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« L'interdisciplinarité n'est pas une option, mais une nécessité absolue », entretien avec Bernard Lahire
Bernard Lahire, sociologue et directeur de recherche au CNRS, vient de publier Les structures fondamentales des sociétés humaines (La Découverte, 2023). Cet essai est un tournant dans la manière de concevoir la recherche en sciences sociales. Suite à ce livre majeur et nécessaire, nous avons décidé de l'interroger sur les thèmes d'interdisciplinarité, de refus du constructivisme absolu et de retour au matérialisme.
Par Collectif Publié in #5 La grève, #ENTRETIENS le 27 octobre 2023 30 min de lecture
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Bernard Lahire, sociologue et directeur de recherche au CNRS, vient de publier Les structures fondamentales des sociétés humaines (La Découverte, 2023). Cet essai est un tournant dans la manière de concevoir la recherche en sciences sociales. Suite à ce livre majeur et nécessaire, nous avons décidé de l’interroger sur les thèmes d’interdisciplinarité, de refus du constructivisme absolu et de retour au matérialisme.

Positions revue : Bernard Lahire, depuis plusieurs décennies vos travaux tendent à interroger votre propre discipline. D’abord, nous pensons à vos développements sur Pierre Bourdieu : Le travail sociologique de Pierre Bourdieu : dettes et critiques où vous dégagez les limites des travaux les plus hégémoniques en sociologie moderne. Ensuite, vous avez mis en avant une réflexivité sur la sociologie, sur ces capacités concrètes et sa nécessité : L’esprit sociologique, Pour la sociologie : Et pour en finir avec une prétendue « culture de l’excuse ».

Plus récemment vos travaux sur les rêves, L’interprétation sociologique des rêves et La part rêvée. L’interprétation sociologique des rêves. 2, nous amènent sur le terrain de la psychologie, repoussant un peu plus les frontières de la sociologie en lui donnant de nouveaux objets d’étude, et de ce fait en en étendant un peu plus les possibilités compréhensives et explicatives.

Dans votre dernier ouvrage, c’est encore un pas de plus que vous franchissez avec l’intégration des éléments biologiques dans les mécanismes de compréhension des sociétés, dans leurs développements, mais aussi dans leurs limites. Cette intégration fait écho à la tradition marxiste dont nous nous réclamons. Tradition « sociologique » particulièrement illustre chez Engels à la fin du XIXème – avec plus ou moins de succès scientifique – mais aussi chez Marx à travers l’admiration scientifique et méthodologique qu’il avait pour Darwin, figure centrale de votre dernier livre. Avant de voir comment vos travaux peuvent prolonger ou contredire une approche épistémologique « matérialiste », nous souhaiterions évoquer le terrain concret de vos recherches, le champ sociologique, ses concurrences ainsi que ses idéologies dominantes.

Au début de Les Structures fondamentales des sociétés humaines, un sous-chapitre s’intitule : « surmonter sa peur ». Ce dernier fait référence à vos appréhensions à attaquer un constructivisme et un relativisme hégémonique en sciences sociales. Nous saisissons aisément le risque que l’intégration de la biologie, en cette période de réaction politique, peut représenter. Il peut donner des arguments à des pensées anhistoriques et naturalisantes conservatrices, dont nous savons que vous êtes totalement éloigné. Plus largement c’est une peur intuitive face à un territoire scientifique encore inconnu, que nous avons ressenti lors de la lecture de votre livre.

Pourriez-vous alors, M. Lahire, nous dire de quoi avez-vous eu peur, et comment avez-vous surmonté cette dernière ?

Rompre avec le climat relativiste, nominaliste, c’est prendre le risque d’être vu comme un « positiviste »

Bernard Lahire : Tout d’abord, il faut dire qu’en matière scientifique la peur ressentie est souvent un signe positif. Cela signifie que l’on quitte un territoire connu et rassurant, celui arpenté quotidiennement par la grande majorité des chercheurs, pour entrer dans une terra incognita. Comme dit le proverbe populaire, « on ne fait pas d’omelette sans casser des œufs », et il faut donc accepter d’affronter les réactions de tous ceux qui ne veulent pas être remis en question dans leurs habitudes. Dans le cas de ce dernier ouvrage, il y avait au moins trois grandes raisons d’avoir peur.

