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« Sortir de la naturalisation de la souffrance au travail, c’est, contre cette classe dirigeante, engager le fer sur le contenu même du travail », entretien avec Bernard Friot
Bernard Friot est un marxiste iconoclaste. Dans son œuvre il n'hésite pas à prendre des écarts avec le marxisme orthodoxe, notamment sur la valeur ou sur le travail. En parallèle il réactive la vision fondamentale marxiste du mouvement communiste et de l'activité des classes sociales, de toutes les classes sociales dans le processus historique. Nous lui devons le fait que communiste peut encore est un projet concret et attractif. Son dernier ouvrage "Prenons le pouvoir sur nos retraites"(La Dispute, 5 février 2023) donne un aperçu lisible de ce projet pensé par Bernard Friot. Une œuvre indispensable.
Par Collectif Publié in #5 La grève, #ENTRETIENS le 27 novembre 2023 46 min de lecture
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Bernard Friot est un marxiste iconoclaste. Dans son œuvre il n’hésite pas à prendre des écarts avec le marxisme orthodoxe, notamment sur la valeur ou sur le travail. En parallèle il réactive la vision fondamentale marxiste du mouvement communiste et de l’activité des classes sociales, de toutes les classes sociales dans le processus historique. Nous lui devons le fait que communiste peut encore est un projet concret et attractif. Son dernier ouvrage « Prenons le pouvoir sur nos retraites »(La Dispute, 5 février 2023) donne un aperçu lisible de ce projet pensé par Bernard Friot. Une œuvre indispensable.

Positions : Bernard Friot vous êtes depuis plusieurs années l’auteur d’une pensée marxiste qui, à notre sens, revitalise la dialectique au sein de la pensée qui se place dans la continuité de Marx. En effet vos concepts de « déjà-là » et la réactivation de celui de « sujet révolutionnaire », semblent significatifs d’une volonté dialectique de voir les conditions de dépassement de la totalité capitaliste à l’intérieure de cette dernière et non par l’extériorité comme l’entrevoit la majorité des pensées critiques ces dernières décennies. Avant d’approfondir vos travaux, un point de situation : nous commençons cet entretien en pleine réforme des retraites de Macron (27/01/2023), les millions de salariés en grèves, la CGT de l’énergie qui administre, coupe, distribue l’électricité, sont-ils des manifestations matérielles de vos concepts ? Comment voyez-vous alors les possibilités d’oppositions et de conquêtes à partir de la situation concrète qui entoure le début de cet entretien ?

Bernard Friot : L’exaspération populaire provoquée par un président autoritaire usant d’une constitution ad hoc, éborgneur de gilets jaunes et ouvertement dévoué aux intérêts capitalistes dans un mépris peu caché pour les travailleurs et leurs organisations, les bouts de chandelle à la place de la hausse des salaires et des pensions alors que l’inflation s’enflamme, la détermination à faire passer en force une réforme des retraites massivement et durablement refusée, la criminalisation et le traitement policier à l’extrême des mobilisations aussi légitimes que celles des Soulèvements de la terre, la constitution, contre une LFI diabolisée par toutes les institutions du pouvoir et peu soutenue par ses partenaires de la Nupes, d’un « front républicain » (Le Figaro dixit) Renaissance/LR/RN auquel pourraient s’associer les héritiers du hollandisme comme on l’a vu en Ariège : tout cela crée une tension manifeste mais que je ne sais pas bien analyser dans son enjeu politique.

S’agissant du travail aliéné et exploité, voué à la production de valeur pour le capital, qui pour moi est au coeur de la dynamique sociale, oui, je peux répondre positivement à votre question : la situation actuelle est grosse de changements révolutionnaires. Si toute fois en matière de travail on entend par « révolution » non pas un meilleur partage de « la valeur » mais une autre définition et une autre pratique de la valeur.

Vous évoquez à juste titre ces salariés d’EDF qui se sont posés comme les seuls producteurs et distributeurs légitimes de l’électricité contre des directions dont ils ont pris la mesure de l’illégitimité depuis tant d’années de dérive managériale. Nous sommes là au cœur de la lutte des classes, et on ne s’étonne pas qu’un pouvoir au service du capital engage des procédures judiciaires contre les syndicalistes à l’origine de telles initiatives salutaires, des syndicalistes qu’il faut soutenir de toutes nos forces.

Cette dérive managériale qui rend impossible tout « bon travail », au sens de ce que les travailleurs savent être l’expression de leur expérience professionnelle, est présente depuis plusieurs décennies dans toutes les entreprises et tous les services publics et certes, contre elle, des initiatives de prise de possession du travail comme celles des Robins sont encore isolées. En matière de travail, les désastres auxquels conduit le capitalisme sont majoritairement vécus comme de la « souffrance au travail », une médico-psychologisation qui nous fait continuer à travailler contre notre déontologie, contre notre expérience du bon travail, contre les règles professionnelles dont nous savons qu’elles sont le cœur de nos métiers. Une médico-psychologisation qu’il faut récuser pour conquérir la maîtrise du travail par les travailleurs. Cela suppose d’engager le fer contre les prêteurs et les actionnaires et donc contre les directions d’entreprise et l’appareil d’Etat qui sont à leur service. Sortir de la naturalisation de la souffrance au travail, c’est, contre cette classe dirigeante, engager le fer sur le contenu même du travail, avec la détermination de devenir comme citoyens-travailleurs les seuls décideurs du travail et de la production, dans les entreprises et les services publics et dans les instances de coordination méso- et macro-économiques, comme par exemple la création monétaire.

