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« C’est ça la gauche, à mes yeux : c’est ne perdre personne.», entretien avec Kaoutar Harchi
Kaoutar Harchi est écrivaine et chercheuse en sociologie, associée au Cerlis (Centre de recherche sur les liens sociaux). Elle a publié plusieurs essais et romans, dont le dernier, Comme nous existons, a paru chez Actes sud en août 2021. Nous l’avons interviewée sur sa vision de la « gauche » et du projet qu’elle doit porter.
Par Collectif Publié in #3 50 nuances de gauche, #ENTRETIENS le 6 novembre 2021 30 min de lecture
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Kaoutar Harchi est écrivaine et chercheuse en sociologie, associée au Cerlis (Centre de recherche sur les liens sociaux). Elle a publié plusieurs essais et romans, dont le dernier, Comme nous existons, a paru chez Actes sud en août 2021. Nous l’avons interviewée sur sa vision de la « gauche » et du projet qu’elle doit porter, il est evidemment questions ici, de race, de genre

Positions : Commençons alors par une question simple, au cœur de notre entretien : le mot « gauche » qui a longtemps porté en lui les espoirs de nouveaux mondes est-il encore significatif pour vous ? Cette organisation et ces actions collectives peuvent-elles encore trouver leurs débouchés en 2022 ?

Harchi : Oui, bien sûr, le mot « gauche » demeure pleinement significatif pour moi. Car c’est plus qu’un mot, c’est un rapport au monde et plus encore, c’est une nécessité non seulement politique mais aussi vitale. L’horizon de la « gauche » pose la question de la l vie, la vie totale. Soit, pour le formuler autrement, la vie non menacée, non empêchée, non détruite, par des principes qui lui seraient supérieures : le principe économique, le principe hétéro-patriarcal, le principe racial, le principe environnemental, notamment. Il y a, dans l’idée de « gauche », cette volonté farouche de faire que tous les hommes et toutes les femmes en vie le demeurent (et dans les meilleures conditions qu’il soit). C’est ça la gauche, à mes yeux : c’est ne perdre personne. Et je me sens de gauche car je voudrais que personne ne manque, je voudrais que tout le monde soit là, que tout le monde soit présent. C’est ça la gauche : c’est s’inquiéter pour les absents. Car, de l’autre côté, il y a autre chose, que l’on nomme « droite », et qui a pour fondement primordial et ultime l’idée de meurtre. Tuer les pauvres, tuer les migrants, tuer les travailleurs, tuer symboliquement, physiquement, et souvent les deux à la fois, tous ceux et toutes celles qui sont déjà affaiblis par la forme de vie à laquelle ils ont collectivement été contraints en raison de ce que l’on a historiquement décidé qu’ils étaient : moins que rien. La gauche c’est aussi cela à mes yeux : c’est détruire ce qui tue, détruire ce qui rend les personnes absentes. Absentes à elles-mêmes, absentes au monde. La gauche, c’est donc aussi une violence.

Cette vision conceptuelle, il importe, ensuite, de la rapporter à un certain nombre de phénomènes contemporains : la déréglementation financière, la destruction du modèle social (ou du moins ce qu’il en reste), le chômage de masse, la pauvreté. Il s’agit, aussi, du renforcement et de la légitimation des politiques gouvernementales de racialisation, du maintien des populations descendantes de l’immigration postcoloniale sous le régime discriminatoire, de l’impunité organisée des crimes policiers, du traitement inhumain des migrants dont les droits fondamentaux ne cessent d’être bafoués. Il s’agit aussi des violences sexistes et sexuelles, des féminicides. Il s’agit encore de la destruction de la nature par la croyance séminale  que nous ne sommes pas de la nature, de l’épuisement des ressources naturelles, des violences continument infligées au vivant. Et ce n’est qu’à l’aune de ce monde vécu que l’idée de gauche peut pleinement être évaluée en considérant ce que la gauche de gouvernement – le PS, EELV, la FI et le PC – a fait et prévoit encore de faire.

