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Dans le capitalisme, il ne peut être d’égalité véritable 
Samuel Paty est mort, atrocement, et depuis le concert médiatique n’a de cesse de tambouriner sa mélodie républicaine à toutes les oreilles.
Par M B Publié in #POSITIONS le 27 octobre 2020 11 min de lecture
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Dans le capitalisme, il ne peut être d’égalité véritable

Quiconque a réussi un concours de l’Education nationale sait cela : il commencera à 1450 € par mois, verra ses semaines s’étirer à l’infini et toute considération ou soutien de la part du monde médiatique ou de sa hiérarchie nulle. Il s’épuisera en formation à ingurgiter des concepts pédagogiques inapplicables sur le terrain, enseignés par des formateurs n’ayant plus fréquentés une classe depuis des années ; il côtoiera d’autres collègues eux aussi à bout, tant à l’institut qu’au sein de son établissement ; et il sera habité par deux questions fondamentales : dois-je continuer ? et/ou, comment vivre avec un salaire aussi médiocre ? La triste vérité est que la « grande famille » des professeurs ne payera pas son loyer, ne remplira pas son frigo, et, selon les situations, lui apportera un soutien moral tout à fait fluctuant. Parce que le monde n’est pas idyllique. N’en déplaise à Côme Simien – à travers qui je m’adresse à tous ceux qui ont partagé les mêmes discours[1].

Samuel Paty est mort, atrocement, et depuis le concert médiatique n’a de cesse de tambouriner sa mélodie républicaine à toutes les oreilles. Les enseignants, sur le corps à peine refroidi de Samuel Paty, et contre toute pudeur, sont sommés de devenir subitement une famille unie dans l’intimité d’une commune fonction. Et Les cœurs de battre à l’unisson autour de la machine à café. Les hussards noirs, passés depuis bien longtemps au gris, retrouvent leurs couleurs d’antan. La mort tragique de l’un d’entre eux réveilla un sentiment d’appartenance jusqu’alors oublié. Être enseignant, ce n’est plus qu’occuper un métier, c’est endosser une mission, rejoindre un corps collectif. S’en prendre à un, c’est s’en prendre à tous. Tout cela est beau, on se croirait dans un manuel scolaire Lavisse de la IIIe République. Pourtant, Côme Simien, le précise : il ne veut pas désincarner l’être de Samuel Paty. C’est sûrement pourquoi, en évoquant ses traits, parle-t-il « d’un visage éternel ». Ou encore, d’un homme n’appartenant plus seulement à la « grande famille » des professeurs. Sur ce point nous sommes d’accord. Il s’agit bel et bien ici d’une dépossession. D’une part de la mémoire de Samuel Paty que l’on tord dans tous les sens pour lui attribuer des messages, des valeurs et des finalités qui ne lui appartiennent pas ; d’autre part, de l’intelligence qu’une situation aussi complexe que la nôtre devrait requérir. On a arraché cet homme à sa famille, on l’a arraché à ce qu’il était, on a rendu tout silence impossible, et avec, le deuil. Le voici « visage de la République », héraut de la Nation, barrière au fanatisme, membre de la « grande famille », etc.

Indécent. Tout cela, est indécent. Ce faisant, on a interdit les intelligences de raisonner pour les enfermer dans l’émotion. On ne pense pas dans la furie. On ne réfléchit pas dans le bruit. La tribune de Côme Simien vient s’ajouter à toutes les interventions nourrissant le concert médiatique. Les « grandes places des villes » ont vu défiler des milliers de Français touchés par ce drame, pancarte au poing, affichant leur soutien inconditionnel au corps enseignant à coup d’hashtags « #Je suis prof ». Semble-t-il, la mort est sélective. La mémoire aussi. Où était « la grande famille » lorsque Christine Renom se suicida de désespoir, lâchée par une hiérarchie désintéressée ? Dans mon établissement, nombreux étaient les professeurs ignorant jusqu’à son nom. Aucun n’a semblé touché dans son cœur comme si un des siens était frappé injustement. Son suicide accoucha d’un silence retentissant – passé l’entrefilet du 20 h et des rédactions. Point de manifestation, de hashtags, d’hommage national. Preuve s’il en était que ça n’est pas tant la mort d’un enseignant qui mobilise, mais bien ce que l’on en fait. Au sein d’un monde en plein effondrement, la République, représentant pourtant une abstraction pour le plus grand nombre, devient alors un symbole auquel on s’accroche avec passion.

L’école a été retrouvé par nos politiques, universitaires et autres journalistes. Soudainement, cette institution vieillissante, ne servant pas à « redresser le pays », dont les membres coûtaient un pognon de dingue et qu’il fallait dégraisser, recouvra ses lettres de noblesses. « Sans école, pas de République », assène avec aplomb Côme Simien. Pour étayer son propos, le voici rappelant à notre mémoire une citation du monstre sacré de l’histoire médiatique : Patrick Boucheron. Et celui-ci de déclamer combien l’éducation doit apprendre aux enfants qu’il ne faut pas se résigner, jamais, car l’on se réveille toujours du pire des cauchemars. L’école doit, bien au contraire, émanciper les citoyens. Faisons « un pas de côté » pour rappeler ce que disait le même Patrick Boucheron de la tentative d’émancipation des Gilets jaunes : « l’émeute en elle-même n’est pas émancipatrice ». Il est donc des émancipations souhaitables, et d’autres qu’il faudrait à tout le moins réfréner pour ne pas dire étouffer – nous ne nous étonnerons donc pas du silence assourdissant dudit historien médiatique concernant les violences policières. Si le mouvement Gilets jaunes avaient constitué pour lui « une surprise, un vacillement, [un] étonnement face à l’effraction du réel », gageons qu’il ne saisira pas avec plus de lucidité ce qui se joue actuellement.

