Francis Dupuis-Deri est professeur de science politique à l’Université du Québec à Montréal (UQAM). Il a récemment publié Les hommes et le féminisme (éditions Textuel, 2023). A l’occasion de ce numéro, nous avons cherché à comprendre avec lui ce que « la crise de la masculinité » recouvrait véritablement.
Positions revue : Les notions de « patriarcat » et de « masculinisme » se sont progressivement taillées une place dans le champ scientifique et médiatique. Comment les définissez-vous ?
Francis Dupuis-Deri : Le mot « patriarcat » a longtemps désigné littéralement le « pouvoir des pères », qualifiés d’ailleurs de « chefs de famille ». Le père était l’équivalent pour une famille d’un roi pour un royaume, comme l’expliquaient des philosophes politiques comme Robert Filmer, dans son traité Patriarcat. Les féministes des années 1960 et 1970 en Amérique du Nord et en Europe ont élargi la définition du mot pour parler plus globalement de la domination masculine. Le terme « masculinisme » a connu un parcours complexe, comme le montre bien la thèse de doctorat que Denis Carlier termine présentement sur l’histoire de ce mot, et c’est vers le début des années 2000 qu’un consensus a émergé quant à son usage pour parler du courant de l’antiféminisme qui carbure à la thèse de la « crise de la masculinité ». Vers 2010 environ, cette définition s’est consolidée en référence aux groupes de pères divorcés et séparés. Aujourd’hui, on pense surtout aux soi-disant « coachs en séduction » et aux involuntary celibates [ndlr : appelés aussi « incels »], qu’on traduit par « célibataires involontaires » mais qu’on devrait plutôt traduire par « chastes involontaires » (le mot celibate en anglais a en effet deux significations).
Positions revue : Vous montrez dans votre ouvrage, La crise de la masculinité, que dès l’Antiquité, dans la grande majorité des cultures, on retrouve un discours sur une masculinité en crise et que c’est aujourd’hui le cas de la France au Japon, en passant par le Costa Rica, l’Afrique du Sud ou les États-Unis. Comment expliquer cela ?
Francis Dupuis-Deri : C’est un des constats qui m’a le plus surpris dans ma recherche, cette permanence historique et cette récurrence géographique, y compris à des époques et en des lieux où le féminisme est très marginal et l’inégalité entre les hommes et les femmes très marquée. En fait, on prétend qu’il y a une « crise de la masculinité » quel que soit le régime politique, économique, social, culturel, religieux et quel que soit le cadre législatif de la famille, de l’éducation, du travail. Un tel discours peut aussi se faire entendre dans un pays qui est la plus grande puissance mondiale en termes politique, militaire, économique et culturel, comme l’explique le sociologue Michael Kimmel pour les États-Unis, ou au contraire l’un des plus pauvre des plus impuissant sur la scène internationale, comme l’a montré la sociologue Danielle Magloire au sujet d’Haïti. Absurde à première vue, cette omniprésence d’un tel discours paranoïaque et victimaire ne peut s’expliquer qu’en considérant son imbrication avec l’idée de domination masculine, qui suppose une très forte et très claire différenciation entre le genre masculin et le genre féminin. Plus précisément, le discours de la « crise de la masculinité » fonctionne comme un fusil à trois canons : on déclare que le masculin est menacé par le féminin (la crise) et du même souffle qu’il faut renforcer la masculinité et — en même temps — la féminité, c’est-à-dire que les femmes doivent rester « à leur place », se contenter de leurs fonctions et de leurs tâches que leur réservent les hommes, et surtout ne pas empiéter sur le territoire que les hommes veulent se réserver. Tout cela peut être dit sans qu’il y ait un mouvement féministe fort. Au XVIIe et XVIIIe siècle, par exemple, des pièces de théâtre représentaient la « crise de la masculinité » sous la forme de maris écrasés par leurs épouses qui les dominaient dans leur maisonnée. Réunissant leurs forces, ces maris ligotaient leurs épouses et leur tranchaient la langue. Aujourd’hui, on entend ce discours dans des pays comme le Mexique et la Russie, où les féministes ne sont pas si influentes.
