Pour certains chefs de files modernes de courants dits « populistes », il y a déjà une provocation à parler, dans une même phrase (a fortiori dans un seul titre) de gilets jaunes et de lutte de classe. Pour ces « penseurs », le concept de classe serait dépassé. Non pas qu’il n’ait pas été pertinent, autrefois, mais il ne l’est plus. Ce raisonnement sous-entend que le capitalisme a résolu de lui-même ses antagonismes de classe (une révolution mondiale a-t-elle eu lieu sans que nous n’ayons été mis au courant ?). Il n’y a pas lieu ici de discuter cette affirmation quant au caractère de classe de nos sociétés modernes – les destructions des garanties des travailleurs, de la sécurité sociale à la retraite en passant directement par les salaires, tout comme la répression policière de plus en plus organisée fournissent une réponse qui se passe de commentaire. En revanche, voyons comment il est possible d’adopter une analyse de classe des événements des derniers mois, autour de la question des gilets jaunes. Nous prendrons pour cela le plan du présent numéro de cette revue (apports, limites, risques), qui, dans la perspective que nous adoptons, prendra la forme qui suit : après avoir analysé le mouvement des gilets jaunes comme un symptôme de l’état avancé de l’impérialisme français, plus précisément comme une réaction à la guerre intérieure menée par la bourgeoisie contre son propre peuple[1], nous verrons que ce mouvement se heurte à deux limites, qui sont les deux faces d’une même médaille. Cette double limite est à la fois le caractère interclassiste du mouvement, qui bride la contestation, et – conséquence partielle de cette première borne – le manque de structure, autrement dit l’absence de recours aux organisations traditionnelles du mouvement ouvrier. Enfin, nous étudierons le risque que peut présenter ce mouvement, qui s’inscrit sous certains aspects dans la tendance à la désorganisation et la destruction tous azimuts des organisations traditionnelles de la classe ouvrière – qui est pour ces travailleurs, nous le verrons, se tirer une balle dans le pied.
Une colère légitime
Le capitalisme déliquescent n’épargne, dans sa phase impérialiste, personne. Il ne s’agit pas seulement, pour la bourgeoisie, d’écraser sa force de travail direct, en attaquant autant qu’elle le peut les garanties des travailleurs. D’autres classes sociales, intermédiaires, sont touchées par la plongée chaotique du capitalisme. Cette destruction généralisée a bien sûr lieu sur l’ensemble du globe[2], à des degrés divers et sous des formes différentes, mais avec un contenu toujours identique. Intéressons nous ici au cas de la France. L’analyse de la manière dont la classe dominante marche sur chacune des classes qu’elle trouve sous ses bottes permettra d’expliquer le caractère interclassiste du mouvement spontané des gilets jaunes. Car l’annonce de la hausse du prix du carburant, d’où le mouvement éclate, n’est que l’arbre qui cache une forêt de vexations contre une large part de la société française – la première goutte d’eau assez rassembleuse pour faire déborder tous les vases à la fois.
Les premiers touchés sont, sans surprise, les travailleurs. Contre les producteurs, le gouvernement Macron au service de la bourgeoisie française a été depuis le début de son mandat d’une ingéniosité certaine. Les coupures budgétaires dans les services publics, des chemins de fer aux hôpitaux, ont imposé des rythmes et conditions de travail intenables aux fonctionnaires. A cela s’ajoute la réforme du baccalauréat, qui dégradera les conditions de travail des professeurs (autant que les conditions d’études des élèves) tant qu’on a pu voir la fraction traditionnellement non-gréviste du corps enseignant prêter main-forte à ceux qui portaient la revendication d’abrogation. A cela s’ajoute l’incorporation des méthodes managériales dans les services publics : séparation entre anciens et nouveaux (dans le but d’isoler les nouvelles générations des anciens, dont le rôle fut autrefois de leur apprendre les règles de sécurité élémentaires, ou à se syndiquer), cadences infernales, antisyndicalisme de plus en plus ouvert : pour préparer la vente du service public, le gouvernement Macron doit d’abord assurer sa rentabilité à la bourgeoisie. Il serait anachronique d’intégrer la réforme des retraites aux raisons de la colère, le dossier étant alors (et étant malheureusement toujours, quoique dans une moindre mesure), méconnu des masses ; elle est pourtant le paroxysme des attaques contre les travailleurs.