Or je constate toute une efflorescence de mobilisations qui viennent bousculer l’adhésion à l’idéologie de la souffrance au travail. La multiplication des dissidents du travail capitaliste, les initiatives innombrables de collectifs innovant dans la prise de décision démocratique et la réflexion sur ce qui doit être produit et comment le faire, tout cela est porteur d’une sortie par le haut du conflit fondamental sur le contenu même du travail dans lequel nous sommes maintenant engagés, et pour longtemps. Une sortie par le haut qui n’est pas un supplément d’âme optionnel, quand on sait combien la bourgeoisie capitaliste est en train de préparer sa sortie à elle : la violence de l’extrême-droitisation avec chasse à « l’immigré » qui a remplacé « le juif » des années trente. L’union-compétition du RN, de Renaissance et ses alliés, de LR et des rescapés du hollandisme est maintenant clairement posée sur ce terrain, et quand on entend les très propres-sur-eux Barnier ou Delga parler de l’immigration extra-européenne on retrouve, au mot près y compris dans le ton de l’évidence tranquille et la protestation d’humanisme, le discours sur les juifs étrangers qui nous a menés à Pétain.

Je quitte ce marécage nauséeux pour prendre deux exemples de l’efflorescence qui vise à actualiser un déjà-là de sortie du capitalisme. L’un dans mon milieu professionnel, l’université et le CNRS, qui ont longtemps connu la fécondité d’une organisation autogestionnaire avant les incroyables méfaits de la politique mise en place à la suite du rapport Aghion-Cohen de 2004. L’appel qu’ont lancé au printemps dernier contre la réforme des retraites Labos 1point5, Sciences Citoyennes, le Mouvement pour des Savoirs Engagés et Reliés, Atecopolam et Ecopolien dit entre autres : « Contre cette réforme et l’horizon qu’elle veut imposer, nous pensons qu’il est fondamental de transformer notre rapport au travail et au temps. Cela impose de remettre la délibération collective au centre de notre démocratie afin de se réapproprier le débat social, et de construire une société plus juste et compatible avec les fragiles équilibres écologiques et climatiques. » Nous sommes là dans la même logique que celle des énergéticiens d’EDF non pas d’exit mais de voice en matière de contenu du travail.

Je tire l’autre exemple de Réseau salariat, l’une des associations d’éducation populaire politique auxquelles j’appartiens : c’est un bel intellectuel collectif qui, avec d’autres organisations, prend leçon de ce « déjà-là communiste » ; de la mise en place de la sécurité sociale des soins de la fin des années 1950 au début des années 1970 (évidemment combattue depuis avec une grande détermination par l’appareil d’Etat, sa LFSS et ses ARS  avec le beau résultat que l’on sait) ; pour réfléchir et travailler au remplacement de l’avance en capital par une avance en salaire pour la mise en sécurité sociale aujourd’hui de la production de l’alimentation, de l’habitat, des transports, de la culture, des services funéraires. C’est toute la production qui pourrait sortir de la folle fuite en avant capitaliste, par sa mise en sécurité sociale fondée sur l’avance en salaire, deux institutions qui ont déjà été pratiquées à vaste échelle pour une production de soins qui nous a rangés au premier rang mondial avant son sabotage délibéré par l’Etat social, bien analysé par Nicolas Da Costa.

Oui, nous avons des « déjà-là » de sortie du capitalisme, et le mouvement actuel est celui de leur actualisation.

« L’enjeu, aujourd’hui clarifié du fait des impasses tant anthropologiques qu’écologiques dans lesquelles nous mène la production capitaliste, est de remplacer la production capitaliste par une production communiste.« 

Positions : L’actualisation de ce mouvement se cristallise justement autour de la défense du système de retraite, ce dernier redonnant sa place au sujet que vous venez de décrire et à ses organes d’actions, qu’elles soient politiques ou syndicales. A ce titre vous publiez Prenons le pouvoir sur nos retraites aux éditions La Dispute. Loin d’être un simple manifeste de défense du régime actuel c’est bien la mise en perspective des possibilités et de la dynamique que furent et sont ce régime. Vous décrivez dans votre essai un système de production nouveau que pourrait porter le salariat, sujet collectif révolutionnaire selon vous, dans une autre convention sur le partage de la valeur et l’administration de la production. Pouvez-vous détailler les grandes lignes de ce système, que vous considérez en gestation dans le capitalisme contemporain ?

Bernard Friot : Permettez-moi deux remarques préalables sur les termes de « convention » et de « système ». Je récuse le terme de convention que j’ai utilisé par mégarde il y a plus de 10 ans et que j’ai très vite abandonné car la lente et aléatoire gestation d’un mode de production communiste est l’enjeu d’une lutte de classes acharnée dont l’objet n’est pas un changement de « convention » mais un changement dans les rapports sociaux de travail. Quant au mot « système », je l’utilise le moins possible pour deux raisons.

D’une part, parce que ne font évidemment pas système les « déjà-là communistes » que je décris dans le statut de la fonction publique, dans la pension du régime général ou dans la mise en sécurité sociale de la production de soins dans les années 1960. Ce sont encore des éléments épars. J’en préconise l’actualisation coordonnée, mais si à travers ces prémices le communisme est en mouvement, nous sommes loin du « communisme déjà-là » dont dans un récent article de Contretemps Isabelle Garo, que j’ai connue plus respectueuse des auteurs qu’elle étudie, dit totalement à contresens que c’est l’objet de mon travail : je serais le « prophète d’un communisme advenu ». Je retrouve, dans cette confusion entre des déjà-là communistes dont je parle et un communisme déjà-là qu’elle me prête, la même tentative de disqualification de mon propos que dans la confusion entre salaire universel et revenu universel qui est la tarte à la crème de trop de prétendues « analyses » de mon travail, dont tout lecteur de bonne foi constate l’importance qu’y a l’opposition entre revenu et salaire.

