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Une vie de technicien dans l’archéologie préventive
Ça fait une douzaine d’années que j’écume le milieu de l’archéologie préventive. De façon anecdotique, je dirais que je me suis retrouvé dans ce milieu parce que j’ai vu de la lumière et que je suis rentré. Au départ, j’ai suivi une formation professionnelle industrielle, un CAP et un bac pro. C’était il y a 20 ans.
Par Collectif Publié in #CHRONIQUES DE L'EXPLOITATION le 14 juillet 2025 16 min de lecture
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Une vie de technicien dans l’archéologie préventive

Ça fait une douzaine d’années que j’écume le milieu de l’archéologie préventive. L’archéologie préventive, c’est celle qui est liée à l’aménagement du territoire et qui est assez décorrélée de la recherche académique. L’archéologie préventive, c’est beaucoup de terrain, été comme hiver, et un travail manuel exigeant, dur, passionnant. C’est aussi, pour une personne formée à l’archéologie, ses plus grandes chances de trouver un emploi un jour dans le secteur. Des emplois pour la plupart en CDD, calqués sur un chantier en particulier.

De façon anecdotique, je dirais que je me suis retrouvé dans ce milieu parce que j’ai vu de la lumière et que je suis rentré. Au départ, j’ai suivi une formation professionnelle industrielle, un CAP et un bac pro. C’était il y a 20 ans. Après des études d’histoire de l’art, puis d’archéologie, j’ai travaillé quelques années sur le terrain en tant que technicien – un peu dans le public, un peu dans le privé. Il y a quelques temps, j’ai soutenu une thèse de doctorat en archéologie grâce à une sorte d’alternance en entreprise. C’est un dispositif qui permet à des gens dans mon genre, plutôt expérimentés mais peu scolaires, d’être recrutés de façon plus classique, sur CV plutôt que sur concours. Ça permet aussi aux entreprises d’employer des gens à peu de frais (environ 40 % du salaire est pris en charge par une agence d’État, ainsi que les frais associés), en échange d’un temps important de recherche sur lequel elles n’ont pas forcément prise. Les crédits d’impôts c’est très critiquable, mais l’archéologie, même privatisée, produit de la recherche et des résultats, emploie des gens qui sans elle ne seraient pas employés par le secteur Public (j’en ai fait l’expérience) volontairement bridé par l’État, et donc c’est un mal pour un bien. D’autres secteurs bien plus suspects touchent des crédits astronomiques – par exemple : les banques.

Grâce à mes études de doctorat, j’ai donc pu travailler pendant cinq années dans une entreprise accueillante, avec des professionnels impliqués, souvent complètement dans le sacrifice de leur vie personnelle, compétents, et dans un environnement humain extrêmement riche. J’ai toutefois été contraint de terminer mon doctorat au chômage durant une année, sans que je n’aie pris le temps d’analyser le bien-fondé de cette situation subie. Ainsi libéré des tâches annexes, j’ai pu encaisser mon burn-out, puis m’adonner complètement à ma recherche. J’ai aussi perdu beaucoup de revenus, ai été enfermé chez moi, seul, tous les jours.

Quand je suis parti à la fin de mon dernier CDD, j’ai tenté de négocier un CDI que l’on m’a refusé. J’avais pourtant beaucoup d’atouts : davantage d’expérience que la plupart des membres de l’équipe, plus d’implication puisque j’ai aussi accompagné le développement du service pour lequel j’ai été recruté, mais en contrepartie plus d’exposition dans un contexte de débrouille et de frustration. Difficile de faire remonter des problèmes discrètement quand on est peu nombreux dans un service. Il y a des prises de bec.