Cette confrontation entre ce que devrait signifier être de « gauche » – j’entends par là et de manière très générale, ce mouvement historique de lutte pour la justice et l’égalité – et ce à quoi œuvrent effectivement les structures dominantes qui s’en réclament suffit à révéler que « gauche » peut, sans trop de mal, selon les configurations, vouloir dire « droite ». En ce sens, si la catégorie politique « gauche » est devenue, et depuis bien longtemps, une catégorie d’euphémisation, c’est-à-dire un organe de connivence et de complicité, cela implique d’opérer un décentrement radical. Soit passer de l’acceptation, de l’inertie, au refus et à la remise en cause. Et ce centre-là existe et je le considère, pour ma part, comme le premier cercle. Premier parce qu’il travaille à penser le capitalisme, le sexisme et le racisme comme des systèmes de domination croisés.

« La catégorie politique « gauche » [doit permettre de] penser le capitalisme, le sexisme et le racisme comme des systèmes de domination croisés. »

Positions : Votre dernière phrase nous semble évoquer la nœud des discussions à gauche, elle résume même ce qui la fracture, et donc « l’euphémise » – pour reprendre votre terme – aujourd’hui mais qui devrait la définir et la rassembler demain. Si sur le plan de la profession de foi l’intégralité des gens à gauche disent vouloir lutter contre ces trois dominations, c’est bien la méthode d’articulation de ces trois dernières qui pose problème. Nous avons vu récemment le retour de ce que nous qualifions à Positions de « marxisme positiviste », avec le livre de MM. Beaud et Noiriel, c’est-à-dire une forme de réductionnisme économique et donc de primauté de la domination économique sur la réalité sociale. En réponse à ce projet de hiérarchie, Frédéric Lordon propose une équivalence a priori de ces systèmes et donc une éthique de la bienveillance entre les luttes s’y opposant. Néanmoins il semble ainsi concevoir une autonomie et une séparation stricte de ces systèmes.

Par tradition dialectique, nous concevons à Positions le racisme, le sexisme et les différentes formes de domination économique comme des « aspects » d’un système total et cohérent, auquel il conviendrait de donner un nom. La manière dont vous exprimez et théorisez le « croisement » nous semble très proche de cette conception, pourriez vous l’explicitez plus en détails ?

Harchi : Les dominations capitaliste, raciale, hétéro-patriarcale et environnementale sont, à mon sens, des dominations solidaires les unes des autres et c’est de ce principe de co-production qu’elles tirent leur persistance historique d’une part et leur vigueur politique d’autre part. Dire cela, c’est prendre acte de la vérité du savoir et s’offrir la possibilité d’en tirer des leçons stratégiques efficientes.

En effet, de nombreuses recherches nous enseignent qu’au lendemain de 1945 s’est produit un phénomène de libération d’emplois peu qualifiés qui étaient, jusque-là, occupés par des travailleurs nationaux. Ces derniers s’orientant vers des domaines productifs supérieurs, de nouveaux types de travailleurs ont pu faire leur entrée dans le monde du capital en étant dirigés vers les emplois peu qualifiés : les femmes longtemps restreintes à l’espace de production domestique. Or, l’ouvrage Immigrant Workers and Class Structure in Western Europe de Stephen Castles et Godula Kosack, montre bien – en plus de l’avoir montré tôt – que le recrutement de femmes d’Europe occidentale a rapidement été associé au recrutement de travailleurs immigrés qui, des marges de l’organisation capitaliste mondiale ont rejoint son centre. En intervenant au début des années 1970 par la mise en place de « politiques d’immigration », l’État français, d’une certaine manière vient ratifier, et tardivement au fond, une logique économique, certes, mais qui n’est pas qu’économique. Une logique qui est aussi idéologique puisque nous sommes dans le cadre état-national : la distinction continue entre les nationaux et les non-nationaux

À travers ce simple exemple, on mesure à quel point la constitution des forces de travail se fonde à la fois sur l’exploitation du groupe des femmes et des groupes en migration. La seule autonomie que je perçois est de l’ordre du séquençage théorique mais empiriquement – et c’est bien ce qui nous intéresse – c’est à une relation des dominations que nous avons affaire.  Or, il est important de bien comprendre que la conception des luttes politiques – la définition des moyens, des fins, la délimitation du groupe représenté, la définition des personnes légitimes à représenter le groupe, etc. – n’échappe pas à cette relation des dominations. Plus encore, elle les exemplifie. Formulé autrement, le déni du racisme qui structure les sociétés postcoloniales affecte, consciemment ou inconsciemment, les espaces intellectuels antilibéraux qui se donnent pour horizon l’émancipation des groupes dominés. En ce sens, penser une équivalence des systèmes de domination, cela me laisse songeuse. Car la légitimité des luttes de genre et la légitimité des luttes de classes n’équivalent pas la légitimité des luttes arrimées à la question raciale. On ne peut donc pas concevoir une équivalence là où il n’y a, en contexte français, que hiérarchisation, disqualification, déni, et criminalisation des mouvements antiracistes. Et ne pas le considérer pleinement, c’est aggraver, indirectement, ces processus.