D’autre part, j’utilise peu le mot « système » parce qu’il est aujourd’hui majoritairement grevé d’une pesanteur de la « domination », de la « reproduction », bref d’une absence de la contradiction. Cette absence est étrangère à la lecture de Marx qui m’anime. Se conjuguent, en sciences sociales, des analyses de la « domination capitaliste », et dans la culture militante une conviction de l’impossibilité que se conquièrent des prémices du communisme dans le capitalisme, conviction historiquement commune à la social-démocratie et au stalinisme, comme l’a très bien montré Lucien Sève. Misère d’une conjoncture intellectuelle et militante qui depuis des décennies s’emploie avec l’énergie du désespoir à confondre lutte de classes et domination de classe. C’est d’ailleurs parce qu’elle s’inscrit dans cette analyse du capitalisme comme « système » de domination où il n’y a qu’une classe pour soi, omniprésente, qu’Isabelle Garo moque mon travail comme prédication naïve (et en plus, catholique !) d’une alternative imaginaire qui n’a pas pris la mesure du sérieux des rapports sociaux. Et le sérieux des rapports sociaux, c’est la domination de classe de la seule classe pour-soi.

Or pour qu’il y ait lutte, il faut être deux, et on me permettra de trouver curieuse une lecture de mon travail qui, alors qu’elle postule de fait l’absence de lutte de classes puisque seule la classe dirigeante serait en capacité de faire valoir ses intérêts, le critique comme … étranger à la lutte de classes. C’est moi qui, contre l’histoire officielle, montre la capacité qu’ont les travailleurs organisés d’imposer des institutions du travail alternatives à celles du capitalisme, et donc qu’il y a lutte de classes. Ces alternatives, Isabelle Garo nie leur existence en reprenant à son compte sur un terrain qu’elle connaît peu (la sécurité sociale) l’histoire officielle qui – c’est classique – efface l’histoire populaire en gommant du récit toute capacité d’initiatives durables et révolutionnaires des travailleurs. Plus prosaïquement, elle les nie en estimant que, les acteurs de l’époque n’ayant pas vu qu’ils posaient un acte révolutionnaire, il n’y a pas eu d’acte révolutionnaire. Ici ce n’est pas seulement l’histoire populaire qui disparaît, c’est à la fois le matérialisme historique et le métier de chercheur : si ce qui se passe, c’est ce que les acteurs disent faire, la recherche ne sert à rien, et ce sont les idées qui mènent le monde.

J’en viens à votre question. Les prémices du communisme dont j’essaie de tirer leçon pour aujourd’hui ne portent pas sur le partage de la valeur, mais sur sa définition et sa pratique, ce que vous exprimez en termes d’administration de la production. Car l’enjeu de la lutte de classes n’est pas de « mieux partager » la production capitaliste : Thomas Piketty a parfaitement montré la capacité de la bourgeoisie à récupérer à terme la part du PIB qu’elle a dû céder un temps par la hausse des salaires ou par l’impôt. L’enjeu, aujourd’hui clarifié du fait des impasses tant anthropologiques qu’écologiques dans lesquelles nous mène la production capitaliste, est de remplacer la production capitaliste par une production communiste. La bourgeoisie ne tire son pouvoir sur l’argent que de son pouvoir sur le travail, et c’est ce pouvoir que le mouvement du communisme lui ravit de sorte que nous travaillions comme nous l’entendons à la production de biens et de services décidés en commun. Prendre de l’argent au capital est voué à l’échec tant qu’on ne lui prend pas son pouvoir sur le travail.

Sans embrasser bien sûr la totalité de cette dynamique à l’œuvre dans la lutte de classes, mon travail sur le salaire a mis à jour deux de ses dimensions, qui se jouent l’une dans le conflit acharné sur le salaire à la qualification personnelle, l’autre – encore insuffisamment explicitée comme conflit antagonique – dans l’aporie du « qui finance ? ».

Sur le premier conflit, je ne reviens pas ici en détail sur les conquis de 1946 dissociant le salaire de l’activité pour le lier, mieux qu’à la qualification du poste qui est un conquis de la convention collective, à la personne elle-même : j’en parle longuement dans mes ouvrages. Ces conquis ont prospéré jusqu’à concerner le tiers des plus de 18 ans : 17 millions d’adultes ont aujourd’hui un salaire peu ou prou lié à leur personne, et la contre-révolution capitaliste porte sur trois champs. Le premier s’attaque à la qualification du poste : l’emploi à temps plein en CDI respectant la convention collective est miné par la sous-traitance, par l’incitation à l’indépendance accentuée dans l’économie de plateforme, par l’invention de « l’insertion des jeunes » et l’invention des « seniors » qui réduisent le respect de la convention collective par les deux bouts de la discrimination par l’âge : avant 35 ans, on s’insère et après 50 ans, on est marginalisé comme senior. Les deux autres champs de la contre-révolution en cours concernent spécifiquement le conquis du salaire attaché à la personne et non pas au poste. C’est d’une part celui du statut, mis en extinction (à la Poste, à la SNCF et maintenant à la RATP et à EDF-GDF) ou gelé au bénéfice de contrats privés dans la fonction publique (qui sera à coup sûr la prochaine mise en extinction). C’est d’autre part le salaire continué des retraités remplacé par le différé de leurs cotisations, ce dont je m’explique longuement dans Prenons le pouvoir sur nos retraites. Dans les trois cas, l’enjeu pour la classe dirigeante est d’en finir avec un salaire qui s’émancipe de l’acte de valorisation du capital, un conquis dont on a pu mesurer la réalité lors du confinement : quoi qu’ils aient fait alors, les retraités et les fonctionnaires ont conservé leur salaire, et les salariés du privé en CDI respectant la convention collective en ont conservé 84 %.