Des raisons épistémologiques, tout d’abord. Les chercheurs en sciences humaines et sociales ne croient généralement pas en la possibilité de mettre au jour des lois de fonctionnement des sociétés, de créer un consensus sur les acquis de leurs travaux, et de faire des avancées ou des découvertes scientifiques. Un climat relativiste s’est installé depuis plusieurs décennies, même chez ceux qui produisent les meilleurs travaux, avec l’idée qu’on peut faire des études rigoureuses et empiriquement fondées mais que ce ne sont que des points de vue ou des éclairages sur la réalité qui ne peuvent se concilier, s’articuler, se combiner. J’ai pour ma part une vision épistémologique plus réaliste qui consiste à penser que le réel existe indépendamment du regard qu’on porte sur lui, et que nous devons découvrir les principes qui le structurent. Certes, nous portons des points de vue sur ce réel, qui sont autant de tâtonnements susceptibles d’améliorations, mais ces multiples éclairages devraient s’additionner ou se combiner pour, au final, donner accès à une meilleure compréhension du réel. Rompre avec le climat relativiste, nominaliste, c’est prendre le risque d’être vu comme un « positiviste » (ce mot est devenu une insulte académique qui évite à ceux qui le manient d’avoir à argumenter) ou un réaliste « naïf ». Première rupture, premier risque, première peur.

Le deuxième risque concerne le rapport entre les sciences de la nature et les sciences humaines et sociales. Tout chercheur en sciences sociales qui s’approche d’un peu trop près de la biologie est suspect scientifiquement de vouloir biologiser le social ou naturaliser des comportements culturels, et politiquement de vouloir inscrire dans la nature des inégalités, et donc de les justifier. « Biologisation », « essentialisation », « conservatisme », « eugénisme », « darwinisme social », les mots barrières sont là pour interdire aux savants de travailler dans certaines directions. Franchir ces barrières, c’est transgresser des limites fixées a priori par le sens commun, même quand celui-ci vient des savants. Dans ce travail, j’ai cherché tout au contraire à « sociologiser le biologique », en montrant que ce que les éthologues étudiaient – les sociétés animales – était redevable d’une analyse sociologique. Et puis j’ai ressenti à la lecture de Darwin la même évidence que Marx et Engels découvrant L’Origine des espèces, à savoir que la biologie évolutive était la base matérialiste sur laquelle pouvait s’appuyer l’étude des sociétés humaines. Marx avait même écrit en 1844, bien avant que Darwin ait publié son chef-d’œuvre : « Les sciences de la nature engloberont plus tard la science de l’homme, tout comme la science de l’homme englobera les sciences de la nature : il n’y aura plus qu’une seule science » (Karl Marx, Manuscrits de 1844, traduction par Jean-Pierre Gougeon, Garnier Flammarion, Paris, 1996, p. 154). C’est tellement bien vu pour un auteur du XIXe siècle !

Peut-être que le troisième grand risque est celui consistant à vouloir penser des choses fondamentales que des sciences sociales parcellisées, spécialisées ont cessé depuis longtemps de (se) poser. Pourquoi aucune société humaine n’échappe à des formes de domination ? Pourquoi toutes les sociétés humaines connues ont des traces de magico-religieux ? Pourquoi les conflits (inter-ethniques, internationaux, intergroupes, etc.) qui mettent en jeu des oppositions entre « eux » et « nous » n’ont cessé de ponctuer la vie des sociétés humaines ? Aujourd’hui les sciences sociales n’abordent ces questions qu’en étudiant des formes particulières de domination, de rapport au sacré, de conflits, dans des sociétés et à des époques bien délimitées. La permanence de ces faits, au-delà des variations culturelles, n’interroge plus personne. On a l’impression qu’il s’agit de questions trop vastes, trop générales, trop « philosophiques » ou « métaphysiques ». Et l’on se trompe. Reposer ces questions c’est encore prendre un risque, et une raison supplémentaire d’éprouver une certaine peur.

Pour surmonter toutes ces peurs, il faut beaucoup travailler et se donner des raisons (ensemble d’arguments et séries de preuves) de poursuivre le travail. Une fois qu’on a réussi à faire ça, le fait de comprendre des choses qu’on ne comprenait pas jusque-là, de découvrir un champ immense de problèmes à résoudre ou de questions à explorer, remplace la peur par une joie scientifique extrêmement enthousiasmante.