Le meurtre de Samuel Paty, avant d’être celui d’un islamiste, est d’abord celui d’un homme malade, psychiatriquement perturbé, et prêt à endosser toutes les causes, et à réaliser toutes les atrocités pour peu que cela réinsère un peu de sens et de cadre au sein d’une existence altérée. Néanmoins, c’est ce dramatique événement qui aurait manqué de nous ravir la liberté d’expression, la laïcité et toutes les valeurs républicaines. Ce ne sont pas l’Etat d’urgence, les lois d’encadrement de la parole sur internet, d’entrave au droit de manifester, ou toutes les dispositions juridiques ayant accrues drastiquement le contrôle des citoyens qui constitueraient une menace fondamentale à l’exercice de nos libertés ? Non, c’est un homme, se revendiquant d’une interprétation délirante de l’islam, qui attaque la République.

La République dont nous parle Emmanuel Macron, Jean-Michel Blanquer ou Côme Simien relève du mythe. C’est une République lavée du sang du 17 juillet 1791, du 10 août 1792 ou des journées de septembre. C’est la République des « pères fondateurs », ces hommes attachés aux idéaux de liberté et d’égalité. Ces mêmes hommes qui surent aussi bien adopter la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen que la loi Le Chapelier, le décret Allarde, le marc d’argent ou les lois Thermidoriennes. Une République « faite par le haut », emplie d’idéaux des Lumières et d’érudition et dont l’école doit poursuivre l’exemple. Oubliés les sans-culottes envahissant les Tuileries et contraignant la Législative à suspendre le roi et à l’emprisonner. Oubliés les soldats victorieux de Valmy. Oubliés les clubs exerçant une pression populaire ayant contraint les députés à voter la République, l’encadrement du prix des denrées et des salaires. Ici, deux histoires s’affrontent – et même deux courants historiques. Et avec, deux visions de la République. D’une part, dans le sillon de l’histoire culturelle, une histoire refoulant les rapports sociaux et s’intéressant aux valeurs, aux mentalités, aux symboles ; et d’autre part une histoire sociale, résolument ancrée dans la matérialité du monde et des classes sociales qui l’animent. Mais, pour ces Républicains Thermidoriens, bourgeois triomphateurs des hérésies de 1793, 1848 ou 1871, les seules classes qu’ils reconnaissent sont celles dans lesquelles ils officient. Dans les nôtres, dans les miennes, je ne croise pas des « citoyens », ni même des élèves, je croise des enfants dont la diversité traduit moins d’une adhésion ou non aux valeurs inscrites sur le fronton de l’établissement qu’à leur origine sociale.

Au sein d’une monde en plein effondrement, où les classes populaires sont brutalement fragilisées par une répartition des richesses toujours plus en leur défaveur, où toute tentative d’émancipation est impitoyablement réprimée, où les élites s’enorgueillissent chaque jour d’avoir « réussi », « d’être quelqu’un », la rolex au poignet ; au sein de ce monde, la République n’a aucun sens. C’est un mot creux parce que c’est un lieu vide. L’école a constitué durant tout le XIXe et jusqu’au XXe un puissant moyen d’émancipation sociale. Aujourd’hui, face à une reproduction sociale que les grandes écoles et l’Assemblée nationale illustrent plus que jamais, l’école ne porte plus aucun projet émancipateur. Elle est une instance de conditionnement, abandonnée par la République, dénuée de moyens, à qui l’on a retrouvé dans les cartons, ces dernières semaines, un vague projet rongé par les années.

Les révolutionnaires chers à Côme Simien auraient lu les Lumières – notons ici que par révolutionnaires, l’auteur mentionne uniquement le haut tiers, soit la bourgeoisie notabiliaire. Voltaire, sûrement. Rousseau, peut-être. En tout cas, de ces Lumières qui, à l’heure actuelle, ne doivent pas bouleverser l’ordre social. Un ordre social pourtant moribond, qui produit du fanatisme, de la division, et de la misère. Pour les uns, la République et l’école sont tout ; pour les uns, elles sont sacrées ; pour les autres, elles sont arrivées au bout d’un processus historique dont les secousses traduisent d’un basculement historique majeur. Le passé ne doit pas nous servir à figer le présent dans une mythification de la réalité ; le passé, comme Marc Bloch nous y invitait, doit nous servir à interroger sans concession notre présent, à mieux l’appréhender, à faire de l’histoire un problème. Aux hommes d’y apporter des solutions.

J’enseigne à mes élèves qu’une Révolution éclate lorsqu’un monde est devenu incapable de produire suffisamment de sens pour masquer ses inégalités. Le monde qui a produit Mohammed Merah, les attentats du Bataclan ou qui ôta la vie à Samuel Paty est le même que celui qui rend possible qu’1 % des Français les plus riches se partagent 30 % de la richesse nationale tandis que 5 millions d’autres vivent sous le seuil de pauvreté. Ce monde, c’est le capitalisme. Et il produit chaque jour des inégalités d’une telle violence qu’elles engendrent à leur tour des atrocités.

Au sein d’un tel monde, la République et ses valeurs apparaissent pour ce qu’elles sont : une mascarade.


[1] Ici, nous prenons l’article de Côme Simien comme point d’appui pour formuler une réponse à la mort de Samuel Paty et son instrumentalisation. Néanmoins, notre réponse excède très largement l’unique point de vue de l’auteur en qui nous retrouvons une large partie du discours médiatique dominant. L’article en question : https://www.marianne.net/agora/humeurs/hors-de-la-republique-il-ne-peut-etre-degalite-veritable .


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