Positions revue : On le comprend, il s’agit donc plutôt d’un discours sur la crise de masculinité qu’une crise réelle. La masculinité incarne l’institution du pouvoir masculin, elle est l’idéologie de l’ordre patriarcal. Ainsi, chaque fois que cet ordre est ébranlé par des révolutions ou des révoltes, des guerres ou des crises économiques, l’extension de droits aux femmes ou aux racisés, l’une des manières du pouvoir masculin pour retrouver sa stabilité consiste à s’en prendre aux femmes comme menace pour les hommes – Eric Zemmour parlant même de la mort de Louis XVI comme de celle de »tous les pères ». Cela pose un enjeu fondamental pour la gauche, à savoir celui d’induire dans le renversement des rapports sociaux de classe, ceux de sexe car ils sont, eux aussi, porteurs de pouvoir. Qu’en pensez-vous ?
Francis Dupuis-Deri : Bien sûr, surtout que j’ai été formé au féminisme en lisant d’abord les féministes matérialistes françaises, comme Christine Delphy, Colette Guillaumin et Monique Wittig, qui considèrent non seulement que les rapports sociaux de classe et de sexe sont imbriqués, mais surtout qu’il y a des rapports sociaux de sexe en soi et pour soi, dont une part importante —selon Delphy — relève du travail gratuit des femmes et de son exploitation par les hommes, dans le cadre des couples et familles hétéros. Comme tous les systèmes de domination, la classe dominante dans le patriarcat (les hommes) domine la classe inférieure (les femmes) en lui imposant sa volonté, ses intérêts et même ses désirs, l’opprime par la violence et la menace de violence (ici, psychologique, physique et sexuelle), l’exploite (son travail et même son corps : sexualité et enfants) et l’exclue (non-mixité masculine dans l’emploi, le sport, etc.). Ces relations patriarcales de domination, d’oppression, d’exploitation et d’exclusion peuvent être autonomes, ou imbriquées à d’autres systèmes de domination, dont l’étatisme, le capitalisme, le racisme.
« L’histoire humaine, la vraie, nous apprend que les différenciations de genre sont des constructions politiques, sociales, économiques et culturelles »
Positions revue : L’ethnoarchéologie a considérablement permis de faire avancer nos connaissances sur les sociétés préhistoriques. On a longtemps plaqué des représentations genrées sur la distribution des rôles dans les premières communautés humaines. On attribuait alors aux femmes les fonctions reproductives et éducatives ainsi que des tâches mineures : poterie, tissage, cueillette de proximité. Et aux hommes les fonctions vitales pour le groupe : grande chasse, guerre, construction des outils et armes jusqu’à l’art. De fait, les discours de genre ont imprimé à partir du XIXe siècle une vision rétrospective venant valider l’organisation sociale patriarcale. Une sorte de : « de tous temps les femmes et les hommes ont occupé des rôles bien déterminés ». Ceci venant valider les discours naturalisant une nature masculine et féminine. On sait aujourd’hui qu’au contraire, au Paléolithique, on a beaucoup de difficulté à déterminer en étudiant un silex ou une poterie, si la personne qui l’a réalisé était un homme ou une femme. Rien dans les traces archéologiques de l’époque ne nous permet de déterminer un sexe aux productions humaines. Certains fossiles de corps ont même été attribuée au mauvais sexe, comme avec l’exemple de l’homme de Menton devenu la Dame du Cavillon. En revanche, en étudiant les sociétés de chasseurs cueilleurs vivantes au XXe et au XXIe, on a déterminé que les femmes jouaient un rôle déterminant pour la survie du groupe, assurant jusqu’à 70 % de l’apport en nourriture. Les femmes parcouraient de grandes distances, et contrôlaient les naissances pour ne pas être empêchées. Certains travaux récents avancent même que c’est au Néolithique que le dimorphisme serait né, construisant des corps masculins et féminins. On a des traces scientifiques de privation de nourriture et de mauvais traitement des femmes, de moindre accès à la viande et d’une probable sélection sexuelle de types physiques féminins ayant sur déterminé un profil corporel génétiquement. A la lueur de cette actualisation de nos savoirs, peut-on conclure, que le masculinisme est un anti scientisme ?
