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Pourquoi le capitalisme n’a-t-il pas socialisé le travail ménager ?
La forme moderne du travail ménager résulte non pas d’une impossibilité de socialiser cette forme de travail, mais plutôt de choix politiques et de stratégies capitalistes destinés à individualiser les logements et les équipements.
Par Irène Berthonnet Publié in #6 L'empire masculin, #POSITIONS, NC le 11 décembre 2024 18 min de lecture
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Pourquoi le capitalisme n’a-t-il pas socialisé le travail ménager ?


L’une des transformations économiques et sociales fondamentales apportées par le capitalisme a été l’organisation de la production économique à grande échelle, avec une large division sociale du travail (aujourd’hui au niveau de la planète entière). C’est ce que j’entends ici par « socialisation de la production économique » (et non pas le fait que la propriété ait été socialisée). Cette socialisation s’est produite au terme d’un long processus qui a quasiment aboli la petite propriété privée des moyens de production dans les pays anciennement industrialisés d’Europe et d’Amérique. Ce développement a aussi signé la fin de l’économie domestique, instaurant une séparation nouvelle entre lieux de vie et lieux de travail.

La fin de l’économie domestique n’a pourtant signifié que partiellement la fin du travail réalisé dans l’espace domestique. Progressivement, celui-ci a été circonscrit à un travail d’entretien des lieux et êtres vivants, que l’on peut qualifier de travail ménager (passer l’aspirateur, cuisiner, laver et étendre le linge, etc.). Celui-ci est réalisé encore aujourd’hui très largement par les femmes, de façon gratuite et isolée, et représente encore beaucoup d’heures par semaine. Pour ces raisons, ce travail a été considéré dans les années 1970 comme l’un des fondements matériels principaux de l’oppression patriarcale des femmes. De nombreuses féministes ont débattu pour savoir si le patriarcat formait un système de domination, d’oppression et d’exploitation des femmes et des minorités de genre autonome par rapport au capitalisme, ou si le patriarcat était un aspect du capitalisme. Sans retracer ici l’intégralité de ce débat, il me semble qu’on peut y participer en soulevant la question du rôle du capitalisme dans l’installation de la forme moderne du travail ménager.

Au contraire de la production industrielle, le travail ménager lui, est très loin d’avoir été largement socialisé. Marx et Engels le déploraient déjà au XIXème siècle, et de nombreuses militantes féministes de tous horizons politiques l’ont aussi souligné. Le travail ménager est un travail à part entière, constitué de tâches sans cesse répétées, dont l’objectif est de maintenir un lieu et ses occupants en vie, propres et fonctionnels. Ces tâches par ailleurs effectuées dans un grand isolement social, ont été dénoncées comme aliénantes, autour de ce que Betty Friedan a qualifié de « mystique féminine », dans un ouvrage qui fut traduit dans de nombreuses langues et un best-seller dès sa parution en 1963.

Le travail ménager a depuis lors donné lieu à de nombreux débats dans les sphères publiques, militantes et académiques. Mais, alors qu’on se demande souvent pourquoi ce travail est si mal réparti entre hommes et femmes, on se demande plus rarement pourquoi il existe encore sous sa forme actuelle. Pourquoi n’a-t-il pas été réorganisé de façon à le mutualiser et ainsi à l’alléger pour toute.s ? On peut difficilement invoquer des obstacles techniques : il ne semble pas que les process de production d’un logement propre et fonctionnel soient plus difficiles à organiser à grande échelle que ceux mobilisés dans le cadre de la production industrielle. On ne peut pas non plus invoquer le manque d’inventivité à ce sujet : il suffit de penser aux diverses expériences de cuisines communautaires, de boulangeries publiques (où le four était un équipement partagé), aux blanchisseries qui ont largement précédé l’arrivée des lave-linges individuels. La socialisation du travail ménager faisait à la fin du XIXème siècle l’objet de débats publiés : on citera à titre d’exemple l’ouvrage de Melusina Fay Peirce intitulé Cooperative Housekeeping (1884), ainsi que celui de Charlotte Perkins Gilman, the Home : Its Work and Influence (1903). La socialisation du travail ménager a aussi fait l’objet de réflexions opérationnelles. En 1919 par exemple, une collaboration entre le Ladies Home Journal et le Journal of American Institute of Architects invite à imaginer le prototype de ce qui sera la solution au problème du logement dans l’après-guerre, et les 2 lauréats du prix prévoyaient dans leur projet une forme de socialisation du travail ménager. Ainsi, comme l’écrit Angela Davis dans un texte intitulé La désuétude prochaine du travail ménager, « Un des secrets les plus strictement gardés dans les sociétés industrielles avancées, c’est qu’elles sont matériellement à même d’intégrer le travail ménager dans l’économie industrielle. » Je m’appuierai ici sur l’histoire des Etats-Unis pour parler des diverses formes de socialisation du travail ménager qui ont existé à la fin du XIXème siècle, avant d’être balayées par une série de politiques visant à individualiser les logements et les équipements ménagers.