Dans la classe des travailleurs, il n’est pas contradictoire d’inclure les chômeurs. En effet, la force de la bourgeoisie, le chien du fusil avec lequel elle chasse le « coût du travail », c’est le chômage. D’une part, son existence assure la compétition entre les travailleurs, et fragilise donc leur camp (comment négocier les conditions d’un travail misérable payé trois fois rien, lorsque deux cents de nos pairs se poussent derrière nous pour l’obtenir à six fois moins ?). D’autre part ce chômage n’est que le résultat de l’orientation du stade inévitable du capitalisme que nous avons atteint : l’impérialisme, mentionné plus haut. L’utilisation du progrès technique, non pas pour augmenter la force productive, mais pour baisser le prix la force de travail actuel, s’exprime dans la montée du chômage : pour quelle autre raison un seul travailleur serait-il autorisé à produire un certain bien hui heures par jours, alors que quatre autres n’attendent que de lui prêter main-forte et de partager la tâche, si ce n’est pour le patron qui prend chaque jour cinq fois en revenus le salaire du travailleur ?
Sortons un peu de la classe ouvrière – nous y reviendrons plus tard, pour d’autres raisons. L’histoire montre qu’en période de crise majeure, le capitalisme à l’agonie frappe sans regarder où, jusqu’à la petite-bourgeoisie. L’exemple de la montée des fascismes et de leur appui premier, la peur panique de la prolétarisation des « classes moyennes » (nouveaux cadres, mais surtout petite-bourgeoisie allemande et italienne), montre jusqu’à quelles extrémités cette classe est capable de se porter, lorsqu’elle se sent menacée. Il est important toutefois de rappeler la versatilité des petits-bourgeois, capables aussi bien d’adhérer au fascisme que de rejoindre les rangs d’une contestation légitime (c’est bien plutôt le deuxième cas qui nous intéresse pour les gilets jaunes). Qu’en est-il donc de cette classe ? Nul besoin d’aller très loin pour compatir à son mal-être : la frange paysanne de la petite-bourgeoisie est de plus en plus écrasée par les trusts de l’agro-alimentaire, qui épuisent les paysans avant de les dévorer ; les cadeaux multipliés aux multinationales de la grande distribution jette les petits commerçants sur la paille ; Macron, qui s’est partiellement appuyé sur cette classe pour accéder au pouvoir, l’a trahie, et il n’est pas en France un épicier, un paysan ni un patron de PME qui ne sente sur son cou la pointe froide du poignard. Ecrasés d’un côté de taxes, de l’autre de concurrence déloyale, on ne peut reprocher aux petits-bourgeois la colère qu’ils expriment.
A cette classe intermédiaire trahie par Macron, on peut associer les cadres, dont la sécurité supposée fut remise en question morceaux par morceaux au cours des derniers mois. Nul besoin d’y revenir longuement, sa position est entre celle des travailleurs et de la petite-bourgeoisie.
L’écrasement de la société par la bourgeoisie à la tête de l’Etat impérialiste est donc général. Une des réponses fut ce mouvement des gilets jaunes. Mais la question se pose : le problème est bien une attaque contre toutes les classes ; la réponse pertinente est-elle pour autant une bouillie interclassiste ?
La double limite du mouvement : un problème de classe
Faisons d’abord quelques rappels sur le rôle historique du prolétariat. La tradition marxiste fait de cette classe, constituée des seuls producteurs (prolétariat est synonyme de salariat, et ce peu importe le montant du salaire, seul compte la place dans le processus de production), la seule capable de mener la révolution à son terme. Non sans raison : bien que la révolution socialiste profite à terme à l’ensemble des classes[3], seule la classe ouvrière y voit immédiatement son intérêt. L’exemple des gilets jaunes le montre, et a fortiori le point de départ : l’augmentation du prix de l’essence. Cette taxe supplémentaire, injuste puisqu’elle touche une grande partie des travailleurs (notamment le monde rural, tributaire des transports à essence pour le déplacement), provoqua une levée de bouclier tout aussi véhémente chez la petite-bourgeoisie. Hors, l’unité du combat des classes s’arrête là. Tandis que pour le travailleur il s’agit de lutter contre une nouvelle baisse de son pouvoir d’achat, le petit-bourgeois lutte contre cette taxe comme il lutterait contre toutes les taxes, y compris les impôts qui contribuent à améliorer les conditions de vie des travailleurs. Prenons l’exemple de deux profils pouvant se retrouver ensemble dans le mouvement interclassiste des gilets jaunes : le petit patron et son employé. Ce dernier pourrait être tenté de pousser les revendications jusqu’au report de la taxe sur l’essence sur un rétablissement des taxes visant le patronat, sans même encore parler d’expropriation. Le premier, en revanche, sait qu’une telle taxe lui ferait mettre la clef sous la porte. Cet exemple illustre comment la petite-bourgeoisie est incapable de suivre le prolétariat dans ses revendications révolutionnaires les plus radicales[4].