Cette contre-révolution capitaliste en vue du retour au paiement à l’acte (y compris dans sa variante de paiement au temps) constitutif du capitalisme s’est heurtée depuis quarante ans à des ripostes pour l’essentiel défensives, suspendues à l’argumentaire et à l’agenda de l’adversaire. Elle ne pourra à mon sens être stoppée que par une bataille à la fois offensive et universelle assumant le caractère communiste d’un droit politique au salaire, délié de toute activité productive préalable, attribut de tout majeur parce que venant enrichir la citoyenneté. Assumons la nouveauté inouïe du salaire lié à la personne en la généralisant aux 50 millions de majeur.e.s, passons du tiers à 100 % en faisant du salaire un attribut de la majorité et donc de la citoyenneté, un droit politique.

Car si le conflit social est centré sur le pouvoir d’achat et un meilleur partage de « la » valeur, donc sur le niveau du salaire indépendamment de sa nature, les conquis du salaire à la qualification du poste (« l’emploi ») et, bien plus révolutionnaire encore, du salaire à la qualification personnelle (« l’au-delà de l’emploi » des fonctionnaires, des salariés à statut et des retraités dont la pension est supérieure au Smic) sont particulièrement vulnérables.

Faute d’être lus comme des tremplins pour passer de la valeur et du travail capitalistes à la valeur et au travail communistes, ces types de salaire vont pouvoir être combattus par la classe dirigeante, et elle ne s’en prive pas, comme des privilèges corporatistes, avec risque de leur disparition les uns après les autres. Et ils ne vont pas être associés à la lutte contre la folle course dans le mur anthropologique et écologique dans laquelle nous emmène la maîtrise des outils de production par la bourgeoisie capitaliste. Je constate combien trop de celles et ceux qui sont déterminés à maîtriser l’outil de production pour libérer des griffes du capital l’intelligence artificielle, le génie génétique ou la production alimentaire ignorent la portée des conquis en matière de salaire. Or notre absence de maîtrise collective du travail, notre soumission à des tâches avec lesquelles nous sommes en désaccord ont évidemment à voir avec le fait que dans le capitalisme, le salaire est suspendu à l’acte de subordination, et que notre accès à la monnaie suppose que nous nous soyons au préalable soumis à la production définie par la bourgeoisie. Par conséquent, il faut partir des conquis qui dissocient le salaire de l’acte de subordination pour les généraliser, pour faire du salaire un attribut de la personne majeure et donc le préalable à une production définie par les intéressés eux-mêmes : c’est une condition nécessaire de la souveraineté commune sur le travail qui est au cœur du communisme – condition certes non suffisante mais nous allons voir que le second volet de mon travail sur le salaire (la réponse à l’aporie du qui finance ?) affronte l’autre condition nécessaire.

Faire du salaire un droit politique de citoyenneté prolonge le geste révolutionnaire de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. En posant les hommes comme naissant et demeurant libres et égaux en droit, la bourgeoisie encore révolutionnaire de 1789 a rendu possible, au prix de longues luttes menées – d’ailleurs – contre elle, la conquête de l’abstraction citoyenne qui postule que toute personne majeure est en capacité et en responsabilité de gérer la chose publique. Sauf que la bourgeoisie en a exclu, évidemment, la production dont elle entend garder le monopole. Mettre la production, et donc le travail, au cœur de la politique passe par un enrichissement significatif de la citoyenneté. Postuler que toute personne majeure est en capacité et en responsabilité de la production suppose trois droits exprimant cette responsabilité attribués automatiquement le jour de la majorité : le droit à la qualification personnelle et au salaire qui lui est attaché, le droit de propriété d’usage de tout outil de travail qu’elle mettra en œuvre et donc de décision dans l’entreprise ou le service public, et le droit de décider des instruments de coordination de la production (création monétaire, implantation territoriale et propriété patrimoniale des entreprises et des services publics, accords internationaux dans les échanges mondiaux de travail).

Faut-il préciser (oui, compte tenu des lectures à la Garo ou à la Harribey dont mon travail est l’objet) que faire du salaire un droit politique de toute personne majeure n’a rien à voir avec un droit au revenu de base, lequel, en offrant un filet de sécurité inconditionnel, est la condition nécessaire à la réaffirmation du paiement à l’acte capitaliste générateur d’un aléa permanent des ressources ? Le salaire comme droit politique généralise le conquis du salaire à la qualification personnelle alors que le revenu de base est la condition de sa suppression.

Si deux autres droits, qui portent sur la propriété, figurent dans les droits nouveaux de citoyenneté que je viens de mentionner, c’est parce que la propriété lucrative, cette institution essentielle du capitalisme, a commencé elle aussi à être subvertie par le salaire et nous avons tout intérêt à nous en aviser pour pousser plus avant les feux du communisme. Le salaire à la qualification personnelle, en effet, ne suffit pas pour briser l’inversion capitaliste de la production et la mettre sur ses pieds : les fonctionnaires, sauf exception, ne décident pas leur travail, et les retraités en sont tenus à distance dans le prétendu « bénévolat » associatif. Mais nous avons commencé à remplacer par l’avance en salaire l’avance en capital, et c’est une nouveauté aussi inouïe que le salaire à la qualification personnelle, même si sa portée révolutionnaire a été encore moins perçue.