Il est souvent reproché aux personnes racisées qui posent la question raciale et exigent sa prise en compte intellectuelle, analytique et stratégique de diviser la lutte et d’être des traitres et des traitresses. Il semble que chaque génération politique minoritaire doive redécouvrir ce type d’accusations et y faire face comme y ont fait face les générations précédentes. Que ceux et celles qui sont victimes de racisme en prennent conscience et agissent collectivement à partir de cette conscience, voilà l’une des conditions du perfectionnement des luttes sociales car alors le prisme est élargi et nous savons que la quantité est une forme de qualité. Et si cela signifie quelque chose pour les minorités raciales, cela signifie aussi quelque chose pour les gauches institutionnelles, à savoir que la levée du déni de la question raciale ne permettra plus aux figures dominantes blanches des mouvements politiques de compter sur le racisme, et les stéréotypes raciaux en particulier – comme on compte sur un partenaire de travail, n’est-ce pas – pour éliminer de potentiel.les concurrent.es politiques racisé.es.

Je pense ici, tout particulièrement, à Anasse Kazib, né à Sarcelles de parents immigrés marocains, syndicaliste cheminot, militant trotskyste au sein de Révolution permanente, et actuellement candidat aux élections présidentielles françaises. Son surgissement public, dans un contexte de rabotage de l’Etat de droit, d’institutionnalisation de l’islamophobie et de réactualisation transpartisane des thèses racistes, est à mon sens un petit miracle.  Anasse Kazib est parvenu à exister politiquement d’une part mais aussi à durer, c’est-à-dire à tenir malgré des attaques racistes innombrables et des menaces de mort. En affirmant, par exemple, au détour d’un tweet, que son drapeau était rouge et non bleu blanc rouge, toute la machinerie du double standard s’est réactivée : aux groupes blancs, le droit illimité à la radicalité politique et aux groupes non blancs la sous-traitance contrainte de l’amour de la nation. Ces attaques qui sonnent comme des rappels symboliques à l’ordre racial interdisent à tout arabe de se sentir chez lui chez lui car arabe. De là, il ne peut passer sa vie ailleurs qu’assis sur une sorte de siège éjectable. Au moindre mouvement critique, il sera susceptible de sauter, d’être rejeté, renvoyé à sa condition d’être illégitime au sein de la communauté nationale. Nous le savions mais il faut croire qu’il y a des choses qu’on ne sait jamais assez ! À ce titre, Anasse Kazib s’est autant révélé qu’il a révélé, encore un peu plus, la haine raciale qui sévit en France.

Positions : Votre exemple concret des transformations sociales post-45 invite à une réflexivité intéressante et significative. En parallèle de ces transformations le camp que l’on peut qualifier de progressiste, la gauche, mais surtout le PCF, était sur une vision réformiste de la société, c’est-à-dire l’intégration du prolétariat à la dynamique du capitalisme technocratique, éloignant alors la perspective révolutionnaire.

Cette voie réformiste, comme vous le mentionnez à juste titre, s’appuie sur l’élévation du niveau de vie elle-même permise par l’intégration de nouveaux arrivants dans le salariat généralisé : des hommes racisés issus des colonies nouvellement indépendantes, mais également des femmes sorties du travail domestique. Ce nouveau prolétariat, n’eut alors aucun débouché politique. Deux effacements spécifiques ont été à l’œuvre. Pour le prolétariat immigré masculin il fut coincé entre les progressistes locaux enfermés dans une lutte de classe fétichisée, aveugle à la race et à l’impérialisme local (en témoigne la position du PCF pendant la guerre d’Algérie). Pour le nouveau prolétariat féminin, celui-ci fut partiellement effacé par une pensée féministe issue des classes intermédiaires supérieures. Cela montre, comme vous l’expliquez parfaitement, la manière dont les croisements et la solidarité concrète des dominations placent des individus dans une situation subalterne particulière. La comparaison avec la situation actuelle mérite d’être exposée car elle peut permettre d’expliquer ce que vous décrivez dans la seconde partie de votre réponse.