Les dangers de l’ouverture sans borne d’un mouvement des masses à la petite-bourgeoisie s’illustrent tragiquement dans la Commune. Certes, l’erreur des communards fut d’abord tactique (au sens proprement militaire : il eut fallu, cela apparaît après-coup, attaquer Versailles sans attendre, et ne pas laisser Thiers reconstituer son armée), et la Commune put atteindre un développement suffisant pour constituer l’expérience de dictature du prolétariat la plus aboutie jusqu’à lors (et dépassée, aujourd’hui, par nulle autre expérience que le gouvernement bolchévik avant sa plongée dans le stalinisme, de 1917 à 1921). Mais le frein politique le plus efficace fut la composante petite-bourgeoise du mouvement, qui brida les velléités révolutionnaires des prolétaires parisiens. En fait, tous les manquements de la Commune, militaires comme politiques, se retrouvent dans une seule lacune : l’organisation. Marx reprend à plusieurs reprises ce thème du manque de l’élément organisationnel crucial, sans quoi un mouvement spontané ne peut aboutir en révolution : le parti[5]. Ce parti ne pouvant être, du fait de la nécessité de classe montrée plus haut, qu’un parti ouvrier. Ce parti doit être un outil, l’outil démocratique que le prolétariat utilise pour mettre en place ses programmes, les appliquer, organiser la société – en bref : assurer la transition vers la société socialiste débarrassée des classes et de l’Etat bourgeois, de A à Z.
Le mouvement des masses peut donc aller très loin, la Commune le montre encore plus que les gilets jaunes. Mais, et les deux événements en sont témoins, ce mouvement spontané même extrêmement fort n’ira jamais aussi loin que l’établissement du socialisme sans un parti éprouvé à sa tête[6]. Ce sont les organisations du mouvement ouvrier qui seules peuvent le porter jusqu’au bout. Or, un mouvement interclassiste qui pousse loin dans un sens autre que celui des travailleurs peut mettre tout le mouvement ouvrier en danger, en fragilisant ses structures.
Un risque : le bonapartisme, menace contre les organisations de la classe ouvrière
Comme un poulet dont on a coupé la tête et continue à courir sans ordre, le capitalisme agonisant continue sa marche, d’autant plus frénétique qu’il se sent proche de sa fin, et laisse sur son passage la barbarie et la décomposition. Cette décomposition générale de toute la société n’épargne pas le mouvement ouvrier, au contraire : des directions syndicales qui se font accompagnatrices des contre-réformes à la confusion nourrie par les anciennes organisations ouvrières, allant jusqu’à nier la lutte des classes. Cette décomposition est une occasion pour les appareils engourdis par la bureaucratie d’accentuer leur processus de paralysie du mouvement ouvrier.
La forme que prend cette décomposition aujourd’hui est le « dégagisme ». Loin d’une réponse spontanée et saine à la trahison des appareils, le dégagisme tous azimuts est un vecteur de confusion à tous les niveaux. D’une part, en dénonçant (avec raison) les abus des directions politiques et syndicales, les partisans du dégagisme jettent bébé avec l’eau du bain, et en concluent souvent bien rapidement au dépassement des partis et des syndicats. Ce rejet n’a rien de spontané, et est encore moins un renforcement de la classe ouvrière contre les destructions.