Ici, c’est du côté de l’essor de la production du soin dans les années 1960 par sa mise en sécurité sociale qu’il faut nous tourner. Dans le capitalisme, l’avance monétaire nécessaire à la production est une avance en capital qui fait du prêteur ou de l’actionnaire, l’acteur décisionnel, tout en endettant les travailleurs avant même qu’ils commencent à travailler, que l’avance se fasse par appel aux marchés financiers ou par création monétaire par endettement. L’avance en capital génère un droit de propriété lucrative qui ôte tout pouvoir de décision aux travailleurs : considérés comme des « coûts », ils forgent leurs chaînes en remboursant la dette initiale. Cette inversion capitaliste de la production a été subvertie à grande échelle avec la mise en sécurité sociale des soins à partir de la fin des années 1950, rendue possible par la hausse du taux (et de l’assiette en 1967) des cotisations. Ici encore, cet entretien est forcément allusif, je renvoie à mes ouvrages. La hausse du salaire socialisé dans les caisses de l’assurance-maladie a constitué une partie importante de l’avance monétaire nécessaire à la mutation formidable qu’a alors connue la production des soins tant hospitaliers qu’ambulatoires. L’avance en salaire s’est ainsi partiellement substituée à l’avance en capital : subvention par les caisses d’une part importante de l’investissement, salaire à la qualification personnelle des personnels hospitaliers, solvabilisation des usagers du marché négocié des soins ambulatoires. Elle a ainsi permis une production de soins largement libérée des institutions de la production capitaliste : libérée non seulement du marché du travail et de celui des biens et services, mais aussi, et c’est ce point que je souligne, de la propriété lucrative née de l’avance en capital.

C’est parce qu’elle constitue les prémices d’une production communiste que la mise en sécurité sociale des soins opérée avec un succès qui nous a valu la première place au classement mondial des systèmes de santé a été l’objet d’un saccage délibéré par les « réformateurs ». Or, si j’ai parlé d’un conflit encore insuffisamment explicité comme conflit antagonique, c’est parce que le fait inouï que 10% du PIB a pu être en partie produit à partir d’une avance en salaire et non pas en capital est resté étranger aux analyses du capitalisme comme système de domination, qu’elles soient militantes ou académiques, … pendant que la classe dirigeante, elle, s’employait à le faire disparaître.

Faire face à la contre-révolution capitaliste déguisée en « réforme », qu’elle s’attaque au salaire à la qualification personnelle ou à l’avance en salaire, c’est actualiser et généraliser ensemble ces deux déjà-là pour poursuivre le mouvement du communisme pour la liberté du travail contre la propriété capitaliste de l’outil et l’aliénation d’un travail mis en œuvre avec comme seul objectif la valorisation du capital avancé. Ici, nous sommes dans un aiguisement de la lutte de classes qui ne fait encore que s’ébaucher : sortir de la monnaie punitive pour construire la monnaie de la liberté du travail en nous libérant par le salaire communiste non seulement du marché du travail mais de la question fatale, qui vient obstruer toute dynamique révolutionnaire : comment on finance ?

Cette question préjudicielle, dont nous avons encore pu en juin dernier mesurer le diktat dans l’argumentaire du gouvernement pour refuser la proposition de loi abrogeant la réforme des retraites, est la naturalisation – avec estampille constitutionnelle car on ne sait jamais… – des rapports de production capitalistes. Fidèle en cela à l’inversion capitaliste de la production, elle suppose que la distribution des ressources (les pensions en l’occurrence, mais cela vaut pour tout le salaire) repose sur une production préalable dans laquelle on va pouvoir puiser. Le salaire est « par nature » le salaire capitaliste, consécutif à une production, qui est « par nature » rendue possible par une création monétaire ou un prêt qui endettent les travailleurs. Alors que pour produire de la valeur, il ne faut que du travail, et donc que des travailleurs dotés d’un salaire. Il ne faut donc pour produire qu’un salaire préalable (et non pas résultat) relevant d’une création monétaire sans crédit, une monnaie affectée en totalité aux salaires de celles et ceux qui, ainsi dotés, vont produire les biens et services de production (car le prétendu « investissement » n’est que du travail) et, avec eux, les biens et services de consommation. Le seul enjeu auquel être attentif (et cela la théorie moderne de la monnaie, cette intéressante école américaine, le montre très bien) est que la valeur produite corresponde à la monnaie créée.

On le voit : les déjà-là communistes sont ces réformes révolutionnaires que la lutte de classes porte plus loin si elles sont assumées comme mouvement du communisme par la classe révolutionnaire. C’est parce que les syndicats de classe et les partis de gauche, avec les universitaires qui les accompagnent, refusent d’assumer le mouvement, pourtant là, du communisme (ici dans le salaire à la qualification personnelle et dans l’avance en salaire) qu’ils perdent des capacités d’organiser cette classe face au patronat et au pouvoir d’Etat. Lesquels sont d’autant plus déterminés à empêcher, réprimer et récupérer (par l’extrême-droite) toute mobilisation d’autant que le doute sur le bien-fondé du travail tel qu’ils l’organisent, et qui est le fondement de leur pouvoir, est aujourd’hui largement partagé.

