Allons enfants,
la rage de vivre
Ils sont des morceaux. De vies, d’origines, de milieux, de douleurs. Tous recousus du fil vibrant de la danse. Des existences qui, bien souvent, n’ont pu vivre et survivre que grâce à ce moyen d’expression par lequel l’esprit, assailli de pensées, d’images terribles, de brisures multiples, peut céder la place au corps.
Un corps qui bouge. Un corps qui se déplace. Un corps qui prend place sur la piste et qui attire à lui les regards qui manquent à l’enfant ; l’admiration qui manque à la confiance ; l’enthousiasme qui manque à la misère ; et l’amour, oui, l’amour pour un art, l’amour pour son serviteur, l’amour pour y croire. Croire qu’autre chose est possible. Croire que, que l’on vienne d’un quartier perdu aux yeux d’une République, d’un électorat ou d’une population, on puisse réussir. Avec la rage. La rage de vivre.
Ils sont des morceaux venus de la banlieue parisienne jetés dans le 3e arrondissement de Paris au lycée Turgot au milieu des « babtous », dont on apprend que ce terme tient moins à une couleur de peau qu’à une manière de se comporter, de parler ; un ethos, en somme. K. s’étonne de la manière dont les « babtous » se saluent, le matin, avec un langage qui n’a aucun sens de là d’où elle vient. Les origines, au sein de ce stupéfiant documentaire, sont partout. Dans un subtil jeu d’assemblage s’imbriquent les origines géographiques, les origines sociales et les origines familiales. N., au début du film, partage son étonnement à voir dans les couloirs du lycée Turgot un distributeur qui fait des chocolats. Dans son collège cela aurait été impossible. La machine aurait été fracturée immédiatement. Ces jeunes ont vu la violence, ils la connaissent, elle est un code qu’ils maîtrisent : on ne baisse pas la tête, on soutient le regard, on ne se laisse pas dominer, on lutte. On lutte contre la violence. A ce moment de la lecture, on s’imagine la traditionnelle violence de ces « sauvages » qu’un médiocre film comme « Bac Nord » a essentialisé au point de les déshumaniser. Mais non. Il s’agit d’une toute autre violence à laquelle ces jeunes ont dû faire face : la violence économique qui les a conduits à voir leurs parents se détruire la santé pour un misérable SMIC ; la violence sociale qui les a cantonnés à des espaces géographiques relégués et méprisés ; la violence raciale qui condamne les misérables à être responsable de leur misère pour ce qu’ils sont – s’il n’y a pas de violence, dans les rues du XVIe, c’est bien parce que ses habitants savent comment se comporter, non ? Si bien que Zemmour a fini en tête au premier tour.
Mais la danse. Et une école avec quelques profs qui coûtent un pognon de dingue mais qui pensent qu’un autre monde est possible et qu’il faut réduire la distance entre celui d’où viennent ces jeunes et celui qu’ils méritent et auquel ils sont en droit de prétendre. Parce que ce qu’ils sont compte. A voir les larmes qui coulent le long des joues de K., lorsqu’on lui demande pourquoi elle estime n’être « bonne à rien », on saisit combien ces jeunes, comme tant de jeunes, d’où qu’ils viennent, doutent de valoir quelque chose. Leurs doutes sont universels, mais ils sont ravageurs lorsque l’on ne leur apporte aucune réponse. Ni familiale, ni institutionnelle. C’est à cet exact instant que la politique entre en jeu. Ce documentaire est un formidable plaidoyer lancé à la face dédaigneuse d’une élite qui pense que la trajectoire personnelle détermine la place que l’on mérite dans la société. Les déterminants sociaux étant solubles dans la volonté, l’échec, la misère, la pauvreté, l’absence de diplôme, de carrière ascensionnelle relèvent de la culpabilité de ceux qui ne sont rien et qui n’ont pas cherché à être. Ils ne sont rien. Ils sont niés. Parce qu’ils ne valent rien. Ils n’ont aucune valeur marchande, et leur valeur est d’usage jetable. Il faut les punir en réduisant leurs allocations, en traquant leur inactivité oiseuse, en les contraignant pour obtenir une obole de quelques centaines d’euros à faire une quinzaine d’heures de travail. Et qu’importe si, comme C., ils ont été adoptés sans même savoir quel est leur véritable âge ; ou si comme A., la famille a été jetée à la rue pour n’avoir pas pu payer le loyer. Qu’importe la misère, la responsabilité incombe aux misérables.
Nous voilà revenus au XIXe siècle où la traque aux vagabonds, aux pauvres, se faisait au nom d’une morale chrétienne qui se mariait merveilleusement avec l’idéal capitaliste d’accumulation des richesses. Mais ces salauds d’pauvres s’acharnent à vivre. Et sur les parquets du lycée Turgot, ils dansent. Acharnés à vivre. Avec une rage toute politique pour arracher à ce monde ce qu’il leur a refusé : une place, un regard dans les yeux, une dignité. M. le dit, elle ne veut pas avoir la même vie que ses parents. Elle l’a vue, cette violence sociale contraignant ses parents immigrés à tout supporter pour lui donner une existence décente. Elle refuse de vivre leurs fins de mois où tout plaisir est interdit. Elle veut une autre vie. Et elle a la rage. Comme M. qui questionne avec percussion : « qu’est-ce que la société nous donne à voir ? Que de la tune. ». La politique les traverse tous et à un âge où la pensée est encore en formation, ils sentent s’ils ne le savent pas déjà, que quelque chose ne va pas. Face aux multiples inégalités sociales, face au racisme systémique, face au masculinisme si représenté dans le monde du hip-hop, les jeunes filles le proclament : « notre génération fera baisser la tête des garçons ». Cette génération est en ébullition. Elle a au cœur, au fond des tripes, une exigence de changement. Elle sait que le système déraille et que leur possibilité d’accès à des espaces comme le lycée Turgot relève du miracle, de l’exception. Le fossé se creuse et les divisions scindent un corps social qui doit, en rythme, se mettre en mouvement.
« Allons enfants, allons enfant quoi », scande le film dans une reprise superbe de la Marseillaise. « Faîtes mieux », dirait l’autre. De toute leur intelligence, de leur rage de vivre, ces jeunes rappellent combien ils sont les enfants d’une patrie divisée qui ne pourra se réconcilier que dans une lutte contre ce monde qui en élève certains contre d’autres. Face à la destruction du vivant et la prolétarisation générale, la mélodie capitaliste doit cesser ; les chants révolutionnaires doivent retentir haut et fort, jusqu’aux « quartiers perdus de la République » qui ont su retrouver le chemin des urnes ; jusqu’aux villages ruraux et aux territoires désindustrialisées où les habitants s’enferment dans des illusions identitaires qui ne pourront être brisées qu’en établissant des ponts entre des populations qui pensent n’avoir rien en commun et qui ne pourront se sentir enfants d’une même patrie que dans un combat pour un avenir en commun.