Francis Dupuis-Deri : Assurément, mais il y a une force de persuasion du fait même que notre esprit est saturé de fausses idées que l’on croit scientifiques. Déjà au XIXe siècle, les plus grands scientifiques d’Occident pensaient démontrer la supériorité des hommes sur les femmes en mesurant les crânes et en pesant les cerveaux, ou en référence aux effets supposés de l’utérus sur le cerveau. Aujourd’hui, on fonde nos illusions sexistes en se référant à un « âge des cavernes » dont on ne sait en réalité à peu près rien, comme vous venez de le rappeler fort justement, ou en sélectionnant des exemples du monde animal qui confirment nos illusions, ou on évoque l’effet des hormones. Vous remarquerez que la conclusion est toujours la même, quelle que soit la méthode ou la science de référence (craniologie, paléontologie, biologie animale, biologie humaine, etc.) : à l’homme la supériorité, le pouvoir par la force musculaire, à la femme l’infériorité, la prise en charge par les émotions et la bienveillance. Une autre illusion banale consiste à se persuader que tous les hommes sont plus rapides ou plus forts que toutes les femmes, en se référant à des champions sportifs. Or la sprinteuse Florence Griffith-Joyner, qui détient le record du monde féminin aux 100 mètres, était à elle seule plus rapide — évidemment — qu’environ 4 milliards d’hommes… Qu’importe, l’antiféminisme est persuadé d’être fondé sur la science qui expliquerait que tous les hommes sont toujours comme ceci, et toutes les femmes toujours comme cela, ce qui permet de conclure que le féminisme n’est qu’une idéologie contre nature. Il y a évidemment de très nombreux problèmes ici, dont l’extrême diversités chez les animaux des arrangements entre les genres et des pratiques sexuelles, mais surtout une ignorance de la diversité incroyable — c’est le cas de le dire — qu’on constate quand on prend le temps de se pencher sur la véritable histoire humaine. Certes, l’anthropologie montre que toutes les cultures accordent des significations symboliques aux genres et connaissent une certaine division sexuelle du travail, mais il y a plus que deux genres dans plusieurs cultures, des femmes qui participent aux conseils et assemblées de démocraties directes (chez les Igbo, les Mohawks, etc.), qui gouvernent seules (Angleterre, Bengladesh, Égypte, Inde, Israël, etc.), qui participent à la guerre (dans les armées officielles ou les guérillas), qui chassent, qui n’ont pas d’enfants, etc. À l’inverse, des hommes peuvent — évidemment — ne pas faire la guerre, ne pas chasser, faire le ménage et la cuisine, soigner des malades, s’occuper des enfants, des vieux, etc. Bref, voilà une démarche scientifique fondée sur la diversité observable dans l’anthropologie, l’histoire et l’actualité humaine qui permet de savoir de quoi sont réellement capables les hommes et les femmes, et qui nous mène à conclure que l’humanité, la vraie, nous apprend que les différenciations de genre sont des constructions politiques, sociales, économiques et culturelles. Pour le dire tout simplement, hommes et femmes sont souvent identiques en termes de potentiels de capacités et de compétences, et notre anatomie est presque identique : la très grande majorité des hommes et des femmes ont deux bras, deux jambes, des yeux, des oreilles, un cerveau, etc., et c’est évidemment avec tout cela qu’on entre en relation avec le monde, quel que soit notre sexe. Enfin, des qualités comme l’autonomie, le courage, l’entraide et l’esprit de sacrifice, entres autres, sont humaines, et non pas masculines ou féminines.
Positions revue : On voit se développer depuis les années 2010 ce que Sarah Harris a appelé un « fémonationalisme », c’est-à-dire un féminisme qui articule ses problématiques autour de la question raciale. La principale menace pour les femmes viendrait des immigrés noirs et arabes, ainsi que des musulmans. En France, ce féminisme est porté par le collectif Némésis et fait la jonction avec des groupes d’hommes d’extrême droite qui partagent et propagent une vision du monde masculiniste. Quelle analyse faites-vous de cette jonction entre fémonationalisme et masculinisme ?