« Ces populations racisées ne sont pas des victimes avec lesquelles il faudrait être solidaires par une relation en surplomb venue de bons pouvoirs publics, ce sont des sujets politiques qui ont vocation (elles) eux aussi à devenir souverain(e)s sur le travail.« 

Positions : Nous partageons avec vous l’analyse orthodoxe de l’existence d’un conflit permanent et symétrique entre les classes sociales. Le monde social n’est pas aujourd’hui seulement issu de la volonté d’une classe dominatrice et possédante, la bourgeoisie, il résulte d’un équilibre dans ce conflit, d’une tension entre les aspirations et les actions des sujets collectifs en lutte. La classe ouvrière, dans les conquis que vous décrivez était d’ailleurs consciente de sa tâche et, organisée autour, elle a permis alors ces conquêtes. Néanmoins cette classe ouvrière a fortement été transformée depuis ces conquêtes, le salariat est aujourd’hui plus étendu mais beaucoup plus hétérogène (CSP) et tertiarisé, ayant un rapport à la production plus lointain. Ces transformations ne sont-elles pas une cause des difficultés politiques et syndicales que vous décrivez ?

De plus les conquêtes dont vous partez semblent, à nos yeux, être des points d’ancrage « prolétariens », « ouvriers » ou plutôt « salariaux » en vue du communisme, bien plus qu’un « Déjà-là communiste ». Le salaire, si effectivement aujourd’hui n’est plus celui du tâcheronnage décrit par Marx, reste encore une médiation entre le travail et l’accès à la production, une médiation d’échange, la valeur d’échange, dont l’existence même provoque l’accumulation et la séparation en classes. La société du « salaire à vie » que vous proposez n’est-elle pas plus une transition vers le communisme, qui n’a d’autre substance que la célèbre formule de Marx « De chacun selon ses moyens, à chacun selon ses besoins », une « dictature du salariat » sur la valeur, qu’une société à proprement dites communiste où justement échange et valeur devraient avoir disparus ?

Bernard Friot : Avant de répondre à votre objection je fais d’abord écho à votre question sur le rôle des transformations du salariat dans les difficultés politiques et syndicales des dernières décennies.

Que la sociologie du salariat change, c’est clair, et cela invite les organisations politiques et syndicales à des changements dans les modes d’organisation, dans les mots d’ordre, etc. Mais pourquoi cela réduirait leur capacité révolutionnaire ? Si cette capacité révolutionnaire est réduite (c’est ce qu’on observe avec les reculs des dernières décennies en matière de mobilisations réussies) ça n’est pas du fait des changements dans le salariat, qui me semblent au contraire, favorables à une dynamique communiste. L’efficacité syndicale est réduite parce que – j’y reviens au risque d’être lourd – les modes d’organisations et les mots d’ordre ne sont pas à la hauteur de cette dynamique, précisément parce qu’ils ne s’appuient pas sur les déjà-là communistes, déjà conquis. Je prends trois exemples de changements dans le salariat mal assumés faute de fonder la mobilisation sur ces déjà-là.

Le premier est le recul des grands collectifs de travail se confrontant à un employeur clairement identifié, collectifs qui ont été au siècle dernier les lieux décisifs de l’organisation politique et syndicale des travailleurs (surtout à partir de 1910 et du Code du Travail imposant aux capitalistes, jusque-là donneurs d’ordre, de devenir employeurs, comme l’a montré Claude Didry). Ce recul des grands collectifs a été organisé par le patronat, évidemment, avec retour en force de la sous-traitance, multiplication des statuts de travailleurs faisant le même travail, disparition des employeurs derrières des boîtes aux lettres dans des paradis fiscaux, instrumentation des travailleurs détachés ou, s’ils sont extra européens, confinés dans l’impasse de la migration retenue sur place, encouragement à l’auto-entreprenariat et tentative, partout et spectaculairement dans les plateformes, de réinscription des rapports de travail dans le droit commercial, comme avant le Code du Travail, …et la liste n’est pas exhaustive. Mais comment le syndicalisme peut-il faire face à cette offensive patronale délibérée pour en finir avec l’emploi ? Est-ce par la réaffirmation de l’emploi, en réimposant aux capitalistes de redevenir les employeurs directs (comme on le fait par exemple à titre défensif dans les requalifications), en plaçant au cœur de la proposition la généralisation de l’emploi à temps plein en CDI (avec des annonces de « retour au plein emploi ») ? Face au retour à l’infra-emploi promu par la bourgeoisie, faut-il revenir à l’emploi comme fondement des droits économiques de la personne alors qu’a été conquis l’au-delà de l’emploi du salaire à la qualification personnelle ?

Il est clair, pour moi, que le travail d’homogénéisation des statuts nécessaire à la constitution du salariat comme classe révolutionnaire ne peut plus passer par l’unité de dépendance/affrontement à un employeur tenant dans ses mains la qualification du poste et la décision sur son titulaire. L’homogénéisation des statuts doit se fonder sur la qualification comme droit attaché à toute personne majeure résidant sur le territoire. Attention à une méprise possible : la qualification n’est pas la certification (laquelle est déjà un attribut de la personne), elle atteste non pas de la capacité à faire tel travail concret, comme le fait le diplôme, mais de la contribution à la production de valeur économique, et donc de la responsabilité sur le travail. C’est pourquoi la bourgeoisie, qui s’attribue le monopole sur le travail, refuse avec la plus grande détermination le conquis de la qualification des personnes. Elle avait été contrainte de lier des droits économiques au poste de travail (ce qu’on appelle l’emploi). Elle a entrepris de réinscrire les rapports de travail dans le droit commercial. La seule réponse à la hauteur n’est pas de revenir à l’emploi mais de faire de la personne, et non plus du poste de travail, le support des droits économiques. C’est la qualification et donc le salaire (et non pas l’emploi) qu’il s’agit de promouvoir comme droit politique au fondement du statut économique de la personne. Droit au salaire qui doit s’accompagner, bien sûr, d’un droit à l’emploi permettant d’exercer effectivement cette qualification devenue – et c’est là l’essentiel – un attribut de la personne et non plus du poste de travail. La gauche est défaillante à ce propos en faisant de l’emploi le support des droits économiques alors qu’il doit devenir le lieu d’exercice d’un droit personnel, acquis automatiquement à la majorité indépendamment de toute inscription dans un emploi. Cette défaillance est due à la cécité sur le conquis du salaire à la qualification personnelle. 