Aujourd’hui encore, de nouveaux sujets politiques pris dans une relation spécifique de domination commencent à devenir cohérents. Issus de la situation décrite précédemment, des générations d’enfants du prolétariat racisé et des femmes intègrent les classes intermédiaires et supérieures. Néanmoins, en intégrant les classes intermédiaires, ils apportent leurs spécificités individuelles issues de leur position sociale particulière et de la genèse de leur conscience individuelle.

A notre sens, de cette situation nait une vision assez nouvelle des crises culturelles en France. En réalité l’intégration fonctionne toujours, ce qui quand on écoute le bruit médiatique ambiant ne va pas de soi. Mais surtout, ce sont les classes supérieures éduquées et prétendument tolérantes, anti-racistes et universalistes qui résistent à l’intégration et à l’égalité avec ce nouveau sujet. Comme dans notre exemple, ils tentent alors de diluer ces nouveaux sujets dans des schémas unilatéraux, la classe par exemple, voir même le genre, pour s’opposer aux hommes racisés. Comme vous étiez en train de le démontrer, à votre sens la situation actuelle (l’islamophobie, la négrophobie, le racisme systémique) nait-elle d’un sentiment de concurrence et de perte d’hégémonie d’une élite culturelle qui est train de prendre conscience de sa contingence, son hégémonie, et donc sa perte de domination ? Pouvez vous nous donner des exemples concrets ?

« Dans l’univers politique comme dans l’univers académique le sort réservé aux individus dont l’apparence physique, et/ou l’appartenance religieuse et/ou les origines réelles ou supposées les réduit à une forme d’altérité évidente et totale est celui de l’ennemi intérieur à neutraliser. »

Harchi : Le racisme est le produit de configurations sociales extrêmement complexes. Configurations qui tirent leur force et leur survivance de cette macération, de cette sédimentation historique, qui ont contribué à rendre les divisions de l’humanité (les Blancs, les Noirs, typiquement) évidentes, légitimes. C’est, au fond, pour reprendre l’expression de Colette Guillaumin, une fabrique du « groupe naturel ». Cette effectivité symbolique et empirique de la race fait inéluctablement et nécessairement l’objet, à l’échelle micro, de tractations sociales où la différence biologique ou culturelle, transformée en inégalité de jugement et de traitement, vient servir une masse d’intérêts très divers mais convergents tous vers le maintien de la modalité de distinction et, de là, le maintien de l’acte du rejet.

Pour ma part, je ne dirais pas que le racisme a des buts mais plutôt un sens ; ce qui invite à concevoir les manières dont ce signifiant est manipulé dans des contextes où des principes tels que le monopole, l’hégémonie, l’oligarchie sont plus que jamais à garantir au risque que l’ordre social établi soit déstabilisé, provoquant un nouveau type de partage des ressources matérielles et symboliques.

Vous me demandez des exemples : deux cas précis me viennent à l’esprit, apparemment éloignés l’un de l’autre mais qui peuvent, au vrai, être mis en regard.

Le premier exemple a trait au fonctionnement de l’univers politique et aux concurrences internes qui s’y jouent. Ainsi, dans un article intitulé « Intimidations judiciaires de la FI et du PC de Bagnolet contre un militant antiraciste », Youcef Brakni analyse, à partir de sa propre expérience de militant antiraciste à Bagnolet, ce que signifie lutter et s’organiser pour la justice à l’échelle locale, dans les quartiers populaires. Le contexte général est le suivant : à Bagnolet, une petite coalition s’est formée, réunissant FI, PC et GénérationS dans le but de soutenir un ancien membre d’En Marche qui semble avoir cherché à se repositionner opportunément à gauche. Cette personne est aujourd’hui conseillère municipale écologiste. Et cette même personne a affirmé que Youcef Brakni l’avait verbalement agressé. Et de le qualifier de « représentant local du fascisme islamique ». Soit. À ce propos écrit Youcef Brakni : « Cette union sacrée FI, PC, GenerationS, En Marche veut m’utiliser pour régler des comptes avec le maire de Bagnolet ». Et il ajoute : « Je ne suis pas élu, je n’ai aucun lien avec le Maire de la ville. Ceux qui suivent attentivement la vie politique locale savent que je me suis très souvent opposé au maire actuel. Pour comprendre cette offensive réactionnaire, il faut remonter aux municipales, à l’époque où le couple Garrido/Corbière, fraîchement débarqué, se voyait déjà comme les maîtres de la ville. Mais ils ont pris un mur face à la réalité d’une ville du 93, tous les militants FI ayant refusé le coup de force d’imposer Raquel Garrido comme tête de liste. Avec une section locale vidée de ses militants, surtout ceux des quartiers populaires, le couple Garrido/Corbière n’avait pas d’autres choix que de se retrouver à négocier une place avec le PC ». Puis de conclure : « Elles [ces attaques] interviennent dans un contexte précis, où il suffit de traîner devant un tribunal des militants antiracistes, puis de laisser faire la machine. Car dans une société comme la nôtre, il n’est pas utile d’en dire plus, le racisme systémique fera le reste[1]  ». On comprendra aisément qu’il n’est pas question, ici, d’individualités ou de conflits interpersonnels mais bien de pratiques politiciennes ordurières – il n’y pas d’autres mots – auxquelles une partie de « la gauche » de pouvoir s’adonne à l’échelle locale pour disqualifier au moyen de représentations racistes des adversaires politiques. Et cela alors qu’à l’échelle nationale, cette même « gauche », se présente comme défendant des valeurs d’égalité et de justice, voire de lutte contre l’islamophobie.

