Tribune : Que brûle la colère
Mardi 27 juin, à Nanterre, la police abat Nahel M., un jeune homme de 17 ans.
Tout de suite, Nanterre n’a pas suffi. Les Hauts-de-Seine se sont enflammés, et l’incendie s’est étendu à la Seine-Saint-Denis, au Val-de-Marne, aux principales métropoles françaises, à l’Outre-Mer et même à la Belgique. Les flammes dévorèrent les bâtiments publics, les véhicules, les grandes enseignes de l’inflation et celles du luxe défiscalisé. Le feu parcourut les rues, les parkings, les dépôts et monta au ciel. Il rendit visible. Il éclaira ce qu’une partie de la France refuse de voir et ce qu’une autre ignore. La mort de Nahel a été, après celles de tant de jeunes anonymisés, l’étincelle enflammant un brasier de colère.
Cette colère est celle de ceux que l’on nomme, par la bouche du Ministre de l’intérieur, ou des syndicats de Police – existe-t-il encore une différence entre les deux ? –, « des hordes sauvages », « des délinquants », « des nuisibles ». Ceux qui n’ont pas d’identité. Ils sont des « habitants des quartiers » et « des banlieues chaudes ». Ils sont d’une autre humanité, de celle qui pour Carole Delga ou Anne Hidalgo se définit d’abord par son appartenance étrangère. Ils sont éternellement immigrés. Ils ne sont pas de Paris ou de Marseille, de Lyon ou de Nantes, ils sont de la banlieue, des quartiers, de ces tiers espaces ségrégués qu’on ne saurait rattacher aux espaces gentrifiés des centres blancs et bourgeois. Ils sont à part. Mis à part. Depuis les bidonvilles de Nanterre, Noisy-le-Grand et Massy, dans les années soixante, en passant par les SONACOTRA, jusqu’aux HLM, on confina ces populations hors des centres-villes. On se méfiait alors de leur appartenance africaine et maghrébine, des risques d’infiltration du FLN, ou de leurs mœurs étrangères. Le contrat social qui s’établit, entre la République et eux était avant tout racial. Il tenait sa source dans l’ordre colonial imposé dans l’empire. Sujets et non citoyens, rattachés au code de l’indigénat et non au code civil, ces populations n’eurent jamais le droit à l’égalité. Ce qui les définissait, profondément, au regard de la République française, c’était leur infériorité.
Dans la parole et dans le geste des policiers contrôlant Nahel, s’exprimait plus que deux individualités, mais un sujet collectif profondément traversé et structuré par cet héritage. La police nationale, dont nous devons l’existence au régime de Vichy, est une institution raciste. Structurellement raciste. Cela ne signifie pas que chaque policier le soit, mais que sa pratique soit socialisée par des aprioris qui eux le sont. Devenir policier, c’est obéir à un protocole qui, une fois incorporé, produit un habitus raciste conduisant à contrôler prioritairement des noirs et arabes, à agir avec brutalité face à ceux que l’on pense brutaux par nature. L’ordre policier emprunte à l’ordre colonial. Il vise à considérer les racisés comme des suspects potentiels qu’il faudrait « mettre hors d’état de nuire ». Pour cela, il est nécessaire de les séparer du reste de la société, sans quoi, dans la mentalité policière emprunte d’un hygiénisme propre au XIXe siècle, les racisés risquent de contaminer le reste du corps social. C’est la fonction de justice carcérale. Et lorsque la justice n’est plus carcérale, par surpopulation ou par refus de céder à des interpellations abusives, la police manifeste et dénonce. La mollesse des juges, leur laxisme, leur complicité gauchiste et leur refus de mettre un terme à la « chienlit », celle-là même que les syndicats de police dénoncent, aux côtés de Darmanin, Estrosi, Bardella, et de toute une partie de la gauche, dont Olivier Faure, Yannick Jadot et Fabien Roussel.
La police n’est pas violente. La violence est police. Cet affect, celui du désir de puissance physique librement exprimé dans la brutalité et la domination, anime la police. Elle en jouit. C’est d’ailleurs ce qui motive son recrutement : réprimer, faire appliquer l’ordre, obéir et se faire obéir. La police est donc intrinsèquement muée par un désir de violence, autant celle exprimée, que provoquée. Violence des symboles (uniforme, armes, cagoule, tatouages), des mots (tutoiement, insultes, ordres aboyés), des pratiques (coups, clés, étranglements, tirs). Parce que la violence est police, penser réformer celle-ci est soit malhonnête, soit stupide. On n’encadre ou on ne réforme pas la violence. On la supprime en lui ôtant les moyens de sa réalisation. On lui rend impossible tout monopole, toute légalité et toute légitimité à être. Pour que la police ne soit plus violente, la police ne doit plus être.
La gauche doit donc clairement se positionner sur ce sujet. Il existe une ligne de démarcation très nette dans l’interprétation des événements qui ont lieu depuis trois jours : soit on considère qu’il existe des émeutes violentes injustifiées et condamnables et dont le débouché repose sur une condamnation par la justice des policiers mis en cause et une réforme de l’institution policière ; soit on considère que ces émeutes n’en sont pas, mais qu’elles sont des révoltes exprimant le rejet d’une situation insupportable et inique et que le débouché ne peut exister que dans la reconnaissance de l’inégalité profonde imposée aux populations racisées, dans la dissolution de la BAC, des BRAV et des principaux dispositifs répressifs (loi de 2017 sur les tirs préventifs, armes létales, politique du contrôle au faciès…) avant une refonte totale de l’institution policière. De part et d’autre de cette ligne aux allures de barricades, retrouve-t-on d’un côté Fabien Roussel, François Ruffin et Marine Tondelier et de l’autre Jean-Luc Mélenchon. A l’heure où nous écrivons ces lignes, Olivier Faure, est silencieux depuis le 29 juin, probablement pris dans ses propres contradictions entre sa participation à la manifestation de défense de la police et son vote en faveur de la loi de 2017.
De notre côté, nous considérons que les prétendues violences dont se repaissent les plateaux de télévision n’en sont pas. Il n’est aucune comparaison possible entre des dégâts matériels et la structuration d’une société sur un ordre racial et inégalitaire. Aucune flamme de dépôt incendié ne pourra brûler à la hauteur de la colère animant des générations de racisés ayant été tenus pour des sous êtres humains.
Il est du devoir de la gauche, et de toutes celles et ceux qui s’en revendiquent, sans fausse conscience, sans racisme sous oripeaux souverainistes, de se tenir aux côtés de tous les Nahel de France qui brûlent de l’oubli qu’il leur a été fait, de ce qu’ils sont et de ce qu’ils vivent. Il est du devoir de la CGT et de tous les syndicats de gauche, de la France insoumise et de tous les partis de gauche, de peser de leur poids pour soutenir politiquement, économiquement, humainement et juridiquement la révolte qui gronde. Il est de leur devoir de comprendre que les mouvements sociaux qui se succèdent et qui tous se confrontent à la brutalisation fascisante de la bourgeoisie et de son Etat en crise, attendent un débouché politique : dans la rue, dans l’entreprise et dans les urnes. On ne dissout pas la colère.
Alors, nous le disons : que la colère brûle, que les larmes ne servent plus de prétexte à éteindre le feu d’injustice qui dévore les cœurs mais que les responsables politiques s’élèvent à la hauteur de l’Histoire en construisant les moyens de l’écrire.