« Aujourd’hui n’est pas une transition entre hier et demain. Hier et demain n’existent pas. Aujourd’hui est le seul temps dont nous disposons.« 

Je prends un second exemple de changement dans le salariat : la situation des personnes issues des migrations internationales. Elles sont au cœur du prolétariat dont elles constituent la fraction la plus exploitée et leur intégration dans le salariat est décisive. La bourgeoisie veille évidemment à ce qu’elle n’ait pas lieu. Ce prolétariat a longtemps été construit par des importations plus ou moins temporaires et localisées de main d’œuvre, organisées par le patronat. Il relève aujourd’hui de populations durablement installées en France et présentes sur tout le territoire, racisées au quotidien, confinées dans des quartiers où elles sont confrontées à une gestion policière et à des services publics aussi suspicieux que défaillants, soigneusement maintenues à distance de l’emploi, du salaire et du droit du travail alors même qu’elles sont décisives tant dans la production des biens de première nécessité que dans les services à la personne. Ce déni de droit, devenu ainsi structurel pour une large fraction de la population, conduit à de l’économie parallèle et à des explosions de révolte. La réponse qu’y apporte le pouvoir d’Etat emprunte de plus en plus au registre de l’extrême-droite. C’est donc très préoccupant. La réponse de gauche ne peut pas être à la remorque de cette thématique de « restauration républicaine » dans des territoires « perdus pour la République », avec présence policière accrue (mais « de proximité » !), retour des services publics d’éducation, de santé ou de transports, lutte contre les discriminations à l’embauche, respect du droit du travail. Cette proposition de bons pouvoirs publics menant une bonne politique n’a pas de crédibilité, pour deux raisons.

D’une part, elle ne remet pas en cause la domination capitaliste sur la production. Parce que celle-ci suppose la présence durable de populations racisées en déni de droits, la bourgeoisie saura la maintenir puisqu’elle gardera la main sur le travail. D’autre part, cette proposition veut créer une dynamique par en-haut alors que c’est par en bas qu’il s’agit de la créer, en faisant fond sur la capacité politique des populations concernées. Ces populations racisées ne sont pas des victimes avec lesquelles il faudrait être solidaires par une relation en surplomb venue de bons pouvoirs publics, ce sont des sujets politiques qui ont vocation (elles) eux aussi à devenir souverain(e)s sur le travail. C’est, là encore, un enrichissement communiste de la citoyenneté qui donne la réponse. Ces populations sont parfaitement capables de décider des productions et des services publics. Il s’agit de les doter, comme tout le salariat, du salaire à la qualification personnelle et du pouvoir sur l’avance en salaire, en actualisant les déjà-là communistes de ces deux dimensions décisives de la souveraineté républicaine. … Encore faut-il, pour les actualiser, ne pas s’aveugler sur leur existence !

Troisième exemple de changements dans le salariat : la montée en puissance de la sensibilité écologique. Elle est aujourd’hui sans commune mesure avec ce qu’elle était au moment de l’affirmation des grandes organisations syndicales et politiques de gauche. Je ne suis pas d’accord avec vous quand vous évoquez « un rapport à la production plus lointain » aujourd’hui que dans le passé chez les travailleurs. Quelle conscience de leurs effets désastreux avaient les travailleurs qui ont construit les grandes infrastructures des Trente Glorieuses ? Or aucune bifurcation écologique ne sera possible tant que c’est la funeste « avance en capital » qui décidera de la production et tant que les droits économiques des personnes seront fondés sur leur performance sur le marché de l’emploi ou sur celui des biens et services. L’inversion de la production née de l’avance en capital conduit à une production de valeur pour la valeur, dans l’indifférence à l’utilité sociale de ce qui est produit, une indifférence d’autant plus construite – et d’autant plus folle dans ses conséquences – qu’elle sera illusoirement maquillée dans le greenwashing. Il suffit de voir comment s’est imposée l’imposture du « produisons l’énergie à partir de l’électricité pour en finir avec l’énergie fossile », pour ne pas parler de l’arbre planté à chaque paquet de produit néfaste acheté…. Et si vous continuez à faire dépendre les ressources des travailleurs de leur performance sur les marchés du travail ou des biens et services, maîtrisés par la bourgeoisie capitaliste, si c’est leur emploi qui est au fondement de leurs droits, ils continueront évidemment à produire ce qu’il leur sera imposé de produire, quitte à le faire en « souffrance au travail ».

