Dé-BAC-le
Bac Nord est un film incontestablement soigné. La réalisation est intense, l’écriture crédible, et le jeu d’acteur plutôt convaincant. Sur le plan formel, c’est un film réussi que le large succès rencontré en salles confirme. Le spectateur découvre Marseille, sa violence et ses injustices à travers le regard de trois hommes de la bac Nord. Sorte de héros maudits au sein d’un univers vicié : les quartiers, zoos urbains où des fauves déchaînés imposent leur jungle et leurs règles ; un commissariat pourri, à la hiérarchie comptable et lâche ; le monde politique actionnant les leviers selon les impératifs médiatiques ; l’IGPN, monstre froid et procédurier. Les mousquetaires en uniforme, eux, essaient de survivre et de faire survivre une certaine idée de la justice : l’application de la loi, malgré les détours qu’il faut parfois accomplir pour la faire momentanément triompher. Tout cela est beau. Comment ne pas être traversé par un sentiment de colère devant l’humiliation que ces hommes subissent face à la brutalité de ces jeunes affranchis de toutes règles et valeurs autre que celle de l’argent ? Comment ne pas être bouleversé lorsque, après avoir risqués leur vie, ces simples fonctionnaires sont broyés par la machine juridique ? Comment ne pas être soulagé, enfin, lorsqu’ils obtiennent après maints tourments et abandons leur liberté à défaut de recouvrer leur honneur bafoué ?
Oui, formellement, ce film est réussi. Tant et si bien que le spectateur ne peut, avec Eric Zemmour et Marine Le Pen, qu’applaudir des deux mains à la gloire de cette police gardienne d’un ordre vandalisé.
Seulement, tout est faux.
Retour en arrière. Cannes, 13 juillet, Fiachra Gibbons, journaliste irlandais travaillant pour le compte de l’AFP interpelle en conférence de presse l’équipe du film. S’il reconnaît que le film est « très fort », il remarque que celui-ci est tourné de telle sorte qu’il incite à « voter Le Pen » alors que nous sommes dans une année d’élection. Soulevant le rire méprisant de Gilles Lelouche, Fiachra Gibbons poursuit : « Peut-être que c’est une blague pour vous. Moi, je viens d’une cité en Irlande. C’est une vue qu’on a toujours dans les médias français, dans la presse française, que ce sont des zones qu’on ne peut pas passer, des zones hors-civilisation, des zones où il faut réimposer les lois françaises. Le film est super mais quand même il y a un problème là. J’étais gêné, vraiment gêné, et je n’étais pas le seul. ». La porte est ouverte, engouffrons-nous.
La violence est la matrice du film. Elle est omniprésente, tant à travers le comportement des policiers (baffes, insultes, coups, interpellations brutales, menaces…) que du côté des jeunes de quartiers ; mais elle est aussi un rythme interne au film : accélération des véhicules, musiques tonitruantes, changement de plans. Un regard superficiel pourrait y voir un équilibre : violence policière versus violence délinquante. Seulement, la première est dépeinte comme légitime et nécessaire, en tant que contrainte physique rendue obligatoire dans un contexte d’hostilité extrême aux forces de l’ordre tandis que la seconde apparaît bestiale, inique, génétique même. En effet, il n’existe qu’un prototype du jeune de quartier durant tout le film, une sorte d’idéal-type construit par Cédric Jimenez : un noir, ou un arabe, masculin, cagoulé, dénué de visage et donc d’identité, parlant un français saccadé et peuplé uniquement d’insultes, portant arme au poing, réalisant des rodéos urbains. Ici, l’humanité de ces habitants de quartier est niée. Ils sont ce qu’est leur environnement : chaotique. Partout, des déchets, du mobilier urbain dégradé, des immeubles tagués et saccagés. L’homme de quartier, l’homo quartiertus, est une espèce à part. A aucun moment, il n’est possible pour le spectateur de s’identifier à lui, de se sentir, dans son humanité, atteint par sa situation. Si Les Misérables de Ladj Ly avait brillamment réussi à rétablir la balance entre misère sociale et responsabilité politique, dans un drame humain où policiers et habitants des quartiers sont victimes, Bac Nord marque lui la rupture. L’homo quartiertus est enfermé dans un cliché qui le rend inatteignable et le film ne fait que renforcer cette distance entre ceux qui en sont extérieurs – ici, des hommes blancs – et ceux qui en sont membres : des noirs et des arabes. Comment ne pas déceler derrière un présupposé raciste essentialisant ces populations sous des traits méprisants et les excluant de la civilisation – cette civilisation judéo-chrétienne chère à une certaine France. Ici, Cédric Jimenez a une responsabilité majeure, non pas tant en cette année d’élection, qu’à une époque où les tensions sociales – résultantes d’une contraction économique extrême – sont à vif, et constamment stimulées par un discours médiatique complaisant. Ainsi, le débat de BFM-TV intitulait-il sa première partie : la France est-elle en danger ? Zemmour pouvait alors laisser s’exprimer sa logorrhée contre l’immigration, l’Islam, les musulmans et tous ceux dont le prénom, la religion ou la culture ne s’assimilait pas à celle présupposée de la France.