Récemment, j’ai été reçu en entretien par mon ancien directeur suite à une candidature spontanée. L’entretien a duré une heure. Une heure de dévastation complète. Il faut dire que le secteur est fortement affecté par les lois de « simplification de la vie économique ». Affecté, aussi, par l’absurdité économique du fonctionnement du secteur du BTP dont nous dépendons qui a par exemple explosé avant les jeux olympiques mais qui, depuis, a perdu beaucoup de sa valeur. Et puis il y a l’arbitraire des Préfets, qui ont la possibilité, et l’utilisent, de faire annuler une fouille préventive pour accélérer le déroulement d’un projet d’aménagement. Une partie substantielle de mon ancienne entreprise est actuellement sans activité de terrain. Il n’y a, artificiellement, pas de travail facturable, même s’il y a plein de choses à faire (publier des rapports ou des articles scientifiques). L’entreprise n’a donc pas de raison de me recruter, quand bien même mon CV est intéressant.

Durant l’entretien, je défends quand même la qualité de ma candidature puisque je suis là pour ça, tout en laissant entendre que je connais bien la situation économique déplorable du secteur. J’indique que, contrairement à d’autres, ma capacité à développer des activités à l’international en autonomie me permet de participer à faire rentrer de l’argent dans l’entreprise. Je dis comment je peux faire, dans un contexte où je me vends alors que je ne vaux, en réalité, rien depuis le début de l’entretien. Il le sait, je le sais aussi. Je précise à mon interlocuteur que j’ai conscience de cela, et discute avec lui des possibilités qui s’ouvrent à moyen terme.

Depuis, Dati et Macron ont signé des accords internationaux dans le pays où se passent mes recherches, mentionnant l’entreprise en question. Il faut bien comprendre là qu’il est assez difficile d’arriver à de tels résultats sans y mettre une grande partie d’un service commercial. Moi j’étais seul. J’ai envoyé un mail, on m’a répondu « merci pour l’info ». Vraiment, mon taf ne vaut pas une rame.

Durant l’entretien, il m’explique aussi qu’il n’a pas envie de travailler avec moi. Je l’ouvre trop. Il ne dit pas à quoi il fait référence précisément, mais c’est la vérité : alors en CDD, j’ai porté la voix de certains collègues sur des questions de pollution des terres, d’adaptation des équipements de protection individuels, et j’ai alerté ma direction par mail quand plusieurs personnes de notre équipe ont commencé à présenter des signes inquiétants de burn-out (la réponse que j’ai reçue oralement était « il y a des choses qui se disent, et il y a des choses qui s’écrivent, fais attention »). Pour moi, il s’agissait simplement de régler ces problèmes. Comment peut-on partir en mission et répondre à des appels d’offres si la moitié de l’équipe est au tas ? Je me suis aussi plaint le jour où on m’a envoyé dans un colloque, à ma demande, mais que pour des raisons de mauvaise organisation de leur service logistique, je me suis retrouvé à dormir avec ma supérieure hiérarchique dans deux lits collés ensemble dans une chambre minuscule, ce qui est illégal et qu’on a tous les deux très mal vécu. Le directeur s’en est excusé a posteriori, mais c’est vraiment symptomatique. J’ai parlé précisément parce que quoi qu’en CDD, j’étais ancien dans mon poste, expérimenté, et je pensais qu’on m’écouterait pour ça. Mais face à l’inertie d’une entreprise, face à l’absence totale de volonté de la hiérarchie intermédiaire de mon service de faire remonter quoi que ce soit, j’ai parfois dû m’expliquer directement avec le directeur. Je l’ignorais alors, mais il n’a rien digéré de tout ça.

Le jour de mon départ, il y a un an, il m’a promis que quand j’aurai terminé mon doctorat, je pourrai revenir en CDI. À presque 40 ans, je suis en colocation, mon loyer représente plus de 50% de mon revenu, et la seule fois de ma vie où j’ai choisi de déménager, c’est quand je suis parti de chez ma mère, il y a presque 20 ans. Le reste je l’ai subi. J’ai financé mes études en posant du placo au black, en fondant de l’aluminium, ou encore en remplaçant Karim dans une usine pharmaceutique, suicidé dans les vestiaires la semaine précédente (j’ai souvent une pensée pour lui que je n’ai jamais connu). Je ne dis pas que je mérite quoi que ce soit, mais j’ai besoin d’un CDI pour avoir de l’espace dans la vie. Pour construire quelque chose à moi. J’ai besoin de travailler et j’ai besoin de stabilité. J’ai aussi besoin de faire mon métier.