Alors que la sensibilité écologique offre au contraire un tremplin formidable aux organisations de gauche pour rendre populaires les deux conditions absolues pour sortir la production de l’impasse capitaliste : dissocier les ressources de l’acte de subordination en faisant du salaire un attribut de toute personne majeure, poser l’avance en salaire comme la seule avance monétaire préalable à la production. Bref, en finir avec le « pôle public de crédit » et le « droit à l’emploi de 18 à 60 ans », ces deux mantras de la gauche de gauche (l’autre gauche étant embarquée, je l’ai déjà dit mais mieux vaut deux fois qu’une, dans l’actuelle course à l’hégémonie entre RN, LR et Renaissance, le sinistre « arc républicain » que Macron et Borne partagent avec Bardella, Cazeneuve et Ciotti).

Un mot sur le pôle public de crédit dont j’ai peu parlé jusqu’ici. Tout comme la proposition de généralisation du droit à l’emploi repose sur le refus de voir l’enjeu communiste de l’au-delà de l’emploi qu’est le salaire à la qualification personnelle, la proposition de pôle public de crédit repose sur le refus de voir l’enjeu communiste de la suppression de l’endettement préalable qui aliène les travailleurs avant même qu’ils aient commencé à travailler. Dans le capitalisme, l’absence de maîtrise des travailleurs sur le travail se joue dans le préalable à la production qu’est le crédit : vous ne pourrez travailler que si vous aliénez votre souveraineté à un prêteur. Penser qu’une collectivité publique pourrait être un bon prêteur, c’est continuer à mettre en tutelle les travailleurs. La nécessaire avance monétaire ne garantit la souveraineté des travailleurs que si elle est la somme, évidemment non remboursable, de leurs salaires. Je suis de plus en plus stupéfait de voir combien la gauche syndicale et politique fait peu fonds sur la capacité politique des travailleurs, sur l’enrichissement de la citoyenneté par la souveraineté sur le travail qui est au cœur du communisme et qui passe nécessairement par la souveraineté des citoyens sur la création monétaire, une création sans crédit, une monnaie qui n’a pas à être remboursée.

Je me rends compte qu’en répondant à votre question sur les changements dans le salariat j’ai de fait répondu aussi à votre objection. Car elle partage la vision du communisme qui est à l’origine de la cécité de la gauche sur les déjà-là communistes, cette cécité qui explique à mon avis ses défaillances fondamentales. Dire, comme vous le suggérez, que la société du salaire à vie que je propose serait « plus une transition vers le communisme, qui n’a d’autre substance que la célèbre formule de Marx « De chacun selon ses moyens, à chacun selon ses besoins », une « dictature du salariat » sur la valeur, qu’une société proprement dite communiste où justement échange et valeur devraient avoir disparu », c’est, de mon point de vue, continuer à voir dans le communisme le ciel paradisiaque qui, comme toute référence au ciel, console pour demain et empêche d’en finir aujourd’hui avec une réalité indépassable puisque son miroir paradisiaque suppose un passage à la limite fantasmé.

Parce que la valeur et l’échange, en d’autres termes le travail et la monnaie, sont au cœur de la contradiction qui travaille le capitalisme, la croyance dans leur disparition demain empêche de produire dans l’action aujourd’hui la métamorphose communiste qu’ils connaissent dans la lutte de classes. Métamorphose et non pas disparition dans l’enchantement d’une société d’abondance où le travail aurait disparu, où l’échange et les rapports de pouvoir auraient disparu au bénéfice d’une contribution de chacun selon ses moyens et d’une attribution à chacun de ce dont il a besoin. En quoi cet enchantement est-il un leurre mortifère ? C’est que ce demain paradisiaque, ce passage à la limite supposent évidemment « une transition ».

Le grand mot est lâché, et c’est là que les choses se gâtent. Dans une telle perspective, aujourd’hui comme construction dans la lutte de classes d’un réel communisme antagonique à la réalité capitaliste n’existe pas. Ce qu’il faut faire advenir, c’est « la transition », l’oxymore du passage du zéro capitaliste d’hier à l’infini communiste de demain. Cet oxymore, étape entre le capitalisme et le communisme, a pris au vingtième siècle la forme du socialisme d’Etat, où l’affirmation de l’Etat aurait dû être l’étape vers son dépérissement, où la dictature du prolétariat aurait dû être l’étape vers la délibération commune. Cet oxymore a (évidemment) connu deux échecs symétriques, celui de la social-démocratie et celui du stalinisme. Échecs dont nous payons depuis quarante ans les retombées négatives dans la grande difficulté qu’ont nos organisations, biberonnées à la transition, à trouver la dynamique de la lutte de classes. Cette dynamique, c’est celle de l’aujourd’hui, et donc de l’action révolutionnaire.

Aujourd’hui n’est pas une transition entre hier et demain. Hier et demain n’existent pas. Aujourd’hui est le seul temps dont nous disposons. Ce n’est pas un moment, celui du funeste « tempus fugit » qui vient d’être repeint à neuf sur le clocher de mon village. C’est le temps plein de l’action de métamorphose de la réalité. C’est quoi concrètement ? Mais c’est tout ce dont je viens de parler dans cet entretien. Actualiser le conquis de l’avance en salaire pour mettre en sécurité sociale les productions, actualiser le conquis du salaire à la qualification personnelle pour enrichir la citoyenneté du pouvoir sur le travail et intégrer les racisés dans cette citoyenneté commune, actualiser ces deux conquis pour opérer la bifurcation écologique, pour passer de la monnaie mortifère de l’endettement d’investissement et du salaire de la subordination à la monnaie libératoire de l’avance en salaire comme droit politique de toute personne majeure. Cet aujourd’hui de l’action communiste actualisant des déjà-là reconnus, je ne peux pas le nommer mieux qu’Aragon lorsqu’il ose son formidable : Je nomme présent ta présence.


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