Le second exemple porte sur les luttes de pouvoir au sein du champ académique. À ce titre-là, je souhaiterais revenir sur les premières pages de l’introduction de l’ouvrage Histoire populaire de la France[2] de Gérard Noiriel dans lesquelles nous pouvons lire que « le projet d’écrire une histoire populaire du point de vue des vaincus a été accaparé par des porte-parole des minorités […] qui ont contribué à marginaliser l’histoire des classes populaires ». Commentant ce propos dans le cadre d’un texte intitulé « Réflexions sur la question identitaire » et publié à l’automne 2018 sur son blog personnel, Gérard Noiriel a alors poursuivi en ces termes : « Il suffit de consulter la bibliographie des articles et des ouvrages publiés en histoire ces dernières années ou de regarder les recrutements sur des postes universitaires pour être convaincu du bien fondé de cette remarque[3] ». Puis, dans un texte plus récent, publié en mai 2021, Gérard Noiriel a encore écrit : « Le fait qu’ils [les intellectuels dits « minoritaires »] soient bien placés pour dénoncer le racisme que subissent les membres de leur communauté d’origine ne devrait pas les dispenser de s’interroger sur ce qui les en sépare, du fait qu’ils ne font plus partie du même milieu social. Pourtant, force est de constater que ce genre d’interrogations est extrêmement rare dans le petit milieu des intellectuels antiracistes car la plupart d’entre eux préfèrent occulter le critère social pour continuer à croire (et à faire croire) qu’ils appartiennent toujours au monde dont ils sont issus ». Et de préciser encore : « C’est sans doute ce qui explique que les adeptes de l’intersectionnalité, qui ne cessent de proclamer qu’il faut croiser le genre, la race et la classe, ne font jamais entendre leur voix pour critiquer la définition officielle des discriminations. Celle-ci prend bien en compte les critères de l’origine, du genre, de l’orientation sexuelle, de la religion, etc, mais pas le critère de classe ». Présentement, je ne m’attacherai pas à répondre à ces assertions discutables, préférant plutôt être attentive aux mécanismes de disqualification qui affleurent à partir d’elles. En effet, les chercheurs minorisés qui travaillent, qui plus est, sur la question raciale et/ou intersectionnelle, (et dont la situation professionnelle relève souvent de la précarité) sont nettement distingués et isolés du groupe des chercheurs majoritaires (c’est-à-dire des chercheurs « tout court ») en raison de ce qu’on suppose qu’ils sont : soit les représentants naturels de leur groupe d’appartenance. Formulés autrement : ils sont des chercheurs, oui, mais quand même ! Dans un texte plus ancien, datant de 2004, Gérard Noiriel explicitait son jugement : « On oublie généralement que les dispositions pour la rébellion que l’on rencontre fréquemment dans les milieux issus de l’immigration s’expliquent par le fait qu’ils cumulent les formes les plus graves de souffrance sociale. Bien souvent ces personnes ne peuvent construire leur identité qu’en cultivant le potentiel de révolte qu’ils ont en eux. L’investissement dans l’écriture, dans la recherche, dans les activités culturelles en rapport avec l’expérience vécue peut être une façon de canaliser ce potentiel dans des formes qui soient compatibles avec le principe de la démocratie, avec le respect des biens et des personnes [4]  ». Qu’est-ce à dire ? Que les chercheurs minorisés ne pensent pas selon la logique commune de production des idées ? Que leurs idées ne sont que le résultat d’émotions et d’instincts apprivoisés ? Le résultat d’une nature ? Je ne peux alors que reprendre à mon compte la question que posent Audrey Celestine, Lionel Zevounou et Abdellali Hajjat : « assigner le travail scientifique [des chercheurs minorisés] à une émotion, la révolte, n’est-ce pas nier le fait que les minoritaires peuvent tout à fait être chercheur.e sans qu’ils.elles soient déterminé.e.s par une improbable disposition à la rébellion ?[5] ».