Ce film, en tant qu’objet de culture, doit, pour ne pas être nocif et un renfort au discours d’extrême-droite, nous servir de matière pour autopsier la vision qu’il porte. Il faut arracher la toile du spectacle cinématographie pour aller voir derrière ce qui s’y trouve. Pour se faire, nous construirons notre contre-discours analytique par un dialogue fictif avec Cédric Jimenez que nous interrogerons et auquel nous prêterons des réponses servant de contre-points aux nôtres. Action !
Al au ciné : A quoi sert la police ?
Cédric Jimenez : Elle sert à défendre la société contre elle-même, contre sa propre violence et ses crimes. Elle est un rempart à la délinquance et un moyen essentiel pour protéger les citoyens qui ne demandent qu’à travailler et exercer librement leurs droits.
Positions : Le rôle de la police est d’encadrer et réguler la misère et non de l’enrayer ou de l’abolir. La police a intrinsèquement une fonction conservatrice : maintenir les rapports sociaux en l’état en assurant qu’un certain ordre soit protégé. Croit-on un instant que la lutte épisodique contre les stupéfiants vise sérieusement à mettre fin au trafic de drogue ? Non, il s’agit de rappeler aux pauvres que le seul moyen autorisé de gagner sa vie passe par l’exploitation salariale en usine ou auto entrepreneuriale chez Uber. La police veille à ce que cela ne soit pas oublié par la pression disciplinaire qu’elle exerce dans les quartiers.
Al au ciné : Au fond, qu’est véritablement un policier ?
Cédric Jimenez : Je n’aurais pas la prétention de dire ce qu’est un policier. J’ai cherché à en faire parler trois. Trois hommes broyés par la machine. C’est eux que j’ai cherché à comprendre. Ce sont des individus comme vous et moi, faits d’ombre et de lumière. Des types qui veulent juste faire leur métier, le plus correctement possible, et à qui on ne donne pas les moyens et qui se retrouvent livrés à eux-mêmes dans des zones abandonnées de la République. Alors, ils essaient de s’en sortir autrement, flirtant avec la ligne et parfois, la franchissant complètement…
Positions : Nous acceptons d’endosser la prétention à définir ce qu’est un policier. Il nous semble qu’on ne peut pas prétendre parler d’hommes, sans s’intéresser à l’Homme. Le profil type du policier est le suivant : un homme blanc, d’origine populaire, issu du monde rural ou d’une petite ou moyenne ville de province, adhérent aux idées du Rassemblement National (pour 60 %). Il appartient à un corps en souffrance sociale, représentant la 2e profession la plus endeuillée par le suicide. La cause tenant, selon leur hiérarchie et syndicats, à de mauvaises conditions de travail. Une telle explication paraît bien légère. Un policier supporte-t-il des conditions de travail plus délétères qu’un salarié d’un centre d’appel, qu’un ouvrier à la chaîne, qu’un équiper chez Mac Do ou qu’un livreur chez Deliveroo ? Le suicide policier semble témoigner davantage de la fonction occupée qui est intrinsèquement insupportable. La violence qu’exerce le policier quotidiennement ne lui est jamais bénéficiaire – au-delà de la satisfaction psychologique de sa domination physique relative – ; elle est donc gratuite. Les contrôles d’identité, les rackets, les harcèlements de migrants, que l’on voit à plusieurs reprises dans le film, se font toujours pour répondre à un ordre – tenant en partie à la politique du chiffre. Ordre qu’il s’agit d’appliquer et défendre, même contre soi-même ; ordre qui produit mépris et détestation sociale et qui, in fine, au bout de la chaîne et de la corde, se retourne contre le policier lui-même qui finit par se percevoir tel qu’il est à travers le regard de ceux qu’ils briment et humilient : détestable. C’est cette détestation en miroir : celle que le policier produit et celle qui lui est renvoyée, qui conduit tant de ses membres au suicide. Parce qu’il n’y a rien d’aimable dans le fait de brutaliser des populations subissant une ségrégation géographique, un mépris symbolique et une exploitation sociale, les policiers, pour supporter un tel quotidien, ont nécessairement besoin d’adhérer à une vision du monde excluant ces hommes et ces femmes de l’humanité. Des fauves. Des bicots. Des nègres. Mais surtout par des êtres humains. Pas comme eux. Pas de leur camp. Seulement, quand le discours se brise, que la distance entre le « eux » et le « nous » paraît illusoire, vaine, continuer à exercer cette violence devient insupportable et finit par se retourner contre celui qui l’exerce. La mort semble alors la seule échappatoire possible. C’est autant la mort d’un individu, que celle d’une illusion, et du corps chargé d’en maintenir l’ordre et le règne.