Positions revue : Votre citation des Manuscrits de 1844 montre en effet en quoi le marxisme dès le départ exprime cette ambition scientifique d’expliquer le monde à partir d’invariants et de lois.  C’est une épistémologie qui pose la réalité du monde et s’opposa au nominalisme issu de la crise du rationalisme. En termes de lois, on pense notamment à la lutte des classes « moteur de l’histoire », en termes d’invariant on pense au travail et à sa qualité transhistorique définie ainsi : « Le travail est d’abord un procès qui se passe entre l’homme et la nature, un procès dans lequel l’homme règle et contrôle son métabolisme avec la nature par la médiation de sa propre action ».

Chez lui la biologie et la sociologie se confondent et ne sont que des contraintes croisées, non séparables de l’existence humaine, qu’il regroupe sous le terme de conditions matérielles.

Vous le rappelez dans votre ouvrage, la sociologie a, dès ses débuts avec Emile Durkheim, marqué une séparation nette avec la biologie qui ne fit que s’accentuer, malgré certains ponts dressés avec l’anthropologie. C’est cette séparation que vous semblez vouloir dépasser tant votre ouvrage est pluridisciplinaire.

A ce propos, contre la sociologie renfermée sur elle-même, Lucien Goldmann -un auteur cher à Positions Revue, écrit dans Sciences humaines et philosophie, « Ainsi, théories psychologistes et microsociologiques, sur-relativisme, déformations idéologiques, méthodes descriptives, aboutissent toutes à déformer dans le même sens la réalité humaine en masquant son caractère historique et transformant les véritables problèmes, celui des lois de l’évolution et de la signification du fait individuel dans l’ensemble spatio-temporel, en description d’un détail sans contexte, au sein d’un ensemble qu’on admet implicitement rigide et susceptible (dans le meilleur des cas) seulement de changements imperceptibles ». Ce qu’écrit Goldmann en 1966 semble faire écho à vos travaux et à vos critiques vis-à-vis des travaux sociologiques modernes.

Ce travail M. Lahire n’est-il donc pas votre coming out marxiste ? (rires). Plus sérieusement quels sont vos rapports avec le marxisme (Marx est très présent dans votre livre), son matérialisme, sa critique de la sociologie dite « bourgeoise » et surtout quelles limites y voyez vous pour, comme le disait Goldmann, comprendre les véritables problèmes, les problèmes fondamentaux ?

Marx fait partie de ces rares auteurs dont la curiosité semble sans limite.

Bernard Lahire : En réalité, d’un point de vue biographique, je suis entré dans les sciences sociales, et notamment dans la sociologie, par la lecture de Marx. Alors que j’étais un jeune lycéen très idéaliste, qui croyait que les idées menaient le monde, je suis tombé sur une phrase de Marx qui a constitué un véritable choc existentiel, corporel (c’est une expérience très difficile à décrire car elle m’a vraiment physiquement, émotionnellement bouleversé à l’époque pour des raisons qui m’échappent encore aujourd’hui). Il s’agit de la fameuse phrase de la Contribution à la critique de l’économie politique : « Ce n’est pas la conscience des hommes qui déterminent leur existence, c’est au contraire leur existence sociale qui détermine leur conscience. » Cette phrase contient presque toute la sociologie. Elle appelle à toujours partir des conditions dans lesquelles vivent les individus, de leurs rapports sociaux réels, pour comprendre ce qu’ils peuvent penser, croire, sentir, aimer, vouloir, etc. Cela signifie aussi, implicitement, qu’il faut objectiver les conditions réelles, les pratiques, pour se rendre compte que les individus s’illusionnent aussi souvent sur ce qu’ils sont et font. Malheureusement, au sein même de la sociologie, on retrouve des tendances idéalistes et subjectivistes qui refusent de voir les déterminations sociales et s’intéressent plus aux mondes vécus, aux subjectivités, au sens, qu’aux structures sociales qui rendent possibles ces subjectivités. J’ai poursuivi la lecture de Marx et de théoriciens marxistes pendant plusieurs années à l’université (Mikhaïl Bakhtine et V. N. Volochinov) dont j’ai lu à de nombreuses reprises le Marxisme et philosophie du langage, Lucien Sève, Marxisme et théorie de la personnalité, et bien d’autres encore), jusqu’au moment où j’ai rencontré, grâce à mes enseignants de l’époque, un auteur comme Bourdieu qui me semblait à la fois matérialiste et soucieux de ne pas réduire les conditions sociales d’existence à leur dimension économique,  en intégrant la question du capital culturel et en s’intéressant aux effets de socialisation exercée par la famille, l’école, l’univers professionnel, etc. J’étais attiré par les questions d’incorporation par les individus des structures sociales dans lesquelles ils vivent et qu’ils n’ont que très partiellement contribué à construire.