Dans l’univers politique comme dans l’univers académique – et j’aurais pu mobiliser bien d’autres exemples encore – le sort réservé aux individus dont l’apparence physique, et/ou l’appartenance religieuse et/ou les origines réelles ou supposées les réduit à une forme d’altérité évidente et totale est celui de l’ennemi intérieur à neutraliser. Et cela en usant de la rumeur, de la menace judiciaire, du procès d’intention, au sein d’espaces sociaux où la réputation constitue un capital en soi.

Positions : Votre distinction entre finalité et signifiance est particulièrement féconde et importante. C’est d’ailleurs un point central de la philosophie matérialiste dialectique. Vos deux exemples à ce titre sont donc parfaitement signifiants. Ils mettent en exergue deux sujets collectifs fondamentaux dans nos sociétés capitalistes technocratiques libérales : le classe politique et la classe universitaire. Pour rester sur la seconde (nous reviendrons ensuite sur le champ politique) la façon de rejeter l’engagement est pour nous un trait particulièrement révélateur de l’esprit de conservation de la « classe universitaire » cela nous ramène justement à la genèse de ce champ. Au XIXème siècle la naissance de la science sociale se fait en confrontation avec une philosophie en expansion, le marxisme, ce dernier étant autant une vision compréhensive et explicative du monde qu’un engagement du point de vue du prolétariat. La bourgeoise alors totalement hégémonique y répondra en développant une science positiviste séparant totalement le jugement scientifique et le jugement politique. La France fut d’ailleurs à la pointe de cette transformation. Le marxisme aujourd’hui n’a plus la dynamique d’il y a un siècle ; il est pour nous totalement intégré au champ universitaire. Ces deux faits : le retour d’une violence positiviste, et l’intégration du marxisme à la classe universitaire, semblent expliquer les volontés de hiérarchisation de la « classe » ou du « social » sur le reste des structures explicatives. Noiriel témoigne donc d’une vision du monde parfaitement conservatrice, il est d’ailleurs rejoint par Heinich de manière plus violente quand elle dit vouloir rejeter le militantisme, dans un scientisme totalement réactionnaire.

Ces exemples, le retour du positivisme et du scientisme tendent-ils pour vous – nous le pensons – à montrer que comme au XIXème siècle, un sujet collectif de transformation sociale est en train de naitre et de mettre en difficulté la bourgeoisie ? Si oui, quel est-il et quelles sont ses ressources intellectuelles ? La sociologie intersectionnelle ?

« D’une certaine manière alors, nous en revenons aux prémices de notre échange : cette part irréductible, qu’il faudra bien réduire et détruire, de rejet de l’altérité coloniale. Une altérité qui, c’est vrai, altère au sens de transforme, modifie, reconfigure l’atome national en portant des luttes et des espérances d’émancipation et d’égalité. »