Francis Dupuis-Deri : Votre question touche à plusieurs réalités. Premièrement, les forces d’extrême-droite — racistes et xénophobes — en France comme le Rassemblement national et Reconquête, jouent la carte de la défense des femmes « françaises », et même des personnes homosexuelles, contre la menace islamiste. Dans son pamphlet masculiniste Le Premier sexe, Eric Zemmour affirmait ouvertement que les hommes « français » ont été « émasculés » par les féministes, et que le « jeune arabe » des banlieues est aujourd’hui en France le seul violeur potentiel. Parlez-en aux femmes qui côtoyaient Gérard Depardieu sur les plateaux de cinéma, ou à Gisèle Pelicot qui a été violée par son mari et qui l’a droguée pour la faire violer par des dizaines d’inconnus, pendant des années. De plus, des femmes peuvent évidemment être racistes et xénophobes, même si les femmes sont moins séduites que les hommes par les partis d’extrême-droite. Longtemps en France, le Front national attirait plus d’électeurs masculins que féminins, même avec une femme à sa tête, mais il y a eu parité à l’élections de 2024. En Allemagne, le parti d’extrême-droite AfD a plus de supporters masculins que féminins. Le collectif Némésis, dont vous parlez, déclare dans son manifeste vouloir « promouvoir la civilisation européenne » et « dénoncer l’impact dangereux de l’immigration de masse sur les femmes occidentales ». Il s’inscrit donc dans la logique xénophobe de l’extrême-droite française, mais à ma connaissance, ce collectif n’a pas de place dans le mouvement féministe en France. Il y a aussi en France comme ailleurs une tradition raciste et impérialiste dans le féminisme et des Françaises se disent républicaines, progressistes ou de gauche, mais sont très remontées contre l’Islam, y compris contre les femmes qui arborent l’hidjab, au point où leur féminisme a des relents racistes et xénophobes. Tout cela s’inscrit dans un contexte général où la peur et la haine de l’Islam a remplacé en Occident la peur et la haine du communisme de la Guerre froide, où cette peur et cette haine de l’Islam sont stimulées par les partis à des fins électoralistes, où on a même justifié pendant 20 ans la guerre impérialiste en Afghanistan en prétendant défendre les Afghanes face aux talibans, où la France a été marquée par des attentats islamistes, où les pays musulmans sont eux-mêmes traversés par des conflits douloureux et meurtriers. Mais bien des féministes en France, au Québec et ailleurs refusent le piège du racisme et de l’islamophobie, sans oublier qu’il y a aussi des féministes musulmanes, et qu’elles ne s’entendent pas toujours entre elles.
Positions revue : En parallèle, en France, un masculinisme féminin se déploie autour de personnes comme Thaïs d’Escufon qui mettent en avant le rôle traditionnel de la femme. Ce discours est notamment adressé aux incels et fait peser la responsabilité de la frustration sexuelle masculine, de la détresse amoureuse, ou des viols à un dévoiement du rôle naturel et biologique de la femme. Femonationalisme et tradewifisme sont-ils les deux faces de la même pièce ?
Francis Dupuis-Deri : Thaïs d’Escufon a eu des soucis avec les tribunaux à la suite de sa participation à des actions de Génération identitaire, un mouvement d’extrême droite. Elle était donc avant tout une militante contre l’immigration recyclée en antiféministe chrétienne, un créneau qui lui semble très profitable. Que ce soit en France ou dans le monde anglosaxon, le conservatisme au féminin comme les tradewives, un mouvement réactionnaire dans le vrai sens du mot, est souvent raciste, voire suprémaciste blanc, reprenant et diffusant l’idée que la famille blanche et chrétienne est le fondement de la civilisation européenne menacée de déclin par l’immigration. On est ici, encore une fois, dans une valorisation exacerbée des distinctions entre les hommes et les femmes, Thaïs d’Escufon encourageant les femmes à se marier et à être épouse et mère, avant tout. Paradoxalement, à 25 ans, Thaïs d’Escufon elle-même n’est pas mariée, n’a pas d’enfant et poursuit une vie publique et même militante… Cela dit, on peut penser que des femmes moins extrémistes nuisent sans doute plus encore au mouvement féministe, par exemple Noémie Halioua, qui vient de lancer La terreur jusque sous les draps et qui prétend « sauver l’amour » (hétéro…) du « néoféminisme ». Ou encore, Eugénie Bastié qui a signé, entre autres, Sauver la différence des sexes, sans oublier Catherine Deneuve et d’autres célébrités qui ont répliqué au mouvement #MoiAussi de dénonciations des violences sexuelles, en défendant la « liberté d’importuner » et en prenant la défense de vedettes masculines dénoncées pour agressions sexuelles. Toutes ces femmes s’inscrivent dans la tradition bien française de l’antiféminisme au féminin.