Marx fait partie de ces rares auteurs dont la curiosité semble sans limite. On dit souvent de lui qu’il était philosophe parce qu’il avait commencé par discuter philosophiquement Hegel, et surtout à railler les jeunes hégéliens de gauche de son temps, mais il est devenu un lecteur d’histoire, d’économie, d’anthropologie (deux ans avant sa mort, il lisait La Société archaïque de Lewis Morgan), de biologie (il a lu L’Origine des espèces de Darwin) et se distrayait en pratiquant les mathématiques (l’algèbre notamment) ! C’était donc un homme de science très complet, hors des cadres universitaires de son temps, et qui n’avait aucun esprit monodisciplinaire. Les huit dernières années de sa vie, il a noirci environ trente mille pages avec des notes tirées de ses lectures qui portaient sur de très nombreuses sociétés humaines, ce qui donne à penser qu’il avait peut-être en vue l’écriture d’un livre moins centré sur le mode de production capitaliste que sur l’histoire des différents types de société repérables dans l’histoire.

Quand vous me demandez quelles limites je vois chez Marx, je suis bien embarrassé car je perçois beaucoup plus de limites chez ceux qui ne l’ont pas lu que chez lui. Dans les conditions matérielles d’existence difficiles qui étaient les siennes, avec aussi ses problèmes de santé récurrents, et compte tenu, enfin, du fait que toutes ses participations aux réflexions politiques de son temps l’ont détourné en partie de ses ambitions proprement scientifiques (une journée ne fait que 24h et pour écrire Le Capital il faut réussir à s’abstraire de toutes les sollicitations extérieures), j’estime que l’on a affaire, ici à une œuvre monumentale, foisonnante et toujours utile. Les limites de sa réflexion tiennent essentiellement à l’état des connaissances historiques, anthropologiques et économiques de son époque. Beaucoup de travaux au cours du XXe siècle ont permis de connaître des réalités sociales dont il n’avait pas connaissance (sur les sociétés de chasseurs-cueilleurs sans richesse, les sociétés à chefferies ou les premières sociétés à État par exemple). On peut regretter que le darwinisme social, qui est un détournement complet du sens de la théorie de l’évolution, l’ait découragé de lire Darwin, et tout particulièrement son deuxième grand livre qui porte spécifiquement sur l’Homme : La Filiation de l’Homme. Il serait passionné aujourd’hui, j’en suis certain, par les découvertes et les avancées scientifiques en préhistoire ou en paléoanthropologie, et même en éthologie.

Même si je n’aime pas les classifications, je pense que mon travail est d’une certaine façon marxiste (ou marxien) en ce sens-là aussi. J’essaie, comme lui, et avec les moyens de mon temps, de penser les grands problèmes de l’humanité (la division du travail, les rapports de domination, les conflits intergroupes, etc.). Pour cela, l’interdisciplinarité n’est pas une option, mais une nécessité absolue.

Positions revue : Dans cette continuité marxiste votre dernier livre semble traversé d’une dialectique fondamentale : la contradiction entre le sujet total, l’humanité, et les conditions biologiques qu’il a reçu. L’histoire des sociétés ne serait alors qu’une lutte perpétuelle pour limiter, gérer, anéantir ces contraintes. Cette dialectique est non seulement le moteur de l’existence sociale mais également un moyen de mesurer les progrès cumulés de manière positive dans les différentes sociétés, face à tel ou tel problème.

Il y a donc bien ici, progrès, contradiction, lutte contre les nécessités et libération progressive, toute la tradition décrite plus haut.