La socialisation du travail ménager du XIXème siècle à aujourd’hui

Le travail ménager aurait tout à fait pu être transformé comme l’a été la production industrielle. Diverses expérimentations ont eu lieu en ce sens dans l’Union soviétique naissante, et même aux Etats-Unis de la fin du XIXème siècle, où le développement technique lié à l’industrialisation a permis de telles expérimentation malgré l’absence de contexte révolutionnaire et de politiques délibérées.

D’abord, il n’est pas tout à fait juste de dire que le travail ménager n’a pas du tout été socialisé. Pensons par exemple aux différents réseaux qui acheminent l’eau, le gaz, l’électricité dans les logements des pays industrialisés. La mise en place de ces réseaux pendant le XIXème siècle a permis de retirer aux ménages tout le travail de production des sources d’énergie qui leur étaient nécessaires. Plutôt que d’aller couper du bois, le débiter, le stocker, et le faire brûler dans l’âtre pour se chauffer et cuisiner comme c’était le cas partout jusqu’au début du XIXème siècle au moins, la très grande majorité des ménages des pays avancés peut désormais simplement appuyer sur des boutons pour obtenir chauffage et énergie destinés à la cuisson (ce qui a certes un coût, mais ce n’est pas la question ici). La socialisation de l’énergie consommable, ainsi que l’organisation de sa distribution décentralisée ont été permises par la création de réseaux publics et privés de distribution à grande échelle. Ces réseaux ont considérablement allégé le travail des ménages.

Mais même au-delà de la mise en réseau des sources d’énergie, une socialisation ultérieure du travail ménager avait été enclenchée aux Etats-Unis dès la fin du XIXème siècle. De nombreuses expériences y ont été conduites, visant à mettre en commun ce travail ménager, que ce soit dans un cadre d’auto-organisation des ménages, ou dans un contexte commercial. Charles Nordhoff, journaliste itinérant qui visita de nombreuses communautés aux Etats-Unis dans les années 1870 relate ses observations dans un ouvrage paru 5 ans plus tard The Communistic Societies of the United States, et l’on y apprend que le mouvement du socialisme communautaire prévoyait une réorganisation collective du travail ménager, souvent agrémentée de l’invention d’équipements adaptés à cette mise en commun. Plusieurs cuisines communautaires ont aussi vu le jour en contexte urbain, selon des modèles économiques variés, parfois sous la forme de clubs de restauration, parfois sous la forme de livraison de repas. Les laveries-blanchisseries également se développent en complément de la lessive à la main, et précèdent largement l’invention du lave-linge électrique. Le recours à ces laveries aux Etats-Unis est considérable, et une grande partie des familles de travailleurs new yorkais y a recours au début du XXème siècle.

Une autre manifestation intéressante des premières socialisations du travail ménager sont les appartements-hôtels. Ces derniers se répandent d’abord dans les villes de la côte est après la guerre civile, et sont destinés principalement à des célibataires ou à des familles aisées. Ces nouveaux types d’immeubles proposent des logements individuels accompagnés de services et équipements centralisés gérés par des professionnel.le.s. Les premiers équipements sont un système d’éclairage à gaz et de chauffage de l’eau centralisés, mais les services socialisés se développent progressivement car les architectes y accordent beaucoup d’intérêt. Ainsi apparaissent par exemple des systèmes de nettoyage à aspiration centralisée (avec une bouche d’air dans chaque logement, susceptible d’être ouverte au moment où est actionné l’aspiration au niveau central), des laveries collectives, et parfois même des cuisines collectives avec lieu de restauration collective voire de système de livraison à domicile. Les logements individuels n’ont alors pas de cuisine individuelle, ni d’espaces consacrés au travail ménager.

Ces appartements sont très attractifs et incarnent alors le progrès américain dans la vie quotidienne, permettant des gains d’efficacité dans le travail ménager. Ils sont souvent attribués plusieurs mois voire plusieurs années avant la fin de la construction, et ont représenté pendant un temps une véritable alternative au logement individuel pour les classes aisées. Jusqu’aux années 1920, il se construisait dans beaucoup de villes plus d’appartements que de maisons familiales. Mais leur succès a été de relative courte durée, puisqu’ils ont été évincés par le développement de l’offre de logement individuel au début du XXème siècle.