Positions revue : Plusieurs groupes masculinistes aux Etats-Unis comme Voice for men ou Proud boys développent une rhétorique anti féministe et raciste. Ils défendent de concert deux structures d’organisation et de domination sociale : le sexe et la race. Quels liens peut-on opérer entre masculinisme et racisme ?
Francis Dupuis-Deri : Il y a une sorte de logiciel mental similaire ou de concordance cognitive entre une pensée suprémaciste blanche et suprémaciste mâle : d’un côté on considère que les Blancs doivent se défendre contre une domination des minorités racisées, immigrantes ou non, de l’autre que les hommes doivent se défendre contre une domination féminine et féministe. Les hommes blancs seraient donc doublement perdants face à la prétendue montée en puissance des minorités racisées et des femmes, et c’est à ce titre qu’ils doivent contre-attaquer pour reprendre la place d’où ils auraient été délogés, d’où des expressions comme « les immigrants volent nos logements » ou « les femmes volent nos emplois ». Cela dit, il est important de noter que tous les nationalismes peuvent être antiféministes, sous prétexte de vouloir se défendre contre l’influence étrangère délétère et protéger l’unité nationale entre hommes et femmes. Au Québec au début du XXe siècle, les nationalistes québécois affirmaient que le mouvement suffragiste était une importation du monde anglo-protestant incompatible avec les valeurs traditionnelles franco-catholiques. C’était donc au nom de la protection de notre culture nationale qu’il fallait refuser aux femmes le droit de voter et d’être élues. Au Canada aujourd’hui, la féministe autochtone Joyce Green, de la nation Ktunaxa, constate que des hommes autochtones reprochent aux féministes de leurs communautés qui critiquent les violences masculines d’y introduire un féminisme colonial incompatible avec les traditions des Premières nations. Les afroféministes aux États-Unis doivent aussi faire face, depuis au moins la fin du XIXe siècle, aux critiques de nationalistes afro-américains qui prétendent que le féminisme est une affaire de Blanches — on peut lire à ce sujet des afroféministes aussi différentes que Frances Beal, Angela Davis, bell hooks et Michele Wallace. Il y a même aujourd’hui des campagnes afro-américaines contre l’avortement qui affirment que le droit à l’avortement fait partie d’un complot génocidaire ciblant la communauté afro-américaine. Des afroféministes ripostent par des contre-campagnes pour la justice reproductrice et le droit à l’avortement pour les femmes afro-américaines. En France, l’antiféminisme se double souvent d’anti-américanisme à la sauce patriotique, disant que la France ne doit pas succomber à un féminisme à l’américaine caricaturé comme puritain, punitif et communautariste, alors que la supériorité civilisationnelle française s’incarnerait dans l’amour romantique et le républicanisme universaliste, autant de tartes à la crème avec lesquelles on jongle pour éviter de réfléchir sérieusement aux graves problèmes de sexisme et de violences sexuelles en France.
Positions revue : Dans votre ouvrage, vous rapportez des évènements passionnants s’étant déroulés au début du XXe aux Etats-Unis, en pleine panique masculiniste. Lors de plusieurs grèves, des étudiants riches des universités de Harvard ou du MIT ont joué le rôle de briseurs de grève en étant recrutés directement par des firmes et encouragés par la direction de leurs universités. On vantait alors l’action violente anti grève comme un moyen de réaffirmer son sexe dans l’affrontement. Présenté comme une réaffirmation de genre, ce mouvement traduit aussi d’une lutte de classes. Quels liens existent-ils entre masculinisme et capitalisme ?
