par une horde de jeunes mineurs (les « microbes »), Ladj Ly esquisse dans notre esprit la seule question valable : qui est responsable ?

En 2005, des jeunes du quartier du Bosquet, criaient : « On existe ! », « On veut la justice ! ». En effet, tout leur être est nié par un système qui n’a que faire de leur existence. Fils et petits-fils de parents venus gonfler le lumpen prolétariat français entre 1950 et 1980, ils sont des éternels étrangers. Etrangers à leur terre ancestrale à laquelle ils n’appartiennent plus, étrangers à leur terre de naissance qui ne les reconnaît pas. Etrangers ils sont, étrangers ils doivent rester. Mais en 2005, la crise semble encore cantonnée à un territoire aux marges de la République. Les quartiers constituent autant de laboratoires d’encadrement de la violence économique et sociale. Des voltigeurs de Pasqua à la BAC, on s’entraine sur ces populations-test, on répète ses gammes : flashball, LBD, grenades, lacrymos. En réaction, les jeunes attaquent tout ce qui peut symboliser la violence de l’Etat : voiture de police, écoles, mobilier urbain. Tout cela se déroule alors à la périphérie du monde privilégié des grandes villes et des centres de pouvoir. Les immigrés – catégorie fourre-tout bien utile – forment, selon certains, les bataillons des nouvelles invasions barbares colonisant notre territoire. La crise, comme les invasions, commence toujours chez les plus éloignés. En 2005, ils étaient des « barbares », des « racailles » s’en prenant à nos institutions et qu’il convenait de traiter au Karcher. Près de 15 ans plus tard, la crise a débordé des périphéries ; et les périphéries ont envahi les centres.

La barbarie ce n’est plus Montfermeil, Clichy-sous-Bois, la Seine-Saint-Denis, c’est Bolloré, Arnaud, Niel, Bouygues, Vinci, Total, l’Elysée, Wall Street, la City, la Commission européenne. Les barbares ce sont eux. Les colonisateurs ce sont eux. Malgré les centaines de millions hypocritement investis par les politiques de la ville, aujourd’hui, la situation des quartiers prioritaires français est alarmante. Elle est même plus que ça : elle est révoltante et justifie toutes les révoltes qui les secouent régulièrement. Aucun être humain, dans aucune société, et surtout pas une société aussi riche que la nôtre, ne devrait vivre ainsi. Aucun être humain, quel qu’il soit, ne devrait avoir comme unique horizon quotidien le béton décharné d’une face d’immeuble pourrie par des décennies de mépris et de désintéressement.

Les responsables sont donc les hommes et les femmes qui ont laissé faire cela : soient des générations de politiciens corrompus, inconséquents et irresponsables. Mais ne cibler que les politiciens, ce serait condamner la marionnette en laissant s’échapper le marionnettiste. Un politicien n’est jamais, à son niveau, qu’un exécutant. C’est l’employé, pion substituable à tout instant, de l’entreprise capitaliste. L’ennemi, c’est elle. L’ennemi c’est le capitalisme. Soit le système qui, au nom du profit sans cesse accumulé, justifie la mise en esclavage des hommes au service du capital. L’ennemi c’est l’idéologie du Marché qui impose que toute chose pouvant représenter un profit marchand, soit réduit au rang de marchandise (bien ou service) définie par sa valeur monétaire. L’ennemi c’est ce monde devenu marchandise au sein duquel la valeur d’un individu se détermine à l’aune de sa valeur marchande.

Dans pareil monde, un jeune de Montfermeil n’a aucune valeur. Tout au plus peut-il uberiser sa vie et escompter survivre péniblement. Un temps. Il servira, au besoin, la délinquance en costard en lui fournissant ses suppléments d’âme cocaïnée, et finira par gonfler les cellules bondées des prisons où la délinquance en survêt croupie.  Des palais élyséens, on ergotera sur cette « racaille » jetée en pâture à la vindicte populaire en attendant de déposer, sur le grand échiquier de l’histoire, toutes les pièces nécessaires à une guerre civile entre pauvres. Fous que sont les hommes, ils répondront aux cris de « sales bougnouls » ou de « sales blancs », et s’affronteront en bas des tours, sans ne jamais mettre en échec les rois et reines de ce monde.

Pour éviter un tel scénario, des réalisateurs aussi talentueux que Ladj Ly permettent, par leurs films ou leurs initiatives sur le terrain (la création d’une école de cinéma à Montfermeil) de présenter à ces jeunes un horizon allant au-delà du Rap et du foot – seuls secteurs que le Marché leur réserve avec un mépris non détaché d’un certain racisme. Ils permettent d’imaginer, de penser, de réaliser un futur différent et nous ne pouvons que nous en réjouir. Contre la volonté de standardisation de nos existences par le Marché, nous en appelons à l’érection d’un monde au sein duquel tous les mondes pourraient s’épanouir. Un monde où l’extraordinaire vie du marché Anatole-France de Montfermeil, si bien rendue par Ladj Ly, viendrait coexister au côté de tant d’autres. Un monde où il n’y aurait plus un Marché uniformisé et hégémonique, mais des marchés multiples et colorés, à l’image d’une humanité dont la richesse tient en sa formidable diversité.

« Il se fait beaucoup de grandes actions dans les petites luttes. Il y a des bravoures opiniâtres et ignorées qui se défendent pied à pied dans l’ombre contre l’envahissement fatal des nécessités et des turpitudes. Nobles et mystérieux triomphes qu’aucun regard ne voit, qu’aucune renommée ne paye, qu’aucune fanfare ne salue. La vie, le malheur, l’isolement, l’abandon, la pauvreté, sont des champs de bataille qui ont leurs héros ; héros obscurs, plus grands parfois que les héros illustres. », Victor Hugo, Les Misérables.


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