Hegel écrit un jour que « le problème de l’histoire c’est l’histoire du problème », votre livre y répond parfaitement. Un des problèmes fondamentaux (que vous nommez structures) serait donc l’altricialité, c’est-à-dire le fait que les nouveaux nés homo sapiens sont, pendant une longue période, très peu autonomes. C’est extrêmement éclairant. Pouvez-vous à l’aide de cet exemple nous montrer ce moteur des sociétés humaines et les progrès qu’il a permis face à ce problème ?

Bernard Lahire : L’altricialité secondaire, qui est propre à Homo sapiens, est un fait biologique incontournable qui est le produit d’une longue évolution biologique. Chez les oiseaux comme chez les mammifères, on trouve des espèces précoces et d’autres altriciales. Pour les oiseaux, on parle d’espèces nidifuges (qui partent rapidement du nid) et d’espèces nidicoles (qui ont besoin de rester plus longtemps au nid pour bénéficier de soins et de protection de la part des parents). L’altricialité est particulièrement forte chez les primates, et parmi les primates, les humains sont les plus longtemps dépendants. Cela s’explique au croisement de trois phénomènes : 1) la taille du bassin des femmes est restreinte par la bipédie ; 2) le cerveau du petit humain est particulièrement gros ; et 3) le fœtus humain est particulièrement énergivore. Avec ces trois contraintes combinées, la solution est d’accoucher de bébés prématurés qui continuent à se développer longtemps après leur naissance. Ça, c’est pour la situation biologique de notre espèce.

Mais cette situation a immédiatement des corrélats sociaux ou, si l’on veut, des conséquences sociales. La conséquence sociale majeure, c’est le fait que tous les petits humains vivent une très longue période durant laquelle ils dépendent de leurs parents et sont dominés par eux. Le rapport parent-enfant est un rapport de domination quelle que soit la manière dont les parents se comportent à l’égard de leurs enfants. La dissymétrie est très forte entre un adulte physiquement puissant et autonome et un petit vulnérable et dépendant. Et il faut ajouter à cela que dans une espèce culturelle comme l’est l’espèce humaine, la dissymétrie revêt une dimension culturelle : les petits doivent apprendre beaucoup de choses pour pouvoir agir dans la société au sein de laquelle ils naissent. Et plus les sociétés ont accumulé du savoir et des artefacts, plus le temps d’apprentissage s’allonge. Aujourd’hui les jeunes sortent de plus en plus tard du système scolaire et acquièrent leur autonomie économique tout aussi tardivement. Cette expérience de la domination-dépendance à la fois précoce, systématique et longue, se répercute sur de nombreux rapports sociaux (politiques, économiques, religieux, etc.). Cela explique le fait qu’aucune société humaine connue ne soit dépourvue de rapports de domination.

Je ne suis pas sûr que la culture, et donc l’histoire, n’ait fait jusqu’à présent autre chose que de déplacer ou de modifier la forme de ces rapports de domination. Et ce constat est un problème pour toutes les politiques d’émancipation. Nous devons composer avec cette donnée de base propre à notre expérience de primate altricial. Aujourd’hui, on voit bien que tout pousse vers un rééquilibrage de la balance des pouvoirs entre adultes et enfants. Ainsi, on dénonce les mauvais traitements, physiques comme psychiques, infligés aux enfants dans la famille, on interdit la gifle ou la fessée, on a supprimé les châtiments corporels dans l’institution scolaire, on parle des droits de l’enfant, on prône des pédagogies plus respectueuses de l’enfant, certains luttent pour un abaissement de l’âge de la majorité, etc. Ce sont autant de signes d’une autolimitation du pouvoir exercé par les adultes sur les enfants. Mais de là à équilibrer totalement ces rapports ou à abolir tout rapport de domination adultes/enfants, il y a un gouffre. Toutes ces actions évoquées, qui sont culturelles, peuvent cependant avoir des conséquences positives non négligeables sur les rapports de domination économiques, politiques, etc.

Positions revue : Vous décrivez aujourd’hui une tendance à la sortie de ce rapport de domination avec le bannissement des châtiments corporels, etc. Cependant cet équilibrage entre parents et enfants fut également permis par des conditions matérielles, notamment lors de l’après-guerre ou la croissance économique permettait une sortie rapide du foyer et une liberté plus grande vis-à-vis des codes parentaux. Mai 68 fut également un combat générationnel reposant sur ces conditions matérielles, conditions permettant la sortie d’une altricialité sociale trop longue et violente. La crise économique aujourd’hui ne risque-t-elle pas d’obliger au retour de la domination parentale sur des enfants n’ayant plus les possibilités de sortir du foyer ? Un retour à une domination plus primitive dans le foyer mais plus largement dans la société des sachants sur les ignorants, ou dans le monde du travail, des anciens sur les jeunes ?