Les conditions de la socialisation du travail ménager : urbanisation et vie collective

Une des conditions principales à la mise en réseau des sources d’énergie ainsi que des expérimentations ayant partiellement socialisé le travail ménager est la concentration urbaine déclenchée par le développement du capitalisme industriel. Celle-ci a amené les travailleurs et travailleuses à vivre dans des espaces de plus en plus concentrés, mais aussi à vivre de plus en plus nombreux dans des logements. Cela a facilité le développement des réseaux d’énergie : les villes ont été équipées en approvisionnement énergétique par réseau bien avant les campagnes et les banlieues.

D’autre part, beaucoup des expériences mentionnées plus haut ont été réalisées dans des lieux de vie collectifs, au niveau de l’immeuble. En 1878, la qualité des services des immeubles d’appartement-hôtels était si élevée, qu’une cour a rendu un jugement stipulant que la présence d’une cuisine et d’une laverie centralisée était la marque distinctive d’un immeuble d’appartement-hôtel. Pour que le processus de socialisation du travail ménager puisse continuer et prendre la même ampleur que dans le cadre de la production industrielle, il aurait fallu que les lieux de vie soient de plus en plus collectifs. Or, ce n’est pas ce qui s’est passé. Au contraire, même, puisque les années 1930 ont connu une politique de développement du logement individuel, en particulier le logement pavillonnaire de banlieue.

Cette politique répondait d’une part à la crise du logement qui sévissait aux Etats-Unis après la Première Guerre mondiale, et s’est inscrite dans le cadre du New Deal, se poursuivant jusqu’à l’après Seconde Guerre mondiale et aboutissant à l’éclosion des banlieues. Mais cette politique visait aussi les lieux d’habitat collectifs populaires, qui étaient considérés comme autant de terreaux à idées socialistes et communistes, ainsi que lieux d’émancipation possible pour les femmes. Cette politique a ainsi consisté à favoriser délibérément l’accès au logement individuel, en subventionnant ce type de construction et en garantissant les emprunts et assurances des ménages des classes populaires considérées comme les plus « stabilisables » (c’est-à-dire en gros, blanches).

Aussi bien les réformateurs, que les capitalistes et les hommes d’Etat se méfiaient de ces habitats collectifs, qu’ils soient ceux de la petite bourgeoisie (les appartement-hôtels), ou des classes populaires. Les appartement-hôtels étaient considérés comme favorisant l’émancipation des femmes, et donc responsables en partie de l’érosion perçue du modèle de la famille patriarcale (baisse de la fécondité, progression du nombre de divorces, essor du mouvement féministe). Un édito de la revue Architectural Record de 1903 considère que les appartements-hôtels sont l’ennemi le plus dangereux que la domesticité américaine ait connue à ce jour. Le Ladies Home Journal a même parlé d’influence bolchevique sur les femmes américaines à travers la hausse du nombre d’appartements-hôtels.

Mais la méfiance face à l’habitat collectif était encore exacerbée face à la surpopulation populaire des immeubles de centre-ville et face aux pratiques dites de boarding et de lodging, consistant à louer une partie de son propre logement à un.e ou plusieurs célibataire(s), pratique répandue dans les villes états-uniennes de la fin du XIXème siècle. Cette forme de vie collective s’accompagnait aussi d’une mutualisation partielle du travail ménager, puisque la logeuse réalisait ce travail pour l’ensemble des occupants. Bien sûr, cette mutualisation était bien moins avancée techniquement que celle en vigueur dans les appartements-hôtels et reposait essentiellement sur le travail gratuit des femmes et filles de la famille qui était l’occupante principale du logement.

La volonté de briser la fraternisation ouvrière qui se développait par le biais de ces formes de vie collective et de socialisation a déjà été en partie documentée, notamment pour ce qui concerne les pratiques de redlining, qui démarrent dans les années 1930 comme moyen de favoriser l’accès au crédit et à la propriété de logement individuel pour les ouvriers blancs. En plus d’être une politique raciste, cette politique avait pour objectif de favoriser des comportements conservateurs parmi les ouvriers. Comme l’explique la société de planification Industrial Housing Associates dans un livre de 1919 au titre évocateur : Good Homes Make Contended Workers.