Pour ce qui est premièrement des syndicats, la limite au dégagisme est la plus évidente : déclarer la fin des syndicats sur la base des erreurs (parfois coupables) des directions, c’est d’une part rejeter un outil de lutte des travailleurs gagné par des siècles de lutte de classe, et d’autre part ignorer gravement l’histoire du mouvement ouvrier. Est-ce la première fois dans l’histoire du capitalisme que des dirigeants syndicaux corrompus se font relais des contre-réformes qu’ils sont censés combattre ? Ces cas de figure se sont présentés pour ainsi dire tous les jours depuis qu’il y a des syndicats, sans qu’on imagine pour cela abandonner cet outil essentiel de lutte de classe. La question à se poser, du moins pour le militant ouvrier ou a minima le travailleur, n’est pas faut-il encore des syndicats ? mais bien à qui profite la destruction des syndicats ? Car qui, depuis qu’il existe des syndicats, s’acharne à les combattre, les diminuer, qui use de tous les moyens pour les contourner, si ce n’est le patronat ? Le dégagisme offre au capital une occasion en or : si même la masse, certes trompée par les directions, ne défend plus l’acquis crucial que sont les syndicats, qui le fera contre eux ? L’enjeu de la défense des syndicats, c’est l’enjeu de la conservation de la première arme dont la classe ouvrière dispose pour se protéger de son écrasement toujours plus dur imposé par le capital. C’est ce qui fait du dégagisme, dans sa dimension antisyndicale, une aubaine pour la bourgeoisie. Mais ce n’est pas la seule offensive que cette idéologie constitue contre les travailleurs.
Le dégagisme anti-partisan est en fait tout aussi destructeur. On observe le même principe que pour le dégagisme antisyndical : le rejet d’une fraction des partis (certaines organisations, certaines directions) est élargi à toutes les structures partisanes – ou ce qui s’en rapproche. Cela se fait sous l’encouragement des dégagistes professionnels, qui, se plaçant en antithèse des partis « traditionnels » (quand bien souvent ils en sont issus, et diffèrent fort peu dans leurs méthodes), se font l’alternative logique à ces structures rejetées. C’est là un jeu dangereux, car il participe de la décomposition généralisée de la société, et nuit, comme tout ce qui favorise la confusion et à la désorganisation, à la lutte de classe, qui repose sur la distinction claire de la seule division réelle de la société : la fracture de classe[7]. Mais on ne peut mettre au même plan le rejet des partis ouvriers du rejet, tout aussi problématique, des partis bourgeois. Les deux jouent, nous le verrons, un rôle dans la décomposition et la confusion, mais sur des modes différents.
Cela apparaît le plus clairement dans le rejet des partis ouvriers, pris dans le flot de l’hostilité aux partis en général. De même que pour le dégagisme syndical, ce qui est menacé est une forme d’organisation traditionnelle de la classe ouvrière, à la seule différence qu’il s’agit non d’un outil de lutte de classe immédiate, mais d’un instrument pour le combat politique, en vue de la prise du pouvoir. Le rejet sans distinction de tous les partis (par extension de toute forme d’organisation), en ce qu’il touche également les partis ouvriers, affaiblit la structuration de la classe ouvrière, sa constitution en classe consciente, et par là même la possibilité de la lutte de classe. C’est là la conséquence la plus directement néfaste du dégagisme.
A fortiori, le rejet même des partis bourgeois[8] pose un problème, à la classe ouvrière. Non qu’ils puissent servir de quelque manière à celle-ci (l’alliance même avec eux, nous l’avons vu, est un obstacle insurmontable à l’achèvement d’un processus révolutionnaire) ; mais le rejet de ces structures est encore un élément de confusion. Dans un parti « traditionnel » (l’expression est souvent utilisée par opposition aux « mouvements » récents, placés du côté de la modernité), y compris bourgeois, il existe des représentants à différentes échelles, auxquels on peut demander des comptes. Dans ce cadre, un travailleur pris dans un parti que ne défend pas ses intérêts pourrait, en exigeant des explications à ses représentants, s’en rendre compte par lui-même et rechercher une structure plus adéquate. Le refus de tous les partis, c’est le refus de cette structuration. Les mouvements modernes, par le vague de leur structure (qui nomme les représentants ? Qui leur demande des comptes ? En 2017, il était possible de rejoindre gratuitement la France Insoumise simplement en validant un formulaire sur internet), ajoutent à la confusion et retirent les outils, déjà faibles, dont les travailleurs disposent pour s’organiser entre groupe de mêmes intérêts – en classe.