Harchi : Une manière de répondre à votre question consisterait à objectiver le champ académique en veillant à comprendre selon quelles logiques il fonctionne, se tient et tient des individus qui aspirent à y accéder et qui, une fois à l’intérieur, aspirent à y connaître une ascension. De faire de la science à être la science, pourrait-on dire. Pourtant, c’est à partir d’un autre angle que j’aimerais que les choses soient comprises, l’angle du devenir du monde académique. En effet, ce monde est en proie, depuis au moins le début des années 2000 à de fortes restructurations du fait des transformations néolibérales des politiques de gestion de l’Etat. Le modèle privilégié promeut une Université sans enseignants – c’est-à-dire sans fonctionnaires – et sans étudiant.e.s – c’est-à-dire sans pauvres. Le financement sur projet et la parcellisation des budgets qui ne sont pas accordés mais qui doivent inlassablement être obtenus – voire raflés – achèvent de faire de l’activité de recherche une activité de concurrence. Chacun.e est embrigadé ou compose tant bien que mal, contraint d’être contre l’autre, et moins à des fins scientifiques et d’émulation qu’à des fins d’utilité et de rentabilité. L’Université m’apparaît donc comme une institution devenue malveillante, mortifère. Des individus – je pense notamment à ceux issus des groupes sociaux minoritaires – y entrent assoiffés et en ressortent affamés, les mains souvent vides, à des âges tardifs où le temps commence à manquer s’il n’est d’ailleurs pas déjà perdu. Au fond, est-il possible de parler de l’Université française autrement qu’au passé ? Aujourd’hui, ce n’est plus tant à une Université que nous avons affaire mais davantage à des ruines universitaires, bien que certain.e.s parviennent à voguer sur de petites arches qu’ils ont su et pu se construire. Ces quelques éléments, brièvement décrits ici mais que de nombreuses recherches documentent et analysent, suggèrent la fragilisation de l’institution, sa misère et donc la réduction perpétuelle de l’espace de satisfaction des aspirations de chacun.e. Ceux et celle.s, arrivés tôt – avant le déluge gestionnaire, managérial et marchand – ont accumulé des ressources symboliques et matérielles que d’autres, arrivés tard, ne possèderont jamais. C’est dans le cadre de ces coordonnées qu’il me semble important de replacer votre question initiale où raréfaction des possibilités – pour ne pas dire annulation programmée – et aiguisement des concurrences entre groupes sociaux se jouent.

Dans ce cadre là, donc, s’agence un ordre académique qui, comme l’ordre social pris dans sa totalité, obéit à des dispositifs et à des pratiques de pouvoir continûment nourris par les luttes pour la légitimité, la conquête et la conservation de la position hégémonique. Nous avons pu observer se former, ici et là, des polémiques remettant en cause un certain type de travaux relatifs à ce que j’appellerais rapidement la question raciale. Et cela, en amplifiant l’ampleur et la réalité objective desdits travaux. Cela a ouvert la voie à la dénonciation virulente, par des prises de parole gouvernementales notamment, de choses telles que « le postcolonial », « le décolonial », « l’intersectionnel », « le racial », « l’islamogauchisme », etc. Il est important de noter que ces dénonciations à prétention scientifique se sont jouées absolument partout, de twitter à BFM, sauf dans l’espace scientifique lui-même. Ce qui rappelle le caractère politique de ces brouilles voué à brouiller les frontières des champs d’une part, mais plus encore à neutraliser ce sujet collectif de transformation sociale que vous évoquiez. Il est possible de comprendre les conditions de production des connaissances sociologiques portant sur la race, comme la chercheure indépendante Inès Bouzelmat a pu le faire à travers l’article « Le sous-champ de la question raciale dans les sciences sociales françaises » publié par la revue Mouvements. Et la chercheure de noter : « Si la question raciale ne semble pas devenir un champ d’études légitime, son institutionnalisation a bel et bien commencé ». Et, quelques lignes plus loin : « Cette dynamique, accentuée par un effet de génération et par la part croissante d’étudiant.e.s issu.e.s de populations minoritaires à l’Université, alimente la riposte contre ces chercheur.e.s, leur choix théoriques et leurs motivations supposées ». D’une certaine manière alors, nous en revenons aux prémices de notre échange : cette part irréductible, qu’il faudra bien réduire et détruire, de rejet de l’altérité coloniale. Une altérité qui, c’est vrai, altère au sens de transforme, modifie, reconfigure l’atome national en portant des luttes et des espérances d’émancipation et d’égalité.


[1] https://www.ensemble-bagnolet.fr/intimidations-judiciaires-de-la-fi-et-du-pc-de-bagnolet-contre-un-militant-antiraciste/

[2] Gérard Noiriel, Histoire populaire de la France. De la guerre de Cent ans à nos jours, Agone, 2018, Paris. 

[3] https://agone.org/blog/reflexions-sur-la-gauche-identitaire-

[4] https://www.persee.fr/doc/homig_1142-852x_2004_num_1247_1_4118

[5] https://mouvements.info/role-des-intellectuel%C2%B7les-minoritaires/


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