Pour les réformateurs, l’entassement dans les logements ouvriers est insupportable à cause du manque d’intimité qu’il génère, et de la promiscuité permise par les équipements collectivisés. Réformateurs et capitalistes craignent qu’à force de se côtoyer au travail et dans la vie, les ouvriers ne finissent par vraiment s’organiser pour lutter… Comme l’exprime le professeur de sociologie à l’université de Chicago Charles R. Henderson en 1902 : « A communistic habitation [that is, a tenement house] forces the members of a family to conform insensibly to communistic modes of thought. »

Répondre à la crise du logement qui sévissait aux Etats-Unis après la Première Guerre mondiale était une nécessité, mais ce fut une stratégie délibérée que d’y répondre de façon à sauver la famille comme unité économique de vie, en limitant la vie communautaire qui se développait parmi les classes populaires. D’ailleurs la politique de promotion de logements mono-familiaux pour les franges méritantes et stabilisables de la classe ouvrière a fonctionné car entre 1920 et 1970, les villes cessent de se densifier et la population est largement absorbée par les banlieues, où comme on le sait, le pavillon mono-familial règne en maître incontesté.

Pourtant, il aurait été bien plus rationnel (et écologique) de favoriser le développement de l’habitat collectif, notamment car les technologies permettant la socialisation du travail ménager sont d’abord apparues comme des développements techniques de grande échelle. Ce n’est que dans un deuxième temps qu’elles ont été miniaturisées, pour devenir des objets manipulables par une personne seule et être vendus à chaque famille occupant un pavillon.

Le sens économique et social de la miniaturisation des technologies ménagères

Cette politique de promotion de logements individuels a eu pour effet l’augmentation du nombre de ménages aux Etats-Unis tout en freinant l’émergence de la socialisation du travail ménager. La croissance du nombre de ménages de taille réduite a aussi permis de créer des débouchés aux technologies ménagères qui ont commencé à fleurir aux Etats-Unis dans les années 1920. Les premiers appareils à être largement diffusés furent les aspirateurs et les fers à repasser, qui ont un marché national aux Etats-Unis dès la fin des années 1920. Les autres appareils arrivent sur le marché au début des années 1930 : dès 1934 on trouve quasiment tous les équipements sur le marché (chauffe biberon, grille-pain, etc). Les technologies ménagères se répandent ensuite progressivement, jusqu’à ce que l’équipement se généralise après la Seconde Guerre mondiale.

Or, sur le plan technique, ces technologies ménagères résultent d’une tentative de miniaturiser des procédés techniques déjà existant à grande échelle et utilisés depuis longtemps dans l’industrie. Les industriels ont financé une recherche de technologies miniaturisées et leur production à partir du moment où ils ont anticipé que ces appareils pourraient être massivement vendus aux ménages. Par exemple, le processus technique de la réfrigération est développé à la fin du 18ème siècle, puis mobilisé tout au long du XIX ème siècle dans les brasseries et l’industrie de la viande. Ce n’est qu’au début du XX ème siècle que le procédé sera miniaturisé dans le but de créer des réfrigérateurs individuels, une fois que les capitalistes auront constaté l’importance demande de glace des ménages auprès des fournisseurs commerciaux. Le cas du lave-linge est également parlant : l’appareil – tant dans sa version mécanique qu’électrique – a d’abord été développé comme technologie de grande échelle, destiné aux laveries. Dès le milieu du XIX ème siècle les lingeries ont des équipements mécaniques ou électriques, mais ceux-ci ne font leur apparition dans les ménages que dans les années 1920, connaissant un succès si rapide, que dès les années 1930, le lave-linge individuel ne rencontre presque plus la concurrence des laveries collectives. Ainsi, au moment où les logements mono-familiaux se développaient, les technologies se miniaturisaient pour entrer dans ces logements.

Conclusion

La forme moderne du travail ménager résulte non pas d’une impossibilité de socialiser cette forme de travail, mais plutôt de choix politiques et de stratégies capitalistes destinés à individualiser les logements et les équipements. Pour ce qui concerne le logement, il s’est agi d’un processus pensé délibérément comme moyen de lutter contre la diffusion des idées communistes et l’émancipation féminine.
Vu d’aujourd’hui, on peut qualifier ce double mouvement de réactionnaire. D’une part parce qu’il a réinstallé la famille comme institution socio-économique, et d’autre part, parce qu’il a bloqué un processus qui aurait pu aboutir à la socialisation du travail ménager. Or, bloquer ce processus signifiait organiser le travail ménager moderne en gaspillant le temps et l’énergie humaine. On peut ajouter que ce double mouvement a aussi reposé sur un gaspillage des ressources naturelles. Peut-être serait-il temps de se pencher sérieusement sur une réorganisation du travail ménager ?


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