Nous pourrions le dire autrement : les partis bourgeois, et généralement la domination politique de la bourgeoisie reposent sur la confusion entre les classes. Ce sont les travailleurs non conscients d’eux-mêmes qui sont le corps des partis bourgeois. L’argument du vote Front (ou Rassemblement) national des travailleurs est souvent brandi par les tenants de ce parti comme une preuve du caractère ouvrier de ce parti ; il n’en est, objectivement, rien, et un examen attentif des propositions de ce parti, comme de son action aux quelques endroits où il est en responsabilité suffit à montrer le caractère précisément anti-ouvrier de ce parti. Ce que montre le vote ponctuel des travailleurs pour ce parti, indéniable bien que reposant souvent sur un vide politique, est justement le rôle de confusion que doit jouer un parti bourgeois, qui, représentant une classe minoritaire, ne peut survivre qu’en attirant à lui des éléments exogènes et antagonistes à sa classe. Or, l’échec de ces partis place la bourgeoisie dans une position délicate : ne pouvant permettre que la prise de conscience grandissante des travailleurs, en France, ne les mène à se structurer, elle doit se saisir de toutes les occasions possible pour empêcher toute structuration. Le dégagisme, si le mot n’est pas initié par aucun des partis bourgeois – qui se gardent bien de s’en revendiquer – est une aubaine pour la classe dominante : profitant du rejet de ses propres partis, elle a l’occasion de hurler avec les loups, et de jeter les partis ouvriers et les syndicats sous le train, quitte à sacrifier en même temps ses propres structures. Le dégagisme, quel que soit le sentiment légitime dont il émane (qu’il s’agisse d’une réaction contre les directions partisanes ou syndicales), est donc une aubaine pour une classe dominante dont la place vacille, du fait de l’accélération de la prise de conscience de la classe des exploités.
Car c’est de cela qu’il s’agit. Il y a, en France, depuis un an maintenant, une explosion des grèves. Pas une semaine ne passe sans une grève, une initiative syndicale, une manifestation. Historiquement, ces manifestations de la classe ouvrière sont à un pic. Et pour preuve : les directions réformistes des appareils syndicaux, incapables de contenir ce mouvement, s’attachent à le suivre, en le morcelant autant que possible. C’est le sens de la division des grèves, de l’étalement des manifestations et des journées d’action dites « saute-mouton » car inefficaces et isolées.
Dans ce contexte, le traitement du mouvement des gilets jaunes apparaît sous une autre lumière. Il n’est pas question de rejeter en bloc ce mouvement. Mais il est plus complexe qu’un prétendu soulèvement général du peuple. Il est bien plus proche d’un mouvement bonapartiste : sans culte d’aucun chef, le bonapartisme se définit d’abord par le refus de la division en classes de la société pour un culte absolu d’un peuple fantasmé, et le rejet de toutes les organisations qui accompagnent et symbolisent cette division en classe. On trouve de fait, dans tout mouvement bonapartiste, des composantes à la fois prolétariennes, bourgeoises, petite-bourgeoises etc. Dans l’histoire, ce type de phénomène est rarement décisif – il n’est pas révolutionnaire. Il est un symptôme d’un moment d’équilibre provisoire des classes, une réponse ferme à une hésitation de la société : le premier des Bonaparte a fondé son pouvoir sur les ruines de la révolution française ; le second fait irruption dans un moment de graves tensions sociales, après la révolution bourgeoise de 1848 et au lendemain de l’écrasement des révolutionnaires (prolétaires) lors des journées de juin. Aujourd’hui, le bonapartisme est dans l’air du temps : le corporatisme et l’autoritarisme de Macron, qui ne sont pas notre sujet ici, sont encore une fois deux indices du dangereux équilibre des classes, du fait de la prise de conscience des masses – dangereux pour la bourgeoisie, s’entend.
La réponse : dégagisme, ou unité ?