On voit alors ici que les rapports sociaux mais également les artefacts mis en place par les sociétés permettent une soumission plus ou moins intense à l’ordre biologique. A votre avis, la permanence ou la disparition de certains artefacts peuvent être alors des critères objectifs de progrès ou de recul de l’humanité dans son histoire générale ?

Bernard Lahire : Alors « sortie de ce rapport de domination », je ne dirais vraiment pas ça, plutôt « atténuation » ou « modulation » culturelle du rapport de domination parents-enfants. Comment sortir d’un rapport social qui est le corrélat d’une situation biologique propre à notre espèce et que nous n’avons pas choisi ? Les petites tortues de mer naissent sans connaître ni leur père ni leur mère qui les a pondues sur une plage et sont vite reparties en mer longtemps avant qu’ils sortent de leurs œufs. Leur expérience n’est pas structurée par le rapport de dépendance-domination mère-enfant ou, plus largement, parent ou allo-parent-enfant. Ce que vous évoquez en termes de conditions matérielles plus ou moins favorables à l’autonomisation des enfants concernent des périodes plus tardives d’adolescence ou de post-adolescence. Il sera plus difficile de modifier le « dur » de l’altricialité secondaire qui réside dans les très longues années d’enfance du petit humain. Même les parents les plus bienveillants, non-violents, etc., dominent leurs enfants. Le rapport de domination ne pourra jamais se renverser durant les premières années de la vie de l’enfant pour des raisons évidentes de fragilité et de totale dépendance de ce dernier.

La culture, au sens de savoirs, de savoir-faire et d’artefacts, peut venir modifier des situations sociales engendrées par les propriétés biologiques de l’espèce, mais elle ne peut pas tout. Homo sapiens est déjà le premier mammifère à pouvoir agir sur ses limites biologiques et c’est considérable. Par exemple, permettre aux femmes et aux bébés de moins mourir lors des accouchements a été rendu possible par leur médicalisation, par la césarienne, par une institution culturelle comme la clinique par exemple. De même, le lien d’attachement mère-enfant, très fort chez les mammifères altriciaux, a été desserré par l’invention du lait maternisé, du biberon. La pilule, le préservatif, l’avortement ont aussi rendu possible un contrôle des naissances par la mère, qui peut même faire le choix de ne pas avoir d’enfant. Tout cela fait de l’être humain une exception dans l’ensemble du règne animal.

Enfin, il me semble qu’on doit rester prudent en matière de « progrès » liés aux artefacts. Il faut y regarder de près. Chaque artefact comporte des aspects positifs et des aspects négatifs. Par exemple, on sait que les laits maternisés ne remplacent jamais parfaitement le lait maternel, beaucoup plus protecteur pour l’enfant. De même, la césarienne qui est une technique qui a permis de sauver de nombreux enfants, a par ailleurs des effets négatifs en termes de (non-)transmission du microbiote de la mère à l’enfant. Bref, il n’y a pas un seul progrès technique qui n’entraîne immédiatement, ou à plus ou moins long terme, des conséquences fâcheuses. Beaucoup d’artefacts produits par l’humanité ont à la fois facilité la vie et détruit la biodiversité ou déréglé le climat.

Positions revue : Néanmoins quelqu’un comme Michael Tomasello, dans Aux origines de la cognition humaine, parle “d’effet cliquet” et de cumulativité culturelle. Ce sont d’ailleurs des notions qui reviennent souvent dans votre ouvrage. On comprend ainsi qu’un apport culturel est avant tout une transmission, et qu’un retour en arrière n’est pas possible. Chaque procès, chaque artefact, modifie profondément la cognition et la condition humaine. N’y a-t-il pas là une cumulativité qui éloigne progressivement l’humanité de sa biologie, comme vous le dites, entraînant ou soulevant d’autres problèmes, mais en en réglant définitivement certains ?