Francis Dupuis-Deri : En fait, à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle aux États-Unis, le capitalisme et la mécanisation du travail étaient considérés comme des causes de la « crise de la masculinité », puisque l’homme ne pouvait plus prouver sa virilité comme c’était le cas, disait-on, pour les artisans et les petits agriculteurs indépendants. Un ouvrier aliéné sur une chaine de montage ou, pire encore, un commis de banque, étaient considérés alors comme des symboles de la crise de la masculinité. Cela dit, l’ouvrier peut aussi être glorifié comme le symbole de la masculinité viril, comme on a pu le voir dans la propagande soviétique. Quant aux commis de banque, on a longtemps prétendu qu’ils occupaient un emploi masculin, puisqu’ils manipulaient de l’argent. Lors de la Première Guerre mondiale, il a fallu remplacer par des femmes ces commis partis tuer et se faire tuer dans les tranchées. On a dit alors qu’il s’agissait d’un emploi bien féminin, puisqu’il fallait accomplir une série de petites tâches délicates. Mais quand la guerre s’est terminée, on a redit qu’il revenait aux hommes de manipuler l’argent, et on a renvoyé les femmes à la cuisine. Cette malléabilité des symboles et des modèles montre bien le caractère illusoire du masculin et du féminin, et de la « crise de la masculinité ».
Positions revue : Le discours décliniste portant sur la masculinité, la race (le Grand remplacement) ou la sexualité (transphobie) n’est-il pas aujourd’hui le témoin de l’impasse dans laquelle est entrée le capitalisme et dont il cherche une issue par tous les biais possibles, sauf celui de la remise en question des rapports de production ?
Francis Dupuis-Deri : Le capitalisme dans une impasse ? Il me semble plutôt très bien se porter, que ce soit le pétro-capitalisme, le capitalisme financier, immobilier, médiatique, sportif, etc. Cela ne l’empêche pas de carburer lui aussi à la « crise » perpétuelle, ou presque. Qu’il y ait crise ou non, il peut s’accommoder du racisme, du sexisme et de l’homophobie ou, à l’inverse, du féminisme, des minorités de genre et sexuelles et de l’antiracisme. Il tire évidemment avantage à conserver des secteurs d’emploi ségrégués en bas de l’échelle pour les femmes et les populations migrantes, entre autres, et il y a évidemment bien des discriminations sexistes et des violences sexuelles dans les entreprises capitalistes, y compris au sommet. C’est d’ailleurs ce qui explique que le féminisme libéral lutte pour les intérêts des femmes dans le capitalisme, et non contre le capitalisme, et que certaines grandes entreprises organisent des formations sur l’égalité de genre et la promotion du leadership au féminin — mais sans que cela change grand-chose à la représentation très majoritaire des hommes à la direction. C’est ce que le féminisme libéral peut faire de bien, si je puis dire, et c’est pour cela que je ne comprends pas l’argument voulant qu’il faudrait rejeter le féminisme parce que le capitalisme s’en accommode. Le capitalisme s’accommode de tout, intègre tout, y compris des syndicats, du féminisme, de l’écologisme, et même — paradoxalement — de l’anticapitalisme et l’idée même de « révolution ».
Positions revue : Considérez-vous que, sur un plan de la dynamique historique, la situation politique actuelle tende à un retour en arrière sur le plan d’une plus grande égalité entre femmes et hommes, ou que la lame de fond est suffisamment puissante pour résister aux tendances réactionnaires et conservatrices actuelles incarnées par la droitisation du champ politique ?
Francis Dupuis-Deri : Je ne suis pas diseur de bonne aventure, je ne connais pas l’avenir. Je constate comme tout le monde la puissance du capitalisme et des forces réactionnaires, mais on voit aussi des mobilisations progressistes très importantes, comme Black Lives Matter, le mouvement de la jeunesse pour le climat et #MoiAussi, entre autres. Les études révèlent que si les jeunes hommes semblent tendanciellement plus sexistes que la génération précédente en France, les jeunes femmes sont plus nombreuses à se dire « féministes » que la génération de leurs mères. Mais je ne m’avancerais pas à dire que cela annonce des lendemains qui chantent…