Voici donc, pour résumer, le statut du mouvement des gilets jaunes dans une perspective de classe : dans un contexte où les travailleurs, particulièrement éprouvés par le gouvernement de Macron, prennent conscience de leur rôle dans les processus de production et le manifestent par des séries de grèves et manifestations ; où la bourgeoisie se sent menacée par ce pic de grèves qu’elle tente de cacher ; où les appareils, incapables de s’opposer frontalement à ce mouvement, s’attache à l’affaiblir en le divisant, la mouvement des gilets jaunes – symptôme neutre d’une colère légitime qui dépasse les rangs de la classe ouvrière – et plus largement le dégagisme à la mode qu’il prône sont des aubaines pour la bourgeoisie. D’une part le caractère interclassiste du mouvement permet d’empêcher la structuration en classes, seule capable de mener à terme un processus révolutionnaire, et le rend incapable de renverser l’ordre social. D’autre part, le dégagisme porté par ce mouvement est l’occasion d’affaiblir encore la prise de conscience des masses, sur quoi nous ne revenons pas.
Nous avons pu, en marge de cet article, examiner la réponse
de la bourgeoisie à la vague de colère légitime dont les gilets jaunes sont un
épiphénomène parmi d’autres. Il s’agit désormais de questionner – pour un
militant révolutionnaire – quelle doit être la réponse de la classe ouvrière.
Lorsque les organismes conquis par les combats des travailleurs sont remis en
questions, ne faut-il pas les défendre au même titre que les acquis
sociaux ? Lorsque les appareils cherchent à diviser, ne faut-il pas
chercher l’unité ? Cela est évident, mais pas n’importe quelle unité. La
seule unité qui ait du sens, c’est l’unité de classe. L’unité des travailleurs,
maîtres de leurs organisations, pour le combat politique et la prise du
pouvoir. Voilà le chantier de la lutte révolutionnaire.
[1] Nous disons « peuple » et non « prolétariat » pour des raisons qui seront expliquées par la suite de l’article.
[2] Le capitalisme a aujourd’hui atteint l’ensemble de la planète, et les quelques îlots de restes d’économie planifiée, voire de sociétés sans appropriation du capital entre les mains d’une classe non seulement sont plus que rares, mais encore ils ne sont pas exempts de la pression de plus en plus écrasante des marchés mondiaux.
[3] Cette remarque pourrait presque s’appliquer à la bourgeoisie. Marx lui-même a souvent écrit sur les malheurs des bourgeois, et l’aliénation particulière qui les touche (entre-soi, mariages arrangés…), qui n’a bien sûr rien de commun avec l’aliénation que le système capitaliste inflige aux travailleurs.
[4] Pour caractériser le prolétariat comme seule classe capable d’aller au bout du processus révolutionnaire, on se reportera à l’histoire de la révolution de 1848 : en février, l’enjeu des libertés démocratiques fondamentales (presse, opinion, conscience…) lie dans un même combat bourgeoisie et prolétariat contre le féodalisme. Mais lorsque les travailleurs poussent le processus plus loin, et font déborder la démocratie vers le socialisme (dans leurs revendications du moins), la bourgeoisie fraichement installée au pouvoir ne peut décemment se permettre de continuer d’accompagner le prolétariat dans ses luttes. C’est là l’explication du massacre sanglant connu sous le nom de « journées de juin », et la preuve violente que le prolétariat, s’il peut trouver hors de lui des alliés occasionnels, est seul responsable de la révolution.
[5] On lira à ce sujet les multiples préfaces ajoutées a posteriori au Manifeste de 1848, ainsi que La guerre civile en France. Lénine reprend ces thèses à son compte lorsqu’il analyse brillamment le rôle du parti ouvrier dans la destruction de l’Etat, à chaque niveau et étapes de la révolution, dans L’Etat et la révolution.
[6] On notera par exemple que les communards n’ont pas touché, alors qu’ils en avaient le pouvoir, à la première source de pouvoir des capitalistes : leur portefeuille, sous la forme de la Banque de France.
[7] Comprendre ainsi le dégagisme permet d’expliquer sans difficulté la tendance des dégagistes au « populisme » parfois revendiqué. Le populisme, derrière son voile démagogique, revient toujours à substituer à la division en classes une autre division : peuple contre « caste », riches contre pauvres, voire français contre étrangers…
[8] Nous appelons parti bourgeois tout parti défendant objectivement les intérêts de la bourgeoisie, peu importe selon quelles variations (le RN est par exemple un parti bourgeois classique, avec une composante raciste). La précision paraît nécessaire, les partis bourgeois ne s’affichant pas ouvertement – contrairement aux partis ouvriers – comme des organisations de classe, ce qui le mettrait immédiatement en position d’infériorité.