Pourtant, durant une heure d’entretien, je suis attaqué sur qui je suis. Je demande un travail, mais on refuse de me faire ce « cadeau » si précieux. Bien au contraire, je suis puni, personnellement. Ad hominem. Je ne peux rien dire. Il n’existe pas tant d’opérateurs d’archéologie qui ont du travail en ce moment. Ni en France, ni à l’étranger. En gros je dépends de lui. Il déroule son pouvoir juste parce qu’il l’a encore, même dans la tempête de l’absence d’activité pour son service. Je connais bien les rouages de ce qu’il me reproche. Épuisé, stressé, en situation d’échec personnel ou professionnel du fait du retard de ma recherche, frustré, en vérité je n’ai pas toujours trouvé les formulations les plus diplomatiques pour exposer, il y a quelques années, les problèmes de travail. Mais je ne monte jamais le ton. Je dis les choses simplement, factuellement. Lui, en revanche, il a le luxe de la vengeance, le droit de dire ce qu’il veut, et même le droit de faire des erreurs. Aucune soumission ne me protégera. C’est terminé pour moi. Je peux avoir tous les diplômes, je peux avoir démontré sur le terrain que je suis compétent (je ne suis ni le meilleur, ni le moins bon), je peux même être soutenu par la majorité de mes collègues, qui apprécient de travailler avec moi en équipe. Il ne s’agit pas de ça. Je suis impuissant. Je ne pèse rien. Je ne vaux plus rien que d’être attaqué, et mon entretien d’embauche, ma seule chance de revenir et de travailler avec mes coéquipiers sur des choses que je connais, ne parle même pas de mon travail, mais de moi.

L’archéologie préventive c’est un peu un laboratoire idéal du monde du travail pour un patron : salaires au plancher, travailleurs éduqués, disciplinés et impuissants, pas d’intempéries qui ralentissent les équipes. D’abord pratiquée par une association en 1973 dépendante de l’État, l’archéologie de sauvetage a connu un développement chaotique mais qui répondait à une demande populaire. Sans solution pour trouver suffisamment de travailleurs, le secteur s’est tourné vers les acteurs de la réinsertion professionnelle. Les lignes à grande vitesse et les autoroutes des années 1980 ont été tracées à la pioche, par des femmes et des hommes au passé parfois désocialisé, sous la pluie et le soleil pour un SMIG, puis à peine plus d’un SMIC, côte-à-côte avec des profils académiques sidérés par l’ampleur de leur tâche. C’est tout ce beau monde qui a créé quelque chose de grandiose en quelques années. Attaquée de toutes parts pour ses infractions permanentes au droit du travail et sa position instable dans la chaîne opératoire du développement du territoire, cette archéologie de sauvetage, réactive, a été inscrite en 2001 dans la loi parmi les expertises nécessaires préalablement à l’aménagement (elle devient préventive). Un institut public est créé, intégrant désormais mieux le droit du travail et ayant un quasi-monopole sur le secteur (il existe aussi des services territoriaux). Insatisfaisant pour les aménageurs qui veulent jouer sur la concurrence pour faire baisser les prix. Le secteur est forcé de s’ouvrir à la concurrence privée en 2003 par une nouvelle loi. Le nombre d’opérateurs atteint près de la centaine en quelques années, publics et privés compris. J’arrive là, au début du « boom » du privé.