Pour terminer cet entretien, M. Lahire, nous vous posons la question : quel chemin historique se dessine derrière les structures fondamentales des sociétés humaines ? Voyez-vous l’histoire des sociétés comme une baisse tendancielle du poids biologique et donc des dominations qu’il entraîne ou comme finalement un combat, une tension perpétuelle contre une matérialité antérieure à la conscience et donc à toute société, un fatalisme de la domination ?

Bernard Lahire : Dans le problème que vous me soumettez, on a l’impression qu’il existe une part fixe (la biologie de l’Homme) et une part variable (sa culture), alors qu’il me semble que c’est beaucoup plus nuancé que ça.

Mais reprenons les différents points que vous abordez. Les retours en arrière culturels, notamment d’un point de vue technologique, ne peuvent exister que s’il y a une catastrophe qui détruit à la fois les artefacts et les porteurs de savoirs concernant ces artefacts. Cela est aussi vrai pour les grandes institutions culturelles comme l’État. Nous connaissons des cas de chutes d’empires, mais la tendance générale, c’est que les sociétés qui se sont dotées progressivement d’un État ne retournent pas vers une situation sans État. C’est cela la cumulativité culturelle. Cette cumulativité culturelle exerce une pression sélective en retour sur les propriétés biologiques de l’espèce. Par exemple, certains biologistes de l’évolution ont émis l’hypothèse que l’encéphalisation – c’est-à-dire l’augmentation de la taille du cerveau par rapport à celle du corps – est liée à l’augmentation du nombre de personnes avec lesquelles chaque individu est susceptible d’être en interaction de façon plus ou moins régulière. De la même façon, plus vous accumulez des savoirs et des techniques sophistiqués, plus vous avez besoin d’un cerveau en mesure de traiter cette complexité. Il y a des processus d’évolution gène-culture sur la longue durée. Il est par conséquent difficile de parler d’une « baisse tendancielle du poids biologique » puisque notre biologie est ce qui nous a permis d’être des animaux hyper-culturels, et que nos productions culturelles agissent en retour sur notre biologie. Je prends deux autres exemples très connus des paléoanthropologues : le premier c’est le fait que la pratique culturelle de l’élevage et la consommation du lait de certains animaux (la vache ou la brebis par exemple) a modifié nos capacités à digérer le lait durant notre vie adulte (grâce à une enzyme qui s’appelle la lactase) ; le second, c’est le fait que nos intestins se sont raccourcis depuis qu’Homo a maîtrisé le feu et qu’il a commencé à consommer des aliments cuits. Notre biologie n’est donc pas fixe. Elle ne cesse d’évoluer.

Toutefois, pour une propriété biologique (ontogénétique) aussi fondamentale pour notre espèce que l’altricialité secondaire, qui a des conséquences sociales déterminantes en matière de rapports sociaux de dépendance-domination, je ne vois pas comment nous pourrions échapper un jour à ce genre de rapport. On peut, en étant très conscient de l’énormité du problème, faire tout ce qui est culturellement en notre pouvoir pour limiter les dégâts, ou atténuer les effets de cette situation, mais sans doute pas la remettre radicalement en cause. De même, quand vous voyez que les conflits “eux/nous” sont une constante des sociétés non-humaines comme des sociétés humaines, vous vous dites que nous n’avons pas fini de vivre des conflits plus ou moins violents à des échelles micro ou macro. Ce n’est pas un fatalisme sociologique, mais un réalisme scientifique qui préfère ne pas donner de faux espoirs. Certains constructivistes radicaux donnent l’impression que les possibilités de nos constructions culturelles sont quasi infinies. C’est ce que j’appelle la théologie de la création culturelle de l’homme par l’homme. C’est déjà contre cette forme d’idéalisme que se battaient Marx et Engels dans L’Idéologie allemande lorsqu’ils écrivaient :

« Naguère un brave homme s’imaginait que, si les hommes se noyaient, c’est uniquement parce qu’ils étaient possédés par l’idée de la pesanteur. Qu’ils s’ôtent de la tête cette représentation, par exemple, en déclarant que c’était là une représentation religieuse, superstitieuse, et les voilà désormais à l’abri de tout risque de noyade. Sa vie durant il lutta contre cette illusion de la pesanteur dont toutes les statistiques lui montraient, par des preuves nombreuses et répétées, les conséquences pernicieuses. Ce brave homme, c’était le type même des philosophes révolutionnaires allemands modernes. » (Paris, Éditions sociales, 1982 [1845], p. 60).


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