Le policier du quotidien est donc un être frustré par le rejet de la population, par la médiocre considération de ses supérieurs, et par le fait de n’être qu’un jouet entre les mains de sa hiérarchie. Hochet sécuritaire secoué à la face de la révolte sociale, le policier est un être dépossédé. Et pire, il a signé pour cette dépossession et enfile chaque jour son uniforme. Il ne reprend possession de lui-même qu’au moment de pointer le canon de son arme contre lui, ou lorsqu’il démissionne. Cette frustration qui conduit à une détestation de soi ne peut se supporter que dans un retournement vers l’autre, qui n’est pas soi et qui doit devenir plus détestable encore : c’est la porte d’entrée des idées d’extrême-droite. C’est le lit du fascisme et du racisme dans lequel la police vient se coucher.
Al au ciné : Tout le monde déteste-t-il la police ?
Cédric Jimenez : Je ne crois pas un instant que les gens détestent la police. Moi-même qui ai grandi à Marseille, j’avais quelques problèmes avec la police. Il peut y avoir une forme d’hostilité dans certaines zones où les relations avec la police sont conflictuelles. Parce que la police apparaît comme le redresseur de torts. Mais on a bien vu, lors des attentats de Charly Hebdo, qu’il y avait une véritable affection, une gratitude même, au sein de la population pour ces hommes et ces femmes qui risquent chaque jour leur vie pour la sécurité de tous. Et je ne suis pas pro-flic, je ne vote pas à droite. D’ailleurs, Renaud lui-même n’a-t-il pas écrit une chanson hommage : Embrasse un flic ?
Positions : Pour bien saisir ce qui se joue dans la relation entre la population et la police, il faut remonter à ses fondements. Aux origines de la police, nous retrouvons deux choses : le contrôle des corps[1] (les déplacements, les tenues, les origines ethniques) et des esprits (les contestations syndicales, ouvrières, raciales, anarchistes, féministes…). La police est donc intrinsèquement un organe d’aliénation du corps social et de sa volonté à penser et agir librement. La police est une captation de, et un rempart à la vie. Il n’y a donc de vie possible qu’hors de son contrôle ; la reconquête de soi, de son corps et de son esprit n’est envisageable qu’au prix de cette lutte. Or, c’est dans cet espace mental et matériel d’arrachement à son emprise que sa brutalité s’exprime et qui fait naître, en retour, un sentiment de colère.
L’amour, ou tout le moins, le respect de la police considérée comme nécessaire et utile, traduit d’une position sociale et d’une expérience privilégiée : celle de n’avoir jamais eu affaire à elle. On ne s’étonnera donc pas de voir se pâmer et s’égosiller de ses mérites des Eric Zemmour, Marine Le Pen et autres éditorialistes de plateaux. Qui du manifestant retraité, syndiqué, migrant, gilet jaune, antiraciste, féministe, écologiste, qui a un jour croisé la police, pourrait en dire de même ? Celui qui a connu la brutalité gratuite et inique des contrôles abusifs, les gazages massifs, les cortèges scindés, les interpellations sans fondements, les tirs de LBD, les insultes et coups, ne peut porter un tel discours parce que toute son expérience lui démontre le contraire. Ainsi, prétendre vouloir défendre, aimer et respecter la police – telle cette classe politique et médiatique défilant à ses côtés – traduit d’une position et d’une expérience sociale favorisée : celle d’être toujours du bon côté du bâton – quoi que récemment, certains médias aient vu leurs pigistes et journalistes de terrain être brocardés par ce vénérable corps sécuritaire. Mais heureusement, les éditorialistes et présentateurs vedettes en étaient préservés. Chez Chalençon, il n’est d’autres gaz que ceux de la digestion.
Al au ciné : La fin du film figure-t-elle le désespoir définitif de ces policiers en particulier, et de la police en général, à perdurer dans cette fonction ?
Cédric Jimenez : A la fin de mon film, j’ai effectivement cherché à rendre le désespoir qui s’empare de ces hommes qui une fois libérés, sont révoqués de la police et de la BAC qui représentait toute leur vie. Mais d’un certain côté, et j’ai cherché à l’exprimer à travers le choix de la musique [Ndlr : Le pénitencier tiré de House of the rising sun du groupe Animals], il y a une forme de sortie par le haut pour ces hommes. L’un d’entre eux décide après son passage en prison de se reconvertir en infirmier pénitentiaire pour venir en aide aux détenus. La prison fait aussi office de prise de conscience. S’il y a un dégoût à ce qu’ils ont dû subir à cause d’elle, il y a la volonté de rebondir et de poursuivre un certain désir de service public, d’entraide.
Positions : La clé de l’échec d’un monde à faire société et à se penser en tant que tel se révèle à nous quand les trois protagonistes se retrouvent relégués exactement là où leurs actions quotidiennes conduisent d’autres hommes et femmes : en prison. Dans cet espace hors de l’espace. La prison est un espace de relégation et d’exclusion sensé punir et réguler les sursauts criminels de la société. En vérité, la prison tue, criminalise et déshumanise tous les individus qui passent entre ses griffes. Aucune réinsertion véritable n’est possible à travers elle. On en sort brisé, non pas comme ces martyrs dont le film nous dit combien l’injustice qu’ils ont subi les a impactée, mais brisé par ce que l’on a dû vivre : dans 9m2, avec des chiottes couvertes de merde, des murs rongés d’humidité, des draps puants, des cris permanents. Il n’y a plus aucune place pour l’humanité en de tels lieux. S’étonnera-t-on, alors, de retrouver dehors des individus « libérés » qui ne savent plus agir autrement qu’à travers un univers de violence ? Tandis que la police continue à les poursuivre pour les ramener là où tout a commencé, ou empiré. Une police incapable d’interroger les causes de la misère, mais uniquement chargée d’en maintenir l’existence. Et l’ordre. Sans le savoir, Cédric Jimenez porte là le coup fatal et définitif à un monde qu’il valorise : celui de la violence institutionnelle, viriliste, masculine, policière et carcérale. Ce monde est mort et condamne ceux qui le défendent à un destin funeste. C’est dans la révolte contre ce monde et son ordre, contre ses forces de l’ordre, qu’il faudra bâtir pour l’humanité des Jours heureux.
Ainsi, il n’y a de possibilité de sortir de ce dilemme, de dépasser la police, qu’en la supprimant. Parce que ce corps est intrinsèquement nocif et inutile au plus grand nombre, il faut le dissoudre et projeter sur le monde auquel on aspire une tout autre vision de la pacification de la vie en société. Mais celle-ci ne pourra aucunement se faire au sein d’une société capitaliste qui a érigé la violence en système (économique, raciale, sexiste). Aucune réforme n’est à attendre, car cela consisterait à croire que l’on peut soigner un corps malade. Il faut l’abattre. Et reconstruire ensuite, sur son cadavre, une société à la hauteur de nos espérances.
« Résoudre le problème de la police, c’est […] d’abord et surtout faire exister les liens et les mondes au sein desquels elle n’aura plus jamais sa place.[2] ».
[1] Rappelons que la police américaine est créée au XVIIIe à partir des slave patrols – milices chargées de surveiller et réprimer la population noire, notamment en cas de fuite d’esclaves – et des vigilance committees – des milices armées veillant à protéger la propriété privée, la race blanche et la famille. La Police Nationale française est, quant à elle, une création du régime de Vichy.
[2] Nous empruntons une partie de nos réflexions à l’excellent ouvrage collectif Défaire la police, et la citation au collectif Matsuda, p. 30.