Depuis, nombre d’opérateurs ont coulé, alimentant toujours plus un chômage endémique dans l’archéologie. En France, il y a peut-être entre 4000 et 6000 archéologues du préventif. Une partie substantielle est en CDD. Tout le monde se suspecte de faire du dumping sur les réponses à appels d’offres. Moi, je n’en sais rien. C’est sans doute vrai. C’est sans doute à une échelle insoupçonnée. Ce que je vois moi, c’est que mon salaire est misérable (peu d’archéologues atteignent les 2000 euros nets mensuels ; ils gagnent donc moins bien leur vie que les chauffeurs de pelles mécaniques âgés de 20 ans qui les accompagnent sur les chantiers). Ce que je vois, c’est que je dois faire en bien moins de temps aujourd’hui ce que je faisais il y a à peine dix ans. Ce que je vois, c’est que parfois on ne peut plus faire mieux, faute de moyens. Le travail est méprisé. On en est souvent rendus à purger des sites. Les corps s’abîment très vite. Le secteur ne semble pas se remettre en question. L’Institut public attaque impitoyablement les opérateurs privés (qui se défendent, voire attaquent aussi impitoyablement), mais pour les employés de terrain, c’est un coup de poignard dans le cœur ; aucun projet de nationalisation n’est malheureusement en vue. En attaquant, on ne fait que dégrader un peu plus les conditions de travail. On culpabilise les individus. Parfois on les blacklist. Je ne vois plus d’alternative souhaitable autre qu’une nationalisation complète du secteur. Il faut urgemment arrêter ce massacre d’une discipline patrimoniale et scientifique complète.

Il a fallu du monde pour anéantir tout un secteur de l’économie des études d’impact préalables à des travaux. Nous ne sommes pas les seuls. Par contre, nous sommes les plus massifs. Quelques écologues, dans la même misère, suffisent à détecter la présence de telle grenouille ou tel oiseau nicheur, produisent des rapports qui leur prennent six mois de travail avant de constater que les travaux ont débuté, et qu’il n’y a déjà plus d’oiseaux ni de grenouilles. Nous, quand on vient, on est parfois trente, et cela dure parfois des mois, voire des années dans quelques rares cas (le canal Seine-Nord-Europe, par exemple). On est visibles ; on est même exposés. On nous attaque sans répit. On vient nous donner des consignes absurdes de déplacer des tas de terre d’un endroit à l’autre, sans paiement supplémentaire, accompagné du Préfet pour appuyer ces décisions arbitraires.

Durant mon entretien d’embauche, j’ai conscience de tout ça. Je sais que je ne vaux rien sur le marché du travail. Il y a tellement de chômage et la branche est tellement attaquée que je prendrais même le taf au SMIC. Mais c’est encore trop. On peut encore s’offrir de me piétiner sans effort, c’est gratuit. Et on le fait presque par réflexe. Ce qu’on me crache à la tronche, c’est vraiment de l’excrétât de direction. Ça me dégoûte. Je ne sais pas vraiment comment me positionner par rapport à tout ça : non, je ne suis pas le plus exceptionnel dans un milieu scientifique très (trop) compétitif. Très mal dégrossi au lycée industriel, j’ai dû travailler pour me mettre au niveau, professionnellement, mais aussi personnellement, dans mon adaptation à des collègues éduqués ; je me suis politisé, j’ai milité dans le travail, même si je n’étais pas syndiqué. Mais surtout je crois que je suis parti trop tard, et de trop loin.

Aujourd’hui, je me retourne sur ma carrière et je constate que pour obtenir ce que des personnes de moins de trente ans ayant un parcours plus classique, études générales, fac, master à 22 ans, ont obtenu (un CDI en archéologie voire un poste universitaire), je devrai attendre encore. Ce matin je me disais que si un jour j’ai un jardin, je ne pourrais sans doute pas voir grandir les arbres que j’y aurais planté. La précarité m’a pris mon envie d’avoir des enfants. Elle m’a pris la possibilité de me loger dignement. En fait, la précarité est tout mon rapport au travail.

Nous appelons toutes celles et tous ceux qui souhaiteraient témoigner de leur expérience au travail à nous écrire à cette adresse : contact@positions-revue.fr (envoyer